Réédition d'un classique des études dix-huitiémistes sur le persiflage.

Qu’un ouvrage universitaire, issu d’une thèse de doctorat, soit réédité dix-huit ans plus tard n’est pas si fréquent. C’est le signe que le livre en question est en train de devenir un classique. Tel est le cas de Persifler au siècle des Lumières d’Élisabeth Bourguinat, paru en 1998 aux Presses universitaires de France sous un titre légèrement différent (Le Siècle du persiflage, 1734-1789) et que l’auteur a actualisé pour cette nouvelle édition. Toute personne qui s’intéresse de près ou de loin au XVIIIe siècle sera reconnaissante à Créaphis Éditions de le rendre à nouveau disponible. Pour ceux qui ne connaissent pas encore le livre, il sera, comme le dit si bien Arlette Farge dans sa préface, une véritable révélation.

 

En introduction, Élisabeth Bourguinat nous montre que « persiflage » est un mot dont chacun connaît plus ou moins le sens, ou croit le connaître, mais qui se révèle infiniment plus difficile à appréhender dès qu’on s’en approche. Peu l’avaient d’ailleurs tenté avant elle, si l’on excepte un article de Werner Kraus publié en 1965, où étaient notées l’apparition du terme aux alentours de 1735, sa vogue pendant le restant du XVIIIe siècle, et sa quasi-disparition lors de la période révolutionnaire. Son étymologie même n’est pas claire, n’en déplaise aux auteurs de la réforme orthographique de 1990 qui, supposant naïvement que le mot dérivait de siffler, ont proposé (sans beaucoup d’effet, semble-t-il) de l’écrire désormais avec deux f.

 

Quant à son sens, Élisabeth Bourguinat, après avoir dépouillé tous les dictionnaires possibles, en distingue trois grandes familles, dont les subdivisions forment elles-mêmes neuf sous-catégories : les premières tournent autour de l’idée de badinage pouvant aller jusqu’à l’absurdité ; les deuxièmes évoquent la raillerie ou la moquerie, connotant un certain degré d’agressivité ; les troisièmes, qui correspondent assez au sens moderne du mot, renvoient plutôt à l’ironie, mais peuvent aussi se rapprocher du burlesque, et rejoignent donc le premier groupe. Ces trois grands types, l’auteur les rattache, sur la base d’une analyse lexicographique portant sur un vaste corpus d’œuvres du XVIIIe siècle, à trois catégories socio-culturelles de l’époque : le badinage absurde, à celle des petits-maîtres – jeunes nobles esclaves de la mode au point de friser le ridicule ; la raillerie emprunte de cruauté, à celle des roués, adeptes du libertinage sexuel ; l’ironie, à celle des philosophes.

 

Quant à l’étymologie de persiflage, Élisabeth Bourguinat, au terme d’une enquête bibliographique serrée, avance l’hypothèse qu’elle provient de Persiflès, minuscule pièce sans queue ni tête de Nicolas Ragot de Grandval (dans le genre d’Eux seuls le savent de Jean Tardieu) parue dans le Mercure de France en septembre 1740, mais dont il est brillamment démontré qu’elle parodie L’Ériphyle (1732) de Voltaire ; ceci permet d’en reculer la composition de quelques années plus tôt, peu avant l’apparition du mot de persiflage en 1734, justement sous la plume du même Voltaire. La diffusion du néologisme et sa célébrité immédiate seraient à attribuer non pas à Grandval lui-même, mais à son fils François-Charles, célèbre acteur de la Comédie-Française, particulièrement prisé pour ses incarnations de petits-maîtres. Or, ce sont ces derniers qui lancent la mode du langage amphigourique caractéristique du personnage inventé par Grandval père, et dont le nom a peut-être été formé en combinant Périclès et Persée, héros éponyme de l’opéra fameux de Lully et Quinault, créé en 1682 et constamment repris au XVIIIe siècle   .

 

C’est donc dans des sens évoquant l’amphigouri, le coq-à-l’âne ou le galimatias que le mot se répand d’abord, et l’on n’est pas surpris de rencontrer un second Persiflès dans Le Coq-à-la-Nax, « tragédie amphigourique » anonyme de 1748 de « Mathias Gali, poète hibernois ». Les nombreux exemples cités sont des plus éclairants, comme l’est le rapprochement historique que propose Élisabeth Bourguinat avec la vogue du genre burlesque née au moment de la Fronde. On retrouve en effet dans le persiflage le même effet de renversement que dans le burlesque, et ce renversement peut être interprété comme reflétant la dévaluation progressive du statut de l’aristocratie. Dégradation volontaire du langage, le persiflage mondain bat en brèche le bon goût classique préconisé à la cour, tout en révélant la faillite des anciennes valeurs chevaleresques, qui ne sont plus – comme l’honneur aux yeux de Falstaff – que des « mots » vides de sens et dont on peut jouer à sa guise.

 

Quelque peu différente est la stratégie des roués, dans la bouche desquels le persiflage devient un instrument de domination. Si le roué tourne sa victime en ridicule, c’est pour manifester son pouvoir sur elle, voire la conquérir. On trouvera dans cette partie du livre des analyses magistrales des Liaisons dangereuses, où Valmont et Mme de Merteuil persiflent à qui mieux mieux, entre eux et dans leurs rapports avec les autres. À ce jeu, c’est la marquise, animée d’un désir secret de vengeance contre le vicomte, qui se montre la plus forte, puisque Valmont, de persifleur, devient persiflé et, de bourreau, victime. Les nombreux autres exemples cités permettent de mieux comprendre dans quel contexte culturel se situe le chef-d’œuvre de Laclos.

 

Cette entreprise libertine, où le rapport de domination peut aller, comme chez Sade, jusqu’au désir de destruction de l’autre, Élisabeth Bourguinat la relie pertinemment à la tradition de l’homme-machine, de Descartes à La Mettrie. Le roué (et la marquise de Merteuil en est un parfait exemple) vise à connaître autrui comme il étudierait un mécanisme, afin de le manipuler comme un automate ou une marionnette ; et pour ce faire, il doit d’abord parvenir à une parfaite maîtrise et connaissance de soi. Le lecteur des Liaisons dangereuses se rappelle que Valmont est, sous ce rapport, de beaucoup inférieur à la marquise ; et comme le précise fort justement Élisabeth Bourguinat, il importe que le lecteur actuel des romans par lettres du XVIIIe siècle sache lui aussi débusquer le persiflage de l’épistolier, faute de s’en retrouver à son tour victime. On pourrait ajouter que ce persiflage à deux niveaux – entre les héros du roman et, par-derrière, entre le romancier et son lecteur – est l’une des caractéristiques les plus remarquables de ce genre, dont le XVIIIe siècle a fourni des exemples inégalés.

 

Là encore, Élisabeth Bourguinat fait remonter le persiflage « méchant » des roués au dix-septième siècle, notamment à la démolition des vertus chez La Rochefoucauld, désabusé par l’échec de la Fronde, dernier coup d’éclat d’une aristocratie « chevaleresque ». Dans le Versailles de Louis XIV, derrière la façade harmonieuse du classicisme, la vie du courtisan, comme le montre si admirablement Saint-Simon, est rabaissée au niveau de l’intrigue. Le relativisme moral qu’affichent les roués tire, en quelque sorte, les conséquences extrêmes de cette inutilité de la vertu, en la traitant, en quelque sorte, comme un mythe qui a fait son temps.

 

Quant au persiflage philosophique, il est apparu, nous révèle le livre, très peu après les deux premiers types, puisque la première définition se trouve en 1737 sous la plume de Roland Puchot, comte Des Alleurs. Les plus beaux exemples se trouvent chez Voltaire, au point qu’on lui en a attribué l’invention, mais Élisabeth Bourguinat en cite des exemples dans les Lettres persanes (1721) de Montesquieu et dans l’Encyclopédie, entre autres. Diderot, qui nomme « Persiflo » un personnage ridicule des Bijoux indiscrets, définit le grand comédien, dans son célèbre Paradoxe, comme un « grand persifleur tragique ou comique ». Comme le persiflage des roués, le persiflage des philosophes s’inscrit dans une tactique, mais pédagogique et politique cette fois. Il s’agit à la fois de déjouer la censure et d’emporter l’adhésion du lecteur en parant les arguments les plus sérieux d’un perpétuel scintillement ironique.

 

Pourquoi le persiflage disparaît-il à l’époque révolutionnaire ? Ni le mot ni la chose, qui dénote, selon un texte de 1796, une « aristocratie de l’esprit », ne sont plus de mise, et il est frappant qu’on n’en trouve plus d’exemples entre 1804 et 1820 : ni la dictature napoléonienne ni la France de la Sainte-Alliance ne s’y prêtent. Si les révolutionnaires, de Mirabeau à Robespierre, le dénoncent, c’est que la langue idéale de la France nouvelle, comme l’explique Destutt de Tracy dans un extrait des plus parlants de ses Éléments d’idéologie, doit préférer la transparence à l’équivoque, la littéralité aux figures, le direct à l’allusif. On voit le persiflage reparaître sur le tard – chez Musset, et l’on en trouverait aussi de beaux exemples non seulement dans la bouche du baron de Charlus, mais dans la correspondance de Proust – mais c’est comme si le cœur n’y était plus. Tempora mutantur. Le persiflage, nous explique le dernier chapitre, aura tenu son rôle dans l’entreprise de démolition de l’Ancien Régime au XVIIIe siècle. Employé par les nobles et les libertins, il est le reflet désenchanté de la perte de statut de l’aristocratie ; dans les mains des philosophes, il devient une arme de combat qui montre une fois encore comment, pour paraphraser Tocqueville, les intellectuels sont soudain devenus les principaux personnages politiques de leur temps. Comme l’avait si bien perçu Chateaubriand, les aristocrates ont joué dans l’histoire, ainsi que le dit fort justement l’auteur, le rôle de l’arroseur arrosé.

 

En conclusion, Élisabeth Bourguinat revient sur l’étymologie du mot, mais cette fois sur son étymologie imaginaire (imaginaire d’un point de vue positiviste mais non moins efficace sur le plan métaphorique), celle qui l’associe au ramage des oiseaux, aux sifflets du théâtre et au sifflement du serpent. Elle y voit pour finir une confrontation entre le rire nostalgique des mondains et le rire corrosif des philosophes, un rire dix-huitiémiste dont le tableau de Joseph Ducreux reproduit en couverture est une illustration superbe