Le Festival d'Automne et la Maison de la Culture du Japon à Paris ont accueilli la pièce de Kurô Tanino, Avidya, créée à Tokyo en août 2015. Un spectacle singulier, dont le naturalisme paradoxal, empreint d'une étrange ironie, semble développer un propos partagé, entre cynisme et désespoir.

 

Le Japon est un pays volcanique où jaillissent des sources chaudes. Pour une part, la culture villageoise s'est développée autour de ces sources, en bâtissant tout autour des « onsens », des bains publics. Deux marionnettistes, le père et le fils, arrivent de Tokyo dans ce pays perdu, mystérieusement convoqués par une lettre sans signature, pour donner une représentation à « l'Auberge de l'obscurité ». Le père est un nain minuscule, la morphologie d'un enfant de six ans. Cette auberge est sur la scène. On apprendra que les propriétaires ont disparu. Il ne reste que quatre clients : un aveugle, une vieille, une geisha et son élève. Et un « sansuke », un garçon de bain, en l'occurrence une brute un peu retardée mais docile et inscrite dans sa fonction

 

 

S'apercevant que personne ne les attend, les deux marionnettistes, désappointés, décident de rentrer à Tokyo. Mais il n'y a plus de car avant le lendemain. Bientôt les travaux du « Shinkansen », le TGV japonais, à force de tranchées horizontales et de rails rectilignes, viendront désenclaver le coin, et mettre fin au passé, qui s'est attardé là. Et détruire l'Auberge de l'obscurité.

Mais pour le moment, ils doivent partager la chambre de l'aveugle, et suivre le rythme de cette maison, à savoir, principalement, prendre un bain chaud à la source, manger leurs provisions, dormir. Loin dans la soirée, après avoir honoré leurs engagements dans le village, les geishas éméchées persuadent le nain de donner son numéro de marionnette. Laquelle s'avère hideuse, et le numéro obscène et insensé. Après quoi l'élève geisha, qui craint d'être stérile et de vieillir sans enfant, termine la nuit en chevauchant le sansuke   .

De menues historiettes fleurissent le décor : par exemple, l'aveugle comprend très vite que quelque chose cloche avec le père, mais il est déchiré entre le scrupule qu'il a à devoir le « toucher » pour se rendre compte de son nanisme, et la nécessité où il est de le faire s'il veut en avoir le cœur net. Cet aveugle montre une sensibilité excessive, et finit la nuit dans la prostration, auprès de la source. La vieille tombe amoureuse du fils, et cela s'exprime par une sorte de jalousie à l'égard des geishas. Le sansuke a de drôles de réactions, presque schizophréniques, aux situations ; il est comme un symptôme du déssèchement général. Mais au matin tout le monde se retrouve à nouveau au bain, et avant de partir, le nain vient encore tourmenter la société avec sa marionnette.

À la fin du spectacle, en épilogue, un an a passé, le shinkansen est là, et la jeune geisha pouponne, avec un sourire éclairé vers un soleil ironiquement nippon, qui se lève derrière le public.

Un conservatoire naturaliste

En sortant du théâtre, on ne peut pas s'empêcher de se féliciter d'une chose : on aura vu, au moins une fois dans sa vie, une pièce du plus pur naturalisme.

Il y a longtemps qu'on ne pratique plus vraiment le naturalisme en France. André Antoine (1858-1943) l'avait fondé, pratiqué et promu, pour en finir avec une époque alors sclérosée de conventions et de cabotinages. Ses décors et ses costumes étaient réalistes jusque dans les moindres détails, et sa direction des acteurs les conduisait à adopter une diction et des gestes naturels, mettant fin aux outrances d'une déclamation excessive. Il a initié notre modernité, car cette mise en oeuvre du naturalisme l'a conduit à être le premier metteur en scène qui ne soit plus un simple technicien mais un artiste et un créateur.

Le naturalisme a engendré, plus tard, un enfant plus consistant : le réalisme. Le réalisme cherche la vérité dans le jeu, il a été promu notamment par l'Actors studio ; tandis que le naturalisme, auquel est revenu notre Kurô, cherche la vérité dans l'objet - l'objet social aliénant. Il a disparu ou presque de la scène. Peut-être parce qu'il est... ennuyeux, ou qu'il a été trop récupéré par les staliniens, ou qu'il a heureusement été dépassé de ce côté par l'expressionnisme.

 


Mais au fond, quelle nécessité poussait André Antoine ? Il y avait Zola le grand exemple, et il y avait en face le théâtre de boulevard, qui flattait la bourgeoisie, en maintenant un jeu conventionnel, uniquement divertissant. Il y avait L'Assommoir, Germinal etc., et, en Scandinavie (un Japon pour l'époque?) il y avait Ibsen, Strindberg. Il fallait peut-être montrer ce qui était (à savoir une société profondément transformée par la révolution industrielle, la formation de classes ouvrières, etc.), et qui n'avait presque pas de voix, pas tant de mots que ça, à peine des concepts.

Alors, à la racine d'une parole et d'une représentation encore inconnues, encore dans les limbes, parce qu'elle n'a pas encore trouvé l'expression de sa subjectivité, peut-être fallait-il reproduire la nature sociale objective. Montrer l'image de ce qui est, que tout le monde sait, mais dont personne ne parle. À se demander si, au fond, l'enfant légitime du naturalisme ne serait pas, aujourd'hui, le « théâtre documentaire »...

Or l'intention de Kurô Tanino est d'exprimer quelque chose du même ordre : la culture exceptionnelle et singulière du Japon disparaît, elle meurt, elle est tuée par la mondialisation. Tout le monde le sait, mais il reste à le dire. Ou plutôt : tout le monde le sait et le dire n'y change rien. L'artiste est réduit à l'impuissance ; il manque de symboles, il manque de mots, il manque de mythes. Il ne lui reste plus que les objets. À ce titre, même le nain, sur la scène de Kurô Tanino, n'est plus un homme tout à fait, mais un objet de curiosité : il ne fait guère que se montrer, à la différence des monstres du film Freaks, par exemple. C'est à l'objet que revient l'effrayante mission de dire la vérité. Mission effrayante parce qu'il n'est pas sûr que cette auberge y réussisse seulement, et qu'après l'objet, quelle bouche trouvera-t-on pour dire la vérité ?

Entre cynisme et désespoir

C'est ainsi que la scène est constitué d'un énorme cube compact, divisé en quatre parties par des cloisons diagonales, qui déterminent quatre espaces scéniques triangulaires. L'hypoténuse de ces triangles formant le quatrième mur, la scène tourne dans ce cube et montre successivement quatre espaces : l'entrée et le vestibule de la maison, la chambre de l'aveugle, le vestiaire, le bain. À l'étage, car il y a un étage, la chambre de la vieille et des geishas. On a le sentiment d'une maison de poupée dont on a ôté la façade. Rien ne manque, pas un meuble, pas un accessoire, et vous pourriez aller vous dévêtir et vous joindre aux autres dans cette eau chaude, sans avoir à chercher une serviette, car tout est là.

 

 

Le temps s'approche du temps réel. Il y a de fortes ellipses entre les scènes, mais celles-ci, naturalisme oblige, sont aussi lentes que dans la vie : on arrive, on enlève ses chaussures, on rêve, on pense à rien, on échange quelques mots, tel personnage se montre ainsi, l'autre comme ça, on mange une boule de riz, on cherche la lumière, on se tait en regardant le vide, il y a des bruits. On échange des conversations incomplètes, et on ne parle pas fort, il n'y a pas de public. Seule la voix d'une narratrice, par moment, et les écrans des surtitres, font lien.

Enfin, il y a cette marionnette hideuse, nue, pourvue d'une énorme tête et d'un braquemard, aussi grande que son manipulateur nain, et peut-être son alter ego. Elle perfore la représentation d'un pavé expressionniste jeté dans la mare, et il faut avouer qu'on ne comprend pas bien ce qu'elle vient faire là, sinon faire un pied-de-nez cynique de la part de Tokyo, à l'adresse des culs terreux. Ces personnages sympathiques, en effet, le père et le fils, semblaient arriver là pour sauver le monde ancien, en véritables héros. La missive qu'ils avaient reçues semblait le suggérer. Mais ils se dérobent. Mais ils ratent le rendez-vous. Et le spectateur devra assumer cette réalité, tant pis pour lui.


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