Guerre de civilisation ou guerre mondiale ? Violence politique ou violence criminelle ? Raison totalitaire ou barbarie ? La vague de violence qui embrase le monde en ce début de XXIe siècle nous plonge dans le désarroi en mettant en pleine lumière la désuétude des notions avec lesquelles nous tentons encore de la comprendre et de l’endiguer. Avec ce 4e numéro, le JT de Socrate (*) propose un détour par Rousseau – et par Carl Schmitt – pour prendre la mesure des brumes qui nous empêchent encore de saisir la drôle de guerre que nous vivons.


Syrie, Afghanistan, Russie, Thaïlande, Allemagne, Canada, Brésil, Mali… La lutte sanglante entre les Etats et les groupes islamistes semble désormais ne plus devoir épargner aucun continent.  Parce qu’elle oppose une idéologie religieuse, enracinée dans les territoires historiques du monde musulman, à une autre idéologie séculière, dont l’universalité masquerait mal la source occidentale, certains y voient une « guerre de civilisations ». Ce dimanche 24 juillet, l’extension géographique inédite du conflit conduisait l’ancien premier ministre et candidat à la candidature François Fillon à parler d’une « forme de guerre mondiale ». Consciemment ou non, le diagnostic rappelait l’hypothèse d’une « guerre civile mondiale » formulée par Carl Schmitt à la veille du Second conflit mondial, et sans cesse développée depuis lors, par lui puis par d’autres.

Guerre « de civilisation », « civile », « mondiale », ou « contre le terrorisme » ? La qualification du conflit qui irrigue le monde et envahit ses médias soulève une infinité de questions et autant de controverses. Entre toutes, l’une s’impose pourtant comme la première, comme celle que l'on peut et que l’on doit poser en préalable indispensable à toute analyse plus développée : celle de savoir si le terme même de « guerre » est approprié, et si, dans le cas contraire, son emploi à mauvais escient ne risque pas de nous égarer. Demandons-même : cette notion de guerre n’est-elle pas elle-même dès le départ marquée du sceau de l’idéologie ? En tout état de cause, l’emploi plus ou moins indifférencié des notions de guerre, de guérilla, de terrorisme, de conflit ou encore de lutte des classes superpose les grilles de lecture d’une manière confondante, qui travestit le réel et entrave sérieusement tous les efforts pour le penser. Alors même que le temps de l’action, lui, ne se laisse pas attendre.

Actes criminels ou actes politiques ?

Parmi les nombreuses ambiguïtés soulevées par le discours public, l’une des plus décisives est celle de la nature – politique ou criminelle – des actes dits « terroristes ». Depuis 2015, François Hollande ne cesse de parler d'actes criminels. Un autre François, le Pape, a employé le terme de « massacre ». Ces propos politiques et nullement hasardeux, ne sont pas sans évoquer la distinction faite par Rousseau entre « brigandage » et « guerre ». Le premier est une affaire qui concerne les rapports de particuliers à particuliers, et dans ce cas, il n'y a nulle égalité entre les  criminels et les victimes. Imaginons un brigand, écrit Rousseau, qui m'attend au coin de la forêt et qui, armé, me demande ma bourse. Ai-je le choix ? Cet acte est violent, passionné, et nous renvoie à l'état de nature tel que le présentait Hobbes. Un état de pure violence sans fin, car il y aura toujours quelqu'un de plus fort que le plus fort. Ce mauvais « infini », qui ne rend rien durable – ma vie, mes biens, ma famille – si ce n’est peut-être la crainte, fait de la vie commune une vie fondée sur la peur du lendemain et le pur instant.

Sous cet angle politique, la guerre n’a plus rien à voir avec la criminalité. Ce qui est déjà vrai eu égard à de ce que l’on peut considérer comme leur principal caractère commun, la violence, puisqu’une guerre n'est pas nécessairement violente. Elle a ses règles. Dans les Fragments sur l'état de guerre, qui analysent la guerre dans la perspective de la construction et de la permanence des Etats, Rousseau en donne la définition suivante : « J'appelle [donc] guerre de puissance à puissance l'effet d'une disposition mutuelle, constante et manifestée de détruire l'Etat ennemi, ou de l'affaiblir au moins, par tous les moyens qu'on le peut. Cette disposition réduite en acte est la guerre proprement dite ; tant qu'elle reste sans effet, elle n'est que l'état de guerre. »  

Si on examine de près cette définition, il apparaît d'abord que la guerre est toujours présente en puissance dans les relations entre Etats. Il n'y a aucun Etat qui ne soit constitué d'un corps militaire, prêt à l'éventualité d'une intervention afin de défendre l'Etat. La menace d'une guerre est donc permanente et les Etats prêts à intervenir. Cela signifie aussi que les Etats se sont appropriés le « droit naturel » de la guerre de chacun contre chacun. Les militaires en sont les bras armés. De sorte que le peuple, désarmé, n’est pas impliqué dans l'acte de guerre : de la même façon qu'il a délégué le pouvoir exécutif au gouvernement, il a délégué le pouvoir de faire la guerre au corps de l'Etat qu’est l’armée. Dans une telle perspective, on peut affirmer que la guerre a pour but la paix : de nos jours, c’est ainsi qu'on peut comprendre l'appel du gouvernement à l'armée pour veiller sur la sécurité des citoyens. Dans cette situation, l’état de guerre n'est donc pas un Etat en guerre.

Mais la guerre dont parle Rousseau dans ce texte concerne deux « puissances ». L'expression là encore est claire : ce ne sont pas les hommes qui font la guerre, mais deux abstractions de la même nature. Le sens premier de « puissance » est la faculté de produire un effet : c’est la capacité, la force, ou le caractère qui en résulte. On est là dans le langage des sciences physiques, en particulier dans la référence à Newton auquel Rousseau ne cesse de se rapporter. En l’occurrence, le discours de la raison scientifique se redouble dans le sens mathématique du terme : la puissance d'un nombre est le produit de deux ou plusieurs facteurs égaux à ce nombre   . La guerre se définit ainsi dans un rapport rationnel égalitaire : dans la pensée de Rousseau, elle est une pure rationalité à l'oeuvre, ce qui la distingue d'un acte purement passionnel.

La raison guerrière de la République

La guerre de Rousseau, c’est aussi ce qui ressort d’une « disposition mutuelle, constante et manifestée de détruire l'Etat ennemi ». Qu’est-ce à dire ?  Tout d'abord, que la déclaration de guerre ne doit pas être un caprice arbitraire, mais une décision motivée et réfléchie, qui s’inscrit ensuite dans la durée et se manifeste par des faits visibles, voire des déclarations publiques exprimant la volonté de détruire l'Etat adverse. Au contraire du caprice momentané et bref, au contraire des affaires privées et de celles qui sont tenues secrètes, il s'agit aussi de donner les raisons de la guerre dans une déclaration publique : la Nation doit non seulement être informée, mais surtout, elle doit adhérer par sa propre décision. Sans quoi on n'est plus dans une démocratie républicaine, mais dans une monarchie, ou pire, dans une tyrannie. La guerre rousseauiste a lieu au nom des intérêts de la République et de la Nation, et non pas au nom d'intérêts économiques ou de raisons privées. C’est du reste cela qui permet de comprendre à quel point la raison guerrière a peu à voir avec la morale : car seuls les citoyens ont une disposition à la moralité.

La guerre procède donc de l’Etat, mais elle vise aussi un Etat. Rousseau insiste : c'est l'Etat adverse qui sera détruit, pas les hommes – ce qui explique du reste qu’on puisse mener une « guerre » sans recourir à la violence au sens strict. C'est ce qu'établit  la suite des Fragments : « L’Etat (…), étant un corps artificiel, n’a nulle mesure déterminée, la grandeur qui lui est propre est indéfinie, il peut toujours l’augmenter, il se sent faible tant qu’il en est de plus forts que lui. Sa sûreté, sa conservation demandent qu’il se rende plus puissant que tous ses voisins. Il ne peut augmenter, nourrir, exercer ses forces qu’à leurs dépens, et s’il n’a pas besoin de chercher sa subsistance hors de lui-même, il y cherche sans cesse de nouveaux membres qui lui donnent une consistance plus inébranlable. Car l’inégalité des hommes a des bornes posées par les mains de la nature, mais celle des sociétés peut croître incessamment, jusqu’à ce qu’une seule absorbe toutes les autres. »
La fin vers laquelle tend la guerre, c’est le maintien de l’Etat, qui ne semble pouvoir passer que par sa croissance. Durer contre ce qui le menace à l'intérieur et à l'extérieur, telle est la difficulté.

Rousseau se rapproche ici de Machiavel, pour qui la priorité de tout Etat est – et doit être – la conservation et le renforcement de sa puissance. Car se conserver, c’est croître : l'Etat est un corps artificiel, écrit Rousseau, qui ne dispose donc d'aucune limite. Sa vocation est de croître et d'étendre ses frontières, selon le modèle du  jeu d'attraction-répulsion. Là encore, Rousseau structure sa pensée sur le modèle physique newtonien. Et c'est bien toute la limite de son analyse : alors qu’il révoque l'arithmétique pour ressaisir le sens de la volonté générale – le principe de la « volonté générale » n’est pas l'addition des voix, mais au contraire un rapport de grandeur géométrique – il en reste à une idée d'accroissement arithmétique à propos des conquêtes de l'Etat.

L’analyse rousseauiste de la guerre repose donc sur une intuition : les Etats auraient une propension à l’extension de leur territoire, à la conquête d'un espace que Rousseau situe « à l'extérieur ». Ainsi écrit-il que l'Etat cherche sans cesse à s'agréger de nouveaux membres : «  il dépend de tout ce qui l’environne, et doit prendre intérêt à tout ce qui s’y passe car il aurait beau vouloir se tenir au-dedans de lui sans rien gagner ni perdre, il devient petit ou grand, faible ou fort, selon que son voisin s’étend ou se resserre et se renforce ou s’affaiblit. » Les Etats se situent les uns par rapport aux autres, dans une représentation territoriale de chacun d’entre eux.

C'est peut -être là que la conception rousseauiste de la guerre – et à certains égards la nôtre, qui en hérite largement – montre ses limites pour ressaisir l'actualité. Dans le fond, elle se montre aussi insuffisante pour saisir les configurations sociales et spatiales des conflits modernes, que l’était son modèle physique newtonien pour permettre une pensée complexe de l’atome. De sorte que de nos jours, la « loi d'entropie » du second principe de la thermodynamique nous permet, similairement, de sortir de l'illusion selon laquelle des causes à peu près identiques conduisent à des effets à peu près identiques. Cette théorie dite « du chaos » concerne tous les systèmes physiques qu’on dit « sensibles aux conditions initiales ». Il s’agit, pour aller vite, de systèmes pour lesquels une infime variation des conditions initiales peut modifier du tout au tout le comportement du système dans son ensemble. Traduite en philosophie, cette théorie permet de sortir de l'idée de répétition et ouvrir sur la possibilité de l'invention – même si cette idée est soumise à polémique. Face aux violences actuelles, cela permet de comprendre le désarroi de l'Etat français, quand il s’agit de saisir une situation plus ou moins inédite en matière de violence publique, vis-à-vis de laquelle il se trouve en manque d'informations et de modèles d’action éprouvés. Cette augmentation entropique freine l’élaboration d’une pensée et  d’une réponse adéquates.

« Guerre juste » et « barbarie »

La situation actuelle est telle que nous assistons à des actes de pure violence dirigés contre des individus, sans finalité rationnelle évidente. Et que si nos Etats sont habitués à penser la guerre entre « puissances » au point d’y voir le modèle de toute guerre, les violences présentes échappent manifestement aussi bien aux catégories de la « guerre extérieure » qu’à celle de la « guerre civile ». L’enseignement de Rousseau, au-delà de toutes les limites de son analyse, c’est peut-être que de même que la guerre n'est pas nécessairement violente, de même la violence – en l’occurrence la violence terroriste – n'est pas non plus nécessairement un « état de guerre ». Dans le cas français, les divers actes de violence sont d'abord l'attaque de symboles et stéréotypes de l'Occident chrétien, avec pour but d'atteindre le « peuple », et non pas directement l'Etat. En Allemagne, à Munich, on s'en prend au modèle de consommation et à une jeunesse présentée ainsi comme « heureuse ». A Nice, le camion meurtrier tue au nom d'un nouveau 14 juillet, d'une certaine idée de la Libération : de même que la prise et la destruction de la prison d’Etat qu’était la Bastille annonçait la fin de la monarchie, l’attentat de Nice en appelle à une nouvelle Révolution. A l'Eglise de Saint-Etienne du Rouvray, on attaque à la fois une religion concurrente, et une religion qui entretient une relation privilégiée à la République. Dans tous ces cas on sème la terreur et on rejette les valeurs d'une République libérale et démocrate : on vise le peuple, et c’est sa réaction que l’on guette, au moins autant que celle de l’Etat. Dans ce sens, il ne s'agit plus de guerre, mais bel et bien de « massacres », de « crimes » barbares au sens où ils se conçoivent d’abord négativement, comme  refus d’une civilisation.

Le mot terrorisme renvoie à la politique de terreur pratiquée pendant la Révolution française. Mais dans sa définition moderne, il désigne l’ensemble des actes de violence qu'une organisation politique exécute dans le but de désorganiser une société existante et de créer un climat d'insécurité tel que la prise du pouvoir soit possible. Cette logique du chaos a pour conséquence qu’on a tendance à faire du terroriste un illuminé, ou une sorte de fou. De fait, dans le terrorisme, ce sont des repères moraux qui animent les actions des terroristes, qui les prennent pour cibles : aussi négatives soient-elles, elles se réfèrent ainsi à une sphère de moralité absente de l'état de guerre selon Rousseau.

Dans cette violence idéologique, on trouve aussi un souvenir de l’éthique chevaleresque, du combat individuel où chacun se bat aussi pour s’affirmer soi-même, en fonction d’un code de conduite et d’honneur. Le guerrier se bat sans montrer aucune souffrance ou lâcheté : le terrorisme parle de « mort en martyr ». La propagande de l’Etat islamique met en scène l’ « obéissance » : c’est la motivation morale qui prédomine, il faut faire tenir le soldat sans fléchir. « Se sacrifier » est l’idéal atemporel en vertu duquel le soldat meurt pour une cause qui le transcende. Enfin, la victoire est égale à la destruction absolue, et c’est peut-être cela qui marque le caractère hyper-moderne de la violence islamiste : dans la Théorie du partisan, Carl Schmitt écrit : « Le partisan moderne n’attend de son ennemi ni justice ni grâce. Il s’est détourné de l’hostilité conventionnelle de la guerre domptée et limitée pour se transporter sur le plan d’une hostilité différente qui est l’hostilité réelle, dont l’escalade, de terrorisme en contre-terrorisme, va jusqu’à l’extermination. »

Le procès de Nüremberg a montré que les crimes commis  contre l'humanité nous avaient fait sortir du concept de « guerre » pour entrer dans celui de « barbarie ». Rousseau avait très bien compris Hobbes, pour qui l'homme à l'état de nature vit dans un état de violence permanent : il a peur de tourner le dos et de se prendre un coup de couteau, tant les hommes sont égaux en force et en ruses, s'il faut compenser l'une par les autres. C’est contre lui qu’aurait été élaborée la vie politique, civilisée. A rebours, le terrorisme islamiste organise l’abolition de la cité et le retour au barbare… Au nom, précisément, d’une morale jugée supérieure. La guerre, au contraire, est refus de la morale au nom de la survie de l'humanité.

 

(*) « Le JT de Socrate », à horaires irréguliers, c’est un regard philosophique porté sur l’actualité. Pour prendre du champ devant l’information d’abord, et tout autant pour raccorder le ciel des idées à la hauteur du quotidien.