Loin d'instaurer l'égalité, la Révolution aurait organisé la suprématie masculine dont ses artisans rêvaient depuis des siècles. 

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Selon l’Union interparlementaire, la France se situait au 1er mai 2016 au 60e rang des pays du monde pour la féminisation de son Parlement, avec 26,2 % de députées et 25 % de sénatrices   . Malgré les mesures énergiques prises au cours des deux dernières décennies, dont une révision de la Constitution en 1999 pour que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », elle demeure à la traîne de la marche vers l’égalité. La France « ne semble toujours pas prête à vouloir comprendre les liens qui existent entre son “retardˮ et son histoire : celle d’une nation qui fut longtemps la championne toutes catégories de la lutte contre la « gynécocratie » (comme on disait au XVIe siècle), et qui a encore récemment montré qu’il n’était pas question pour elle de laisser une femme revenir au pouvoir  »   .

 

Ce retard n’est pas nouveau : la France n’avait accordé le droit de vote et d’éligibilité à ses ressortissantes qu’en 1944, soit quatre-vingt-deux ans après la Suède et à la suite de quarante-trois autres nations. Après quoi, durant un demi-siècle, elle n’avait eu qu’entre 1,5 et 4,5 % de femmes parlementaires – tout en continuant de se dire la « patrie des droits de l’homme ». Cette expression à laquelle s’accrochent les élites françaises (alors qu’elle est aujourd’hui abandonnée au profit des « droits humains » par la plupart des pays, y compris francophones) serait-elle donc à prendre au sens littéral ? C’est la conclusion à laquelle est parvenue Éliane Viennot, professeure à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne   , au terme d’une quinzaine d’années d’enquête au cœur de l’exception française, publiée sous le titre générique La France, les femmes et le pouvoir. Ce volume est le troisième d’une série qui devrait en comporter cinq, et qui proposera, à terme, une nouvelle histoire de la France sous l’angle du genre et «  à travers le prisme des relations entre les sexes  »   .

 

Le premier volet – L’Invention de la loi salique (Ve-XVIe siècle) –, paru en 2006, avait montré que l’exception française a eu longtemps un tout autre visage, ce royaume se caractérisant au contraire dès son origine par un ample partage des responsabilités entre les sexes ; mais que cette configuration fut combattue avec opiniâtreté par la « clergie », le groupe d’hommes qui, à la fin du Moyen Âge, s’investit dans la construction de l’État et le commentaire de la vie publique. Ce sont les franges les plus déterminées de cette classe qui, au XVe siècle, mirent au point la fameuse « loi salique » (prétendue règle de succession au trône datant des Francs Saliens et empêchant les filles de rois d’y accéder), tout en proposant un argumentaire plus global sur la nocivité du pouvoir féminin.

 

Le deuxième volume – Les Résistances de la société (XVIIe-XVIIIe siècle) –, paru en 2008, avait mis en évidence le déclin rapide du pouvoir féminin dans les cercles dirigeants, mais aussi le début de la « longue marche » vers l’égalité qui caractérise toute la fin de l’Ancien Régime – en dépit de l’opposition farouche des secteurs ordinairement décrits comme les plus avancés de la société, notamment les philosophes et médecins des Lumières, partisans d’une stricte répartition des sexes dans deux domaines distincts : la sphère publique pour les uns, la sphère domestique pour les autres. Désaccord qui n’avait fait qu’alimenter la « Querelle des femmes » qui faisait rage depuis le XVe siècle.

 

Ce troisième volume – Et la modernité fut masculine – porte sur la période 1789-1804. Il se concentre donc sur l’événement majeur que fut la Révolution au sein de cette longue histoire, mais aussi sur la période qui suivit, jusqu’à la décision de Napoléon de transformer la République en Empire. Il montre que les Français et les Françaises ont pratiqué des formes avancées d’égalité des sexes durant quelques années, en relation avec la vieille culture qui était la leur ; mais aussi que leur enthousiasme pour la « régénération de la patrie » s’est très vite heurté à la détermination des élites masculines arrivées au pouvoir en juillet 1789. «  Ce n’est, écrit Éliane Viennot, qu’au bout de quelques mois que les Français et les Françaises vont comprendre, petit à petit, que certains de leurs semblables sont en train de changer la donne, et de décider de leur vie.  »

 

Bien que les féministes aient dénoncé dès la fin de cette année-là les « systèmes d’égalité et de liberté » et les « Déclarations de droits » permettant de laisser les femmes dans un « état d’infériorité – disons vrai, d’esclavage », bien qu’elles n’aient cessé de pétitionner et d’interpeller les assemblées, elles n’ont pas obtenu le « droit de monter à la tribune », qu’Olympe de Gouges analysait comme le pendant indispensable de celui « de monter à l’échafaud ». Qu’elles exercèrent seul, à partir de 1793, une fois tous les hommes déclarés « citoyens et soldats ». Quant aux responsables des « nouveaux régimes » – souvent les survivants des assemblées précédentes –, ils mirent en œuvre des politiques inspirés par le même idéal de domestication des femmes. Dont le Code civil, mis en chantier depuis 1791, et qui allait assurer aux hommes plus d’un siècle et demi de domination absolue sur les femmes de leurs familles.

 

Attentive à l’activité des révolutionnaires comme à celle des contre-révolutionnaires, aux discours des féministes comme à ceux des partisans de la suprématie masculine, soucieuse de faire comprendre les mesures prises par les « élus » (toujours portés au pouvoir par moins de 10 % de la population) aussi bien que les réactions des représentées, cette étude renouvelle la connaissance que nous avions de la France de la fin du XVIIIe siècle… et au-delà d’elle, puisque l’ouvrage se clôt sur un tour d’horizon des pays entraînés de gré ou de force dans son sillage par les « armées de la République » – sans parler de ses colonies. Elle invite à repenser le « récit national » dont nous avons hérité et à comprendre pourquoi il entrave la marche vers l’égalité dont notre pays se dit le partisan