Un entretien exclusif réalisé par nonfiction.fr à l'occasion de la sortie en novembre 2007 du Dictionnaire des arts de l'Islam((ROUX Jean-Paul, Dictionnaire des arts de l'Islam, Réunion des musées nationaux, 2007)), récemment publié par cet éminent islamologue. Pour notre site, il revient sur son parcours atypique.
nonfiction.fr : Historien, spécialiste du monde turc, des religions, vous êtes un personnage à multiples facettes. Vous avez beaucoup étudié l’Islam, mais comment en êtes-vous arrivé à l’art islamique pour rédiger cette somme que représente un dictionnaire ?Jean-Paul Roux : L’Islam et l’art qui y est lié m’ont toujours intéressé. Plus jeune, je suivais les cours de Jean Sauvaget au Collège de France, qui tenait la chaire d’histoire du monde arabe. Il m’a passionné, et j’ai décidé de poursuivre des études orientales. Je me suis donc inscrit à l’École des langues orientales, où j’ai rencontré Louis Massignon , qui est devenu par la suite mon patron. Louis m’a dit que bientôt la France allait perdre ses colonies d’Afrique du Nord et que de nombreuses personnes allaient revenir, des personnes qui parlaient parfaitement arabe. Il m’a donc conseillé de laisser l’arabe pour une langue où je pourrais davantage me distinguer. C’est comme ça que j’ai commencé le turc.
J’ai poursuivi mes études à l’École des hautes études, et puis une amie m’a suggéré un jour de tenter le CNRS. Je n’y avais pas pensé et, pour tout dire, j’avais assez peu de chances d’y rentrer : il n’y avait que quatre places pour plus d’une centaine de candidats. Mais j’ai eu la chance de plaire à René Grousset qui m’a permis de rentrer au CNRS.
Ensuite, c’est à nouveau par chance que j’ai pu enseigner à l’École du Louvre. David Weill, professeur d’art islamique, est tombé malade et m’a demandé de le remplacer. J’ai pris la chaire pour la fin de l’année, et cette chaire a failli être fermée à ce moment-là. Mais A. Malraux s’est opposé fortement à cette fermeture, puis m’a nommé professeur titulaire. À l’époque, j’étais le seul professeur titulaire. J’étais devenu inamovible ! Et c’était très bien comme ça car je prenais beaucoup de plaisir à enseigner. Au début, il n’y avait que dix élèves dans ma classe, une des plus petites salles du Louvre. Mais quand j’ai pris ma retraite, après trente-sept ans d’enseignement, l’auditorium de 800 places était plein à craquer.
nonfiction.fr : Pourtant, vous avez peu écrit sur l’art islamique…
Jean-Paul Roux : Je l’enseignais, mais au CNRS, ce n’était pas ma spécialisation. J’ai fait mon doctorat d’État sur "Faune et Flore sacrées dans les sociétés altaïques". J’aime beaucoup écrire, et j’ai commencé par écrire sur la Turquie contemporaine, à l’occasion de l’anniversaire de la prise de Constantinople en 1953. Payot m’avait demandé d’effectuer des relectures, puis m’a proposé d’écrire sur la Turquie contemporaine, parce que c’était un sujet encore inexploré à l’époque.
J’ai écrit trente et un livres en tout, sur des sujets assez divers : l’art, les religions, les symboles religieux, et plus récemment sur les relations entre chrétienté et Islam et sur l’art islamique.
nonfiction.fr : Pourquoi ce dictionnaire si ce n’était pas votre sujet de prédilection a priori ?
Jean-Paul Roux : Même si j’ai assez peu travaillé sur l’art islamique, il a toujours été très présent dans ma vie : d’abord parce que je l’ai enseigné pendant tant d’années, mais aussi parce que j’ai eu l’opportunité d’être le commissaire général d’une des premières expositions d’art islamique, à l’Orangerie des Tuileries en 1971. C’était la première exposition en France depuis 1906 ! L’engouement du public a été très important, et j’ai pu diriger une nouvelle exposition au Grand Palais, en 1977, sur l’Islam dans les collections publiques françaises.
Au moment où je suis entré au CNRS, le Louvre m’avait proposé de diriger le département d’art islamique. Mais à l’époque, c’était un tout petit département qui ne représentait pas grand chose. Je ne pouvais pas refuser le CNRS pour ce poste. Aujourd’hui, grâce au projet de musée d’art islamique, et au partenariat avec Abu Dhabi, ce département est un département à part entière, et il va sans doute attirer beaucoup de jeunes chercheurs.
Lors de mes recherches pour divers ouvrages, notamment sur la religion chez les Turcs et les Mongols avant l’Islam et le bouddhisme, et sur la question de savoir comment s’est effectué le passage à l’Islam dans cette région, j’ai beaucoup utilisé l’art et l’histoire de l’art. Petit à petit, j’ai acquis une connaissance extensive dans ce domaine, et j’ai pu visiter de très nombreux lieux, en Turquie par exemple.
Lorsque j’étais commissaire au Louvre, j’avais les clés du musée, et j’ai pu avoir en main de nombreux objets, c’est une chance que n’ont pas souvent les chercheurs, même les spécialistes. J’avais également de bons amis au musée Topkapi d’Istanbul, et au musée archéologique du Caire. J’ai donc pu faire ce que je voulais dans ces musées, et j’ai aussi aidé à réorganiser les fiches et les œuvres qui y étaient.
nonfiction.fr : Pourquoi n’y a-t-il toujours pas de musée consacré à l’art islamique en France ?
Jean-Paul Roux : C’est difficile à dire. C’est pourtant un sujet qui intéresse beaucoup, et les expositions ont toujours beaucoup de succès. Dans les années soixante-dix, le ministre de la culture Jacques Duhamel m’avait demandé de réaliser un inventaire complet des collections publiques françaises pour l’ouverture d’un musée d’art islamique à Paris.
Ça n’a pas été une mince affaire. Cet inventaire m’a pris beaucoup de temps, et j’ai parcouru toute la France pour recenser tous les objets qui appartenaient à des collections publiques. En plus, j’étais souvent assez mal reçu, surtout en province – personne ne voulait que ses objets soient récupérés pour finir à Paris. Quand j’ai enfin fini l’inventaire, l’idée de musée avait été abandonnée.
nonfiction.fr : Vous dites que vous avez voulu faire ce dictionnaire pour organiser toutes les fiches que vous aviez accumulées pendant ces années de contact avec l’art islamique, comment s’est passée la rédaction ? Et pourquoi ne pas avoir fait un ouvrage collectif plus ambitieux ?
Jean-Paul Roux : Quand j’ai voulu faire ce dictionnaire, j’ai proposé le sujet à Fayard, et ils ont tout de suite été emballés. Les musées nationaux m’ont appelé alors que je le rédigeais pour me proposer un sujet proche mais dans une version plus brève et synthétique. Fayard n’aurait sans doute pas apprécié que je livre une version light du livre pour une autre maison d’édition, alors j’ai refusé, et les musées nationaux ont choisi de s’associer avec Fayard pour produire ce dictionnaire.
Je n’aime pas les ouvrages collectifs. J’ai participé une fois à un ouvrage de ce type et j’ai trouvé ça très frustrant. Quand vous dirigez un collectif d’auteurs, il faut leur donner des instructions très précises pour que le livre soit cohérent, et en tant qu’auteur, c’est agaçant de ne pas être plus libre.
nonfiction.fr : Ce livre est un peu un compromis : il n’est pas exhaustif, et vous le présentez plutôt comme un guide, un recueil fait aussi en fonction de vos goûts. Vous employez d’ailleurs à plusieurs reprises la première personne pour évoquer votre rapport à un objet ou à un lieu.
Jean-Paul Roux : Je trouve que la première personne fait plus directe et moins pompeuse que le "nous". Enfin, ça dépend des fois, si je dis "nous ne savons pas ce qu’il est advenu de tel objet", c’est parce que nous sommes plusieurs à ne pas savoir. Mais j’ai voulu aussi partager mes impressions et mes goûts personnels dans certains articles du dictionnaire, et la première personne me paraissait beaucoup plus naturelle.
En fait, dans mon esprit, ce livre devait être léger pour qu’on puisse l’emmener avec soi en visitant un endroit et pouvoir retrouver le passage du dictionnaire qui en parle. On ne peut pas "lire" un dictionnaire en tant que tel, j’imaginais plutôt un guide que l’on puisse consulter sur place et transporter.
Sur l’art, vous trouvez deux types de livres : les gros livres d’art, avec beaucoup d’images, et les petits recueils souvent pleins d’inexactitudes et où l’on apprend finalement peu de choses. J’ai voulu faire un compromis : un livre pas trop gros, ce qui impliquait une sélection importante, mais un livre précis et en évitant les erreurs classiques.
nonfiction.fr : C’est-à-dire ?
Jean-Paul Roux : Je vais vous raconter une anecdote : un jour, on m’appelle de Nice en catastrophe, parce qu’ils organisaient une exposition sur l’art islamique, et ils avaient reçu les objets d’une part, et les cartels d’autre part. Ils ne savaient plus du tout à quoi correspondaient les monuments en photo et les objets. J’y suis allé et j’ai tout remis en ordre. C’est ce qui se passe avec de nombreux ouvrages : il y a toujours des erreurs de légende, c’est inévitable. J’ai fait extrêmement attention à ça dans le dictionnaire, pour éviter d’induire le lecteur en erreur.
Au delà de ça, on constate que les médias comme les livres génèrent des clichés incroyables sur le Moyen-Orient et l’Islam. Par exemple, France 2 est venu m’interviewer un jour sur la guerre en Irak. Ils ont demandé à ce que je porte un sabre pendant l’interview, pour avoir l’air plus belliqueux. C’est ridicule, pourquoi ne pas avoir un fond de bombe nucléaire ou une mitrailleuse dans les mains ?
nonfiction.fr : Vous insistez beaucoup dans la préface sur la distinction entre art musulman et art de l’Islam. Pouvez-vous revenir sur cette différence ?
Jean-Paul Roux : Les arts musulmans sont soumis à la religion. Ils doivent donc respecter des codes et des interdits très contraignants. Pourtant, un artiste musulman qui peint une femme nue transgresse ces interdits, et son art est un art de l’Islam, mais pas musulman. L’art espagnol de la période de domination arabe, par exemple, peut très bien être un art de l’Islam, même si les édifices ont un usage non religieux, ou pour une autre religion.
À l’inverse, la première mosquée a été construite à Damas pendant la période Omeyyade. Cette mosquée a une grande importance puisqu’elle a servi de prototype à des milliers de mosquées dans le monde arabe. Eh bien elle a été construite par des ouvriers byzantins, et elle suit un plan basilical de façon évidente. Pourtant, qui nierait que cette mosquée fait partie de l’art de l’Islam ? C’est même une référence.
nonfiction.fr : Certains cas doivent pourtant être à la frontière, avez-vous déjà eu des dilemmes pour inclure une œuvre ou un objet ?
Jean-Paul Roux : Jamais. C’est très clair dans ma tête ce qui relève de l’art de l’Islam ou pas. En revanche, il y a un sujet que j’effleure dans le livre, et auquel j’aurais voulu consacrer beaucoup plus de temps, ce sont les mosquées et les arts musulmans qui sont complètement différents et qui ne peuvent pas être inclus dans ce dictionnaire. Je pense par exemple aux mosquées chinoises, qui ressemblent à des pagodes, mais plus du tout à des mosquées telles qu’on les imagine.
nonfiction.fr : Vous posez donc une barrière culturelle à ce que vous incluez dans les arts de l’Islam ou non. Vous avez pourtant inclus des monuments indiens et pakistanais qui sont sensiblement différents de l’art de l’Islam qu’on trouve au Moyen-Orient ou au Maghreb.
Jean-Paul Roux : L’Inde était dedans pour moi, mais vraiment à la limite. Je me souviens d’avoir entendu cette phrase, si méprisante, "le Taj Mahal est si beau qu’il ne peut avoir été fait que par un Européen". Cette hypothèse a eu la dent dure, mais elle est aujourd’hui infirmée par la présence d’autres monuments du même type en Inde, et on sait que ce n’est pas un Européen qui est à l’origine du Taj Mahal.
Sur la question culturelle, c’est vrai qu’elle est présente. Lorsque j’étais en Chine, j’ai rencontré l’imam d’une de ces mosquées qui ressemblent tellement à des pagodes, et je lui ai demandé pourquoi il n’y avait pas de fontaine à ablutions dans le bâtiment. Il m’a répondu très simplement que les gens faisaient leurs ablutions chez eux avant de se rendre à la mosquée. Cela est complètement contraire aux règles musulmanes, et indique un rapport au corps différent, un rapport à la nudité, aussi.
L’Islam, dans d’autres parties du monde, est un sujet très intéressant : j’aimerais étudier plus en profondeur l’Islam en Chine, en Indonésie, et pouvoir comparer. Mais je n’avais pas les moyens de le faire dans ce dictionnaire, c’est un autre livre.
*Propos recueillis par Laure Jouteau