Hélène Borel prépare dans l’intimité de sa mémoire la mise en scène du théâtre musical d’Emmanuel Nunes, délivrant avec un orchestre la parole de l’impuissance de Le Port intérieur d’Antoine Volodine

 

Hélène vit au milieu de ses livres et de ses étagères. « C’est fou ce que l’on peut faire avec des étagères » me dit-elle en souriant. Sa maison est à l’écart du temps et de l’agitation. Elle ne cherche pas à se divertir, au sens pascalien. Elle ne tourne pas le dos au temps, même si la maison rassemble les collections des moments anciens. Elle vit ses projets, écrit du théâtre, lutte pour se faire entendre. Pas facile de se faire un nom quand on n’a pas de nom. Il y a là un insensé qu’elle préfère ignorer.

 

Je l’ai rencontrée par hasard sur un site de vente de meubles. Elle vendait une vieille armoire pour rien. Cette armoire l’a connue dès sa naissance. Elle ne voulait pas l’abandonner à la rue. Les violences des coups de pieds contre cet objet, elle ne supportait pas. Plus que vendre, elle cherchait un lieu pour cette armoire. Un lieu où la mémoire aurait sa place. Il y a une intimité à l’objet. Ce dernier n’est pas abandonné, ou vendu. Il a en lui une part de vie. Il participe du regard, le mien, le sien, mais il participe aussi des secrets entendus, dans ce grincement cher à Bachelard. La sonorité d’un mot qui s’ouvre et se ferme : ar…moire…

 

Elle travaille le carton pour les décors de ses mises en scène. Toute sa vie elle a travaillé cette matière banale, au sens où elle est commune à tous, nullement réservée à une élite. Au contraire. On songe aux maisons en carton, à celles de ces gens qui dorment au risque de la nuit.  Le carton porte et aide à déplacer ce qui encombre. Le carton est humble. Il finit souvent à la poubelle. Hélène le transforme, elle le met en scène. Au grenier vivent les souvenirs de ses travaux.
« On se croirait sur une scène de théâtre, dans un décor qui figure une tanière de gauchiste, mille ans avant la révolution mondiale. Les rayons frappent la grimace désolée de Breughel, puis ils rebondissent sur les cartons qui servent de meubles, laissant de lugubres ombres après leur passage », écrit Antoine Volodine  ans « Le Port intérieur »   , un texte qu’Hélène met en scène. Etonnant jeu de miroir aussi.

 

Elle a été la compagne d’Emmanuel Nunes, compositeur et musicien, dont on trouve dans la Bibliothèque de l’Ircam plus d’une centaine de compositions. Une compréhension l’un de l’autre sans intrusion, dans le juste écart qui permet à une histoire de durer. En 2009 elle mettait en scène avec lui La Douce de Dostoïevski dont il avait composé un théâtre musical. Nostalgique mais heureuse de parler de lui et de leur amour jusqu’à la mort de ce dernier en 2012, elle présente un projet qui lui tient à cœur depuis 2011. Un jour, traînant dans les rayons des livres à 1 euro, sur le « Boul’Mich », elle découvre Antoine Volodine. C’est une véritable rencontre et elle lit tout ce qui lui tombe sous la main de cet auteur qu’elle qualifie en souriant de dernier bolchévique. Elle le fait lire à Emmanuel Nunes. Il ne dit pas grand-chose sur le moment, plus friand de Goethe et Dostoïevski.

 Puis Noël 2010 arrive et il lui offre la collection intégrale d’Antoine Volodine, difficilement diffusée en France et annonce qu’il va faire un opéra d'un de ces livres Port intérieur. « Un livre où on marche, où s’arrêter est dangereux, où on croit en l’utopie. Mais cette utopie n’est pas une île comme celle de Thomas More. On l’appelle Le Paradis dans le livre…et on ne l’atteint jamais. C’est un texte dur, mais le réel y croise l’onirique, sans jamais se séparer vraiment ». C’est ce qu’elle raconte en prenant du thé vert glacé, assise dans la cuisine.

 

L’aventure commence. Ils rencontrent ensemble Antoine Volodine qui accepte l’idée. Mais c’est le drame : Emmanuel Nunes meurt en 2012. Il a juste le temps de lui donner une liste d'anciens livrets musicaux, car il n'a pas eu le temps d'écrire pour le spectacle. Elle décide de ne pas arrêter et de poursuivre seule, semblable à Breughel, ce personnage porteur de la mémoire dans « le Port Intérieur », à qui les membres du « Paradis », ce hors champ qui est le non-lieu du livre, ne cessent de demander où se trouve Gloria, son ancienne compagne traître au Parti. Hélène écrit la scénographie et réalise la mise en scène et la maquette du spectacle avec l'accord de Volodine. La disparition de son compagnon crée une autre mémoire, celle de sa parole silencieuse qui tisse le texte et la scénographie d’Hélène. La maquette du spectacle est prête, Hélène a déjà donné des directives précises aux musiciens, il ne reste plus qu'à trouver les moyens pour pouvoir répéter...

 

Hélène a une idée très précise de la scénographie : elle habille la scène de cartons transformés, pose un violoncelle et son instrumentiste, dans l’entre ciel et terre, là où elle retrouve ce travail musical pour la pièce dont elle a tant parlé avec son compagnon : « Tous les jours nous en parlions ».

 

Quant aux personnages, ils ne demandent qu'à pouvoir s'incarner, Hélène les présente intimement dans son synopsis :

« BREUGHEL : il a la cinquantaine, porte des blue jeans et un tee shirt, des baskets, et un blouson quand il sort. Il a une allure négligée, lasse et nonchalante, paraît absent, avec des pointes d’agressivité contrôlée. Il parle souvent d’un ton las et résigné, mais pas mou, comme dans un rêve, et comme pour lui-même, sans prêter vraiment attention à Kotter, et par moments, il s’emporte, s’exalte, ou au contraire s’assombrit dans la nostalgie, le doute et le désespoir.
Le musicien qui joue de l’euphonium dans le duo de Versus ll est son double. Il rejoint les gueux pour les deux scènes du bateau.

KOTTER : Il a sensiblement le même âge, porte aussi des jeans, une chemise verte, un blouson, mais son allure est plus nette et plus fringante, il est plus costaud, et sûr de lui. Il parle d’un ton cassant et autoritaire, avec parfois une nuance d’ironie ou de complaisance. Quand il rappelle Breughel à l’ordre, il est très violent, le bouscule, le frappe. Quand parfois il semble se radoucir et s’intéresser à ses propos oniriques, il se reprend avec une grande brutalité.
Comme il fait très chaud, et qu’il a moins l’habitude de ce climat que Breughel, on le voit souvent s’essuyer le visage et s’exaspérer, perdant ainsi un peu de sa superbe.
Quand l’un ou l’autre soliloque, il s’adresse autant à lui-même en aparté qu’au public qui est comme son double, ou son écho. Il advient une sorte de distance entre ce qui se passe et se dit entre eux, et ce qui se passe et se dit en eux.
Il faut qu’on perçoive ce va et vient entre voix intérieure et voix extérieure.
La réalité, le rêve et la fiction sont superposés et entremêlés : on doit se sentir à l’intérieur de ce labyrinthe, et bien sûr, un peu perdu.

GLORIA : Comme le suggère Breughel, on ne sait pas vraiment si elle existe ou si elle n’existe pas, mais elle est très présente, et de deux façons simultanées, rêvée ET réelle: elle sera jouée par une violoncelliste.
On l’aperçoit sur une plage, radieuse, vêtue d’une jolie robe d’été, quand Breughel l’évoque et s’adresse à elle dans le souvenir amoureux : elle lui répond, et à certains moments, elle joue au violoncelle des bribes de VERSUS 2, avec le double de Breughel qui joue la partie pour euphonium. Cette scène surplombe la scène principale, et n’est éclairée que quand le duo intervient. C’est un rêve qui surgit du cauchemar que vit Breughel. Dans l’évocation douloureuse de sa maladie, on l’aperçoit en chemise blanche, par la fenêtre de l’hôpital psychiatrique, elle attend, elle regarde, elle commente, elle répond à Breughel, et elle joue des bribes de Einspielung II.

LA VIEILLE CHINOISE : elle est toujours présente pendant les scènes du taudis. Vêtue d’un pantalon et d’un chemisier noirs, coiffée d’un large chapeau conique, elle est assise dans la ruelle parmi les poubelles. On l’aperçoit par la fenêtre, et on entend l’opéra chinois qu’elle écoute à longueur de journée sur un petit appareil qu’elle tient sur ses genoux. Il arrive souvent que sa musique se mêle à celle des percussions ou de Gloria.
Pendant les scènes du bateau, elle figure un gueux, sans son chapeau bien sûr : c’est un autre personnage.

MACHADO : il n’apparaît que brièvement dans la deuxième scène du cargo. C’est l’acteur qui joue Kotter qui prend ce rôle. Il portera un tee shirt comme tous les autres gueux, et une casquette noire.

LES GUEUX : une douzaine d’hommes et d’oiseaux, dont 4 percussionnistes, et un flûtiste, et bien sûr un éléphant.
Le flûtiste joue doucement des bribes d’AURA pendant l’attente au port, et les percussionnistes des bribes de CLIVAGES II, de

QUODLIBET et de FERMATA.

LES SOLDATS : ils sont neuf, en uniforme kaki, armés, et pas en loques. »

 

Le Port intérieur c’est d’abord un lieu au cœur de la ville. Ce n’est pas n’importe quel lieu. C’est un port où sont jetées les amarres pour un temps seulement. Lieu d’arrivée mais aussi de départ. Vers les îles pour certains, vers le Paradis pour d’autres. On n’y trouve aucun plaisancier. Juste des errants, des gens en partance. Il n’y a pas d’autre attente que celle du départ. Partout c’est la boue, les odeurs pestilentielles. Les regards se fuient. Il y a ceux qui se méfient des autres et refusent le rapprochement dans une ignorance feinte. Ceux qui rapprochent leurs corps dans le silence de l’esprit.  Quand la proximité est trop grande la violence surgit. Monotonie de la vie, aucune surprise, les mots servent de confessionnal. Ces mots sont inachevés, la phrase reste en suspens, parce qu’on devine la suite, on sait trop bien ce qui va advenir…

 
« Les mots comme le reste détruisent »  

 
Seule la musique d’Emmanuel Nunes traverse et rassemble en circulant cet indicible de la parole. L’ouvrage d’Antoine Volodine installe les instruments de l’orchestre qui au départ sont laissés à leur simple présence où se répète le même son :

 

« Des réfugiés d’un même village saluent leurs retrouvailles au son d’un pipeau qui reprend invariablement la même suite de notes »  

 
« Dehors la cassette d’opéra tournait, avec des distorsions et des pleurs. »  
Mais « la mélodie n’évolue pas »  

 
La flûte joue un air monotone aux côtés du moustique. Solitude commune à ces mots, ces notes de musique, ces instruments, ces personnages. C’est la musique d’Emmanuel Nunes qui les sauve de leur exil intérieur, qui les met en relation, créant ainsi l’intimité dans la réception des notes jouées à plusieurs…comme la mise en scène réunit les acteurs et les spectateurs ou  lorsqu’elle réunit le rêve au réel.  

 
Puis c’est le départ pour les îles. C’est le départ pour le Paradis. Il y a ce voyage en bateau, cet éléphant qui meurt au crépuscule, la folie de Gloria enfin retrouvée, moins folle que cette violence qui fait du décor une large mare de sang.
Le port intérieur s’ouvre au départ du bateau vers les îles. Le mouvement musical, le mouvement scénique, sont une sortie de soi, comme ce texte qui ne se fige pas, refusant la délimitation des règles syntaxiques ou grammaticales. Comme le texte qui s’achève sur l’ouverture, l’ouverture à l’autre, à l’inachèvement, à ce début d’opéra qui jamais ne commença…Cris, chuchotements, musique, se mêlent, au final qui ne sonne pas le glas de la fin.

 

Hélène monte au grenier et regarde les décors maquettés de son travail. Aujourd’hui, elle se bat pour donner vie à sa lecture du texte qui ne signe pas un « the end » heureux. Elle a contacté une vingtaine de théâtres, les réponses sont négatives. Mais Hélène persiste tout en travaillant sur d'autres projets . Juste une femme, ouverte à l’intimité du texte, jamais définitivement lu, ouvert dans un monde qui nous condamne à des réponses « claires et nettes » des « quizz », aux débuts et aux fins de phrase.  

Gloria attend.

 
Hélène attend.

 
Je ferme la porte…non, je la laisse entr’ouverte. L’armoire n’a pas de serrure.


*Remerciements à Hélène Borel pour ses photographies qu’elle nous a accordées pour l’article.


Note : Antoine Volodine est le principal pseudonyme d'un romancier français, né en 1950, à Chalon-sur-Saône et ayant grandi à Lyon. Il est lauréat de l'édition 2014 du prix Medicis pour son roman Terminus radieux.

 

Pour aller plus loin :

 

Le Port intérieur

Antoine Volodine

Les Editions de Minuit, 2010

190 p., 7,10 €

 

Emmanuel Nunes, compositeur portugais xxe siècle

Hélène Borel, Alain Bioteau et Eric Baubresse

Fundaçao Calouste Gulbenkian, 2011

207 p., 20  €

 

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