L’Inde du Premier ministre Narendra Modi suscite l’inquiétude chez de nombreux observateurs. Les nationalistes hindous mettent en péril la construction nationale que les pères de l’indépendance ont tenté laborieusement de promouvoir pour une cohabitation apaisée entre les diverses communautés religieuses du pays. La gauche, dont la composante communiste marxiste est la plus significative, ne semble pas être parvenue à mobiliser une population de plus d’un milliard d’individus, comme en témoigne la sévère défaite du Front des Gauche aux législatives au Bengale occidental en avril dernier.

Deux fois par semaine, la chercheuse Nathalène Reynolds nous proposera une analyse de la gauche indienne. 

Cette première chronique pose le cadre de l'actualité politique indienne : elle revient sur les problème des tensions communautaires et la logique de marché qui a largement contribué à bâtir la stature d'homme d'Etat dont le Premier ministre Narendra Modi se prévaut désormais.

 

Le 27 février 2002, des marchands des quatre saisons musulmans qui se trouvaient sur un quai de la gare de Godhra (État indien du Gujerat) cherchèrent vraisemblablement à répondre aux provocations de kar sevaks (volontaires nationalistes hindous   ) qui revenaient d’un périple dans la ville d’Ayodhya. S’en suivirent des violences de part et d’autre, auxquelles les services ferroviaires tentèrent de mettre un terme, en ordonnant au train transportant les kar sevaks de repartir, tandis que les passagers étaient appelés à regagner leur compartiment précipitamment. Un wagon où voyageaient nombre de ces volontaires prit feu   . Le Gujerat fut alors le théâtre de violences communalistes   qui auraient fait 2000 victimes (dont la majorité était de confession musulmane). Cependant, des voix nationalistes hindoues s’interrogèrent sur le caractère accidentel de la tragédie de Godhra, y décelant une conspiration musulmane. Quant à la passivité du gouvernement gujerati que dirigeait le Chief Minister (Chef de l’Etat) Narendra Modi, elle est aujourd’hui encore l’objet d’une vive polémique.

 

Au lendemain des événements évoqués ci-dessus, Modi fut, à demi-mot, déclaré persona non grata, notamment aux Etats-Unis. Au mois de février 2005, un visa d’entrée lui fut par exemple refusé   - alors qu’il envisageait de s’adresser à la communauté indienne installée sur le territoire américain. Le voici désormais célébré à travers le monde, tandis qu’il préside aux destinées de l’Inde depuis les seizièmes élections générales (7 avril-12 mai 2014). Realpolitik, l’Occident a les yeux rivés sur le marché indien et sa classe moyenne à la base encore étroite, puisqu’elle comprend, selon des estimations réalistes, non 300 millions d’individus mais plutôt 50 millions   . Les conditions de vie de cette classe moyenne suscitent néanmoins l’appétence de strates moins privilégiées. Les puissances occidentales, pour leur part, supputent des dividendes d’une croissance économique indienne - évaluée à 7%   -, laquelle, fait aussi l’objet d’analyses divergentes.

 

La statue de cire de Narendra Modi figure (depuis la fin du mois d’avril 2016) au musée Madame Tussauds de Londres parmi les grands de ce monde (tels l’Américain Barack Obama et l’Allemande Angela Merkel). Au début du mois de juin, nombre de représentants du Congrès américain ont acclamé le Premier ministre Modi qui, dans un discours, a longuement vanté, en les comparant souvent, les démocraties américaine et indienne. En outre, il s’est flatté de ce que la plus grande démocratie du monde accorde une citoyenneté égale à ses citoyens quelle que soit leur appartenance religieuse. Par ailleurs, il s’est déclaré favorable à un resserrement des liens indo-américains, tout particulièrement dans la lutte qu’il fallait, a-t-il précisé, mener à l’encontre du terrorisme. Narendra Modi a ajouté que les États-Unis constituent un « partenaire indispensable » à la consolidation de la puissance d’un pays dont la prospérité intérieure irait croissante, dessein qui - au demeurant - serait dans l’intérêt des deux nations. Le Premier ministre a notamment souligné :« A l’heure où les entreprises américaines sont à la recherche de nouvelles zones de croissance économique, de débouchés pour leurs produits, d’une main d’œuvre qualifiée […], l’Inde peut constituer un partenaire idéal »   .

 

Plusieurs membres de la Chambre des Représentants et du Sénat n’hésitèrent pas à solliciter de Modi un autographe. C’est là une douce revanche pour un homme jugé il y a peu encore infréquentable. Il est vrai que l’Inde nationaliste hindoue a choisi d’emprunter la voie menant à une véritable économie de marché. De plus, le gouvernement Modi prône sans fard le rapprochement avec l’Occident, alors que l’administration précédente avait une position bien plus timide. En effet, le Premier ministre congressiste Manmohan Singh, qui dirigea successivement deux coalitions gouvernementales - l’Alliance Unie pour le Progrès (I) et (II) (United Progressive Alliance (UPA)) – de 2004 à 2014 -, tenta de concilier l’héritage néhruvien d’une politique étrangère non-alignée à ce qu’il estimait être les exigences de l’heure. Mais la pierre d’achoppement qui provoqua le retrait, tardif (le 9 juillet 2008), du soutien que le Front des gauches octroyait au gouvernement sans y détenir de portefeuilles ministériels fut l’accord nucléaire à des fins civiles que New Delhi et Washington contractèrent le 18 juillet 2005. Alors qu’il use toujours de l’expression d’« impérialisme américain », le Front des gauches, se penchant sur la politique étrangère nationale suite à l’intronisation de Modi, est bien plus sévère, s’alarmant de ce que l’Inde admette aisément une érosion considérable de son indépendance.

Le modèle séculariste indien en péril ?

 

Les victimes des événements du Gujarat évoquées plus haut attendent vainement qu’une justice impartiale leur soit rendue, déclarant avec force que le Chief Minister du Gujarat d’alors, Narendra Modi, en fut le chef d’orchestre. Le carnage qui eu lieu le 28 février 2002 à la résidence Gulberg (Gulberg Housing Society) - aux habitants presque exclusivement musulmans – est un cas emblématique. 69 personnes trouvèrent la mort. Au demeurant, les événements du Gujarat du début de l’année 2002 marqueront à jamais la mémoire de la communauté musulmane indienne tant ils ont effrayants ; et pourtant, le sous-continent a la triste expérience de ce qu’on nomme pudiquement des incidents communalistes.


Le jour du carnage, nombre de musulmans s’étaient refugiés à Chamanpura, quartier situé dans le centre d’Ahmedabad (alors capitale du Gujarat), où se trouvait la Gulberg Housing Society, et cela pour deux raisons : Chamanpura était situé non loin du bureau d’un commissaire de police. En outre, ils avaient cru que la présence d’Ehsan Jafri, ancien parlementaire congressiste, serait un gage de sécurité, d’autant que cet homme alors âgé de 73 ans avait reçu la visite du commissaire de police, P.C. Pandey, qui lui avait annoncé l’envoi de renforts policiers. Aucune assistance ne fut dépêchée, et cela en dépit des appels à l’aide répétés de Jafri et d’hommes politiques congressistes renommés qui contactèrent, à plusieurs reprises, le directeur général de la police, le commissaire de police, le maire ainsi que d’autres personnalités qui, pour leur part, étaient membres du gouvernement gujerati. Ehsan Jafri trouva la mort dans d’atroces circonstances, alors que la localité était assaillie par une foule d’émeutiers d’environ 3000 individus. Jafri tenta un ultime appel à l’aide, téléphonant à Modi, lequel lui aurait déclaré :


« Tu es toujours vivant ? Ne t’inquiète pas, on va s'occuper de toi !»  

 

New Delhi, la capitale du pays, est désormais parsemée d’affiches vantant le rang tout particulier qu’occupe l’Inde sur la scène internationale. Sous la photographie de Modi, un message indique que « l’Inde en vient à fasciner peu à peu le monde »   . C’est là un discours qui flatte un nationalisme dont les atours sont, au demeurant, inquiétants. Sa composante hindoue est affirmée avec force, provoquant des dérives dont les formations les plus extrémistes du Sangh Parivar se félicitent.

 

En témoignent les récents événements dont le village de Bishada (district de Gautam Budh Nagar, Etat d’Uttar Pradesh) fut la scène le 28 septembre 2015. Des villageois envahirent le domicile d’une famille musulmane soupçonnée de détenir dans son frigidaire de la viande de bœuf, lynchant le père - Mohammed Akhlaq (alors âgé de 50 ans) - et blessant grièvement l’un de ses fils (âgé de 22 ans). La consommation de bœuf est interdite en Uttar Pradesh et dans bien d’autres États de l’Union indienne, car l’hindouisme vénère les vaches. L’un des dénouements de l’enquête mérite ici d’être rapporté : la viande trouvée dans le frigidaire de la famille Akhlaq fut envoyée, pour examen, au laboratoire qui conclut qu’il s’agissait de viande de bœuf et non de mouton, comme on l’avait affirmé au lendemain du drame. Les 19 meurtriers, cherchant à interrompre toute poursuite judiciaire, ont aujourd’hui beau jeu de réclamer l’inculpation de la famille Akhlaq en vertu d’un code pénal qui punit la consommation de viande de bœuf...

 

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