Cette semaine dans Actuel Moyen Âge, on s'interroge sur les origines de notre malaise lorsque nous parlons d'argent. C'est en partie à cause des chansons de geste et de l'Église médiévale...

Il y a peu, mon banquier s’est moqué de moi : vu mon nombre d’années d’études, il trouvait que j’étais vraiment sous-payé. Ça m’a un peu agacé, alors j’ai demandé à mes amis combien ils gagnaient – c'est-à-dire à mes amis qui ne sont pas doctorants en histoire médiévale, car, oui, il m’en reste quelques-uns... ou du moins il m’en restait avant ce post. Car j’avais oublié qu’on ne parlait pas d’argent, en particulier en France. C’est mal vu de demander à quelqu’un combien il gagne, et, même entre amis, on en parle peu, et non sans une certaine gêne. A priori, ce tabou de l’argent, plus ou moins fort en fonction de l’âge et de la condition sociale, n’a rien de naturel : comme tous les tabous, il résulte d’une construction historique.

 

« Le riche ne vaut rien » (Roman de Jauffré)

 

Le Moyen Âge a joué un rôle-clé dans cette construction. « L’argent est laide chose, je n’en veux pas parler » dit le jeune Vivien, noble élevé dans une famille de bourgeois, dans la chanson de geste qui porte son nom. Deux choses se mêlent dans cette attitude. D’abord, le mépris des chevaliers pour l’argent : le pouvoir des nobles, au Moyen Âge, repose en effet avant tout sur la terre, le château, le fief, et pas sur la monnaie. Le chevalier n’aime pas l’argent, qui est le salaire du mercenaire ; il se plait à affirmer que seule compte le courage, la prouesse, l'exploit. Ce sont ces vertus qui fondent la valeur du noble, alors que, comme on le trouve affirmé dans une autre chanson de geste, « le riche ne vaut rien ».

De plus, quand les nobles acquièrent de l'argent, ils le donnent : la largesse, générosité ostentatoire, est l’un des fondements de la société féodale. Pour être noble, il faut donner, donner tout ce qu’on a. Au contraire, le bourgeois est celui qui thésaurise, qui garde, qui veille jalousement sur ses biens : pour le chevalier, fier de ne pas compter, le bourgeois est toujours un Harpagon, avare et mesquin. Vivien est ainsi adopté par un riche marchand qui tente de lui apprendre à s’enrichir : mais il ne cesse de provoquer sa colère en refusant d’écouter, répétant que l’argent ne sert qu’à être dépensé pour faire plaisir à ses amis. Le conflit entre les principes du marchand et l’idéologie chevaleresque est insoluble. Le tabou de l’argent vient donc en partie du mépris qu’ont éprouvé à son égard les seigneurs médiévaux, mépris teinté en réalité d’une forte inquiétude face à cette ressource étrange qui bouscule les équilibres sociaux en favorisant l’ascension de la bourgeoisie.

 

« Malheur à vous, riches ! » (Luc, 6:24)

 

Deuxième origine, plus forte encore : les clercs n’aiment pas l’argent. Il y a de solides raisons bibliques à cela : des deniers pour lesquels Judas a vendu le Christ jusqu’au veau d’or qu’adorèrent les Hébreux, en passant par l’expulsion des marchands du Temple par Jésus lui-même, l’argent a toujours des odeurs de péché. L'avidité est l’un des sept péchés capitaux, et les prédicateurs répètent sans cesse « qu’il est plus facile à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille ». Même si l’Église romaine devient vite une machine à brasser de l’argent, notamment à travers la dîme, elle ne se défait jamais de ce malaise : on le voit pendant toute la période médiévale, de la lutte contre la simonie (le fait de vendre les sacrements) à l’exigence de pauvreté absolue du clergé, qui ressurgit épisodiquement autour des ordres mendiants. S’occuper d’argent, s’en préoccuper, en faire commerce, surtout, c’est risquer son âme ; ce que nous disons toujours aujourd’hui, sous une forme affaiblie, lorsque nous répétons le proverbe « l’argent ne fait pas le bonheur ».

Ceci dit, toute notre relation à l’argent ne vient pas du Moyen Âge. La Réforme protestante, par exemple, va faire de la réussite économique l’un des signes de la grâce divine et ne pas gagner assez d’argent devient alors suspect.

 

Il faut parler d'argent

 

Notre rapport contemporain à l’argent est pris entre ces trois attitudes : le dédain du noble pour cette monnaie indigne de lui, la méfiance du clerc pour cet argent qui détourne du royaume des cieux, la suspicion du protestant envers le pauvre et la pauvreté. Comment dès lors  parler sereinement d’argent ?

Ce malaise a de lourdes conséquences. Comment s’étonner que nos hommes politiques ne cessent de mentir sur leurs patrimoines et sur leurs revenus ? Que nous soyons mal à l’aise lorsqu’il s’agit de lutter contre l’évasion fiscale, qui prend des proportions dangereuses ? Dans une société libéralo-capitaliste (ou l'inverse, mais c'est plus dur à prononcer )  telle que la nôtre, où l’argent occupe une place fondamentale, ne pas pouvoir en parler tranquillement est une vraie gêne. Comme le montre Bourdieu, et à sa suite les sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot, le masque du tabou, de la pudeur, de la discrétion, permet à l’ordre économique de se maintenir comme tel, sûr de sa force, car personne n’ose le remettre en question. L’impératif « ne parlons pas d’argent ! » empêche beaucoup de vrais débats économiques et politiques. Et nul ne le sait mieux que l’Organisation du Commerce et de Développement Économique, temple du libéralisme, dont le siège est significativement installé... Porte de la Muette.

 

Pour aller plus loin :

- Jacques Le Goff, La Bourse et la vie. Économie et religion au Moyen Âge, Paris, Pluriel, 2011 (1ère éd. 1986).

- Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La Violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, Paris, La Découverte, 2013.

- Giacomo Todeschini, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Lagrasse, Verdier, 2008.

 

 

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