Les lettres savoureuses d'un écrivain intransigeant dans son refus de la « vedettomanie ».

« Je cherche une secrétaire qui sache pour moi de quarante à cinquante façons écrire non. »

 

Ainsi peut se résumer la teneur savoureuse de ces lettres où le poète d’origine belge dit son opposition à tout ce qui fait le quotidien et la reconnaissance d’un écrivain : interviews, photos, numéros spéciaux de revues, réédition en livre de poche, entrée de son vivant dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, conférences à l’université, prix littéraires, plaque commémorative sur l’immeuble où il est né à Namur et qui est devenu une banque… « Laissez-moi mourir d’abord », répond-il lorsqu’il s’agit de l’enfermer dans une telle consécration qui le fixera dans son « haïssable passé ».

 

Cet ensemble se clôt par une lettre fictive envoyée post mortem à Jean-Luc Outers où il lui refuse de réaliser son projet de réunir ses lettres de refus. Le projet est pourtant devenu réalité grâce à Micheline Phankim, amie et ayant droit de Michaux, qui lui a ouvert ses archives, du moins ce qu’il en reste, car il préférait les détruire, et ne comprenait pas qu’on puisse garder une lettre de lui. Voilà ce qu’il écrit à Hermann Closson, son condisciple au collège Saint-Michel à Bruxelles, qui voudrait récupérer les lettres que Michaux lui a envoyées entre 1917 et 1926 et lui a réclamées plus de quarante ans après en échange d’un colis de livres dédicacés :



« Quand ma proposition d’échange a été par toi apparemment acceptée, ça n’a pas traîné. Déchirées en centaines de morceaux ensuite dispersés et jetés, il n’en reste rien. […] Exemplaires numérotés, éditions rares, tirages limités, ça vaut bien ces minables papiers dunquerkois. […]
Tiens, voilà une lettre, puisque tu les aimes. Moi, je les déteste. Rien que de savoir que celle-ci risque de finir dans un carton, je ne peux plus continuer. Je m’arrête.
Salut, Monsieur le Conservateur. On vous enverra une carte de Marrakech. Ci-joint la tienne de lettre qui semble n’avoir jamais été envoyée.
Bravo ! La chose à faire. »



Le ton est souvent cinglant, plein d’humour, chez cet auteur qui a une idée précise de ce qu’il n’est pas et de ce qu’il ne veut pas : « Leiris ? Je n’ai jamais vu de critique de lui. […] Est-ce qu’il comprend ce qui est en dehors de lui ? » Henri Michaux est le contraire d’un béni-oui-oui et il refuse de figurer dans les anthologies : de poètes belges, de poètes de la Résistance, de poètes surréalistes : « Veuillez donc supprimer mon nom de votre anthologie du Surréalisme et mes poèmes. » Comme il l’écrivait dans un texte de 1925, Surréalisme : « Breton fait de l’incontinence graphique. »

 

Son refus de s’exposer se manifeste parfois par une surenchère très savoureuse dans sa réponse, qui est comme un petit poème au ton acide et qui met mal à l’aise :



« Maintenant la photo. C’est extraordinaire, cette manie des photos. J’ai écrit pour qu’on puisse justement se passer d’une photo de moi. Me suis-je assez montré ! Eh bien qu’est-ce qu’il leur faut encore ?
Je vais justement faire faire une radioscopie de mes poumons, car ça ne va pas fort là-dedans.
Je la lui enverrai, et un agrandissement de mon nombril. Soyez tranquille, c’est présentable, le cordon ne pend plus. On l’a coupé proprement, en temps voulu. »

 

Le seul prix qu’il pourrait accepter évoque un mélange de l’univers de Kafka et de celui de Dostoïevski : « J’excuserais une assemblée anonyme qui, siégeant secrètement dans une cave obscure, m’adresserait – expéditeur inconnu – une somme importante en signe d’enthousiasme. » Mais il refuse systématiquement tous les prix littéraires et leur décorum, notamment le Prix international « Antonio Feltrinelli » pour la poésie en 1982 :



« Depuis toujours j’ai refusé les prix littéraires et cette conduite est maintenant établie, sur laquelle il convient de ne pas revenir. Dois-je me justifier par des arguments ? Je dirais en simplifiant qu’un certain type d’écrit n’est pas fait pour recevoir une récompense et qu’un certain type d’homme ne doit pas paraître sous le flash. »

 

Son refus des textes de commande fait apparaître une poétique en creux : « Je n’ai rien de terminé en ce moment. Le soleil me tue les mots », écrit-il le 22 août 1942. À l’universitaire Robert Smadja, auteur de L’Image du corps chez Baudelaire et Henri Michaux qui paraîtra après la mort du poète en 1988, il donne comme en passant une sorte de clé de son œuvre :



« Même les textes que vous citez pour leur sens et la place qu’ils doivent occuper dans votre montage sont pour moi surtout des réactions qu’un accident, un choc, une période remuante a déclenchées et trouvées nécessaires, objets de parcours, où chaque fois je pensais me débarrasser de quelques fardeaux et me refaire une légèreté. »

 

C’est un miracle qu’il accepte de lire des commentaires sur lui, comme l’indique cette autre réponse à un chercheur : « S’il y a des auteurs que les commentaires sur leurs livres continuent à intéresser, je ne suis pas de ceux-là. S’il est un exorcisme salubre, c’est celui qui doit s’exercer sur les critiques et examinateurs. Et on ne répond pas à leurs lettres. »

 

Tout son humour se manifeste dans son refus d’une commande de René Tavernier pour une revue en 1944 : « Déjà vous avez détruit ma réputation de sage étendu toute la journée sur son lit. Abandonnons-la puisque je ne la mérite plus. Mais je vous prie, laissez-moi encore un peu celle d’un homme qui “travaille par inactionˮ. »

 

Ce sera un véritable parcours du combattant pour Robert Bréchon que de faire paraître Michaux dans la collection de « La Bibliothèque idéale » chez Gallimard : « Mes livres montrent une vie intérieure. Je suis, depuis que j’existe, contre l’aspect extérieur […]. Tout ce que dans ma mémoire j’atomise, c’est ça que vous voulez faire apparaître. » Il concède « à titre extraordinairement exceptionnel » de publier son œil en frontispice et une photo de son ombre…

 

L’auteur de Face aux verrous refuse d’entrer vivant dans la postérité, quand Claude Gallimard lui propose d’être édité dans La Pléiade : « La raison majeure est qu’il s’agit dans les volumes de cette prestigieuse collection d’un véritable dossier où l’on se trouve enfermé, une des impressions les plus odieuses que je puisse avoir et contre laquelle j’ai lutté ma vie durant. » C’est donc de façon posthume, et grâce au travail de Raymond Bellour qu’il y sera publié, en trois volumes, entre 1998 et 2004. De même, il refuse l’idée d’un numéro de la NRF à lui consacré :



« Qu’on publie un jour un article, soit. Mais que la NRF opère un rassemblement de masse sur le sujet en question, non.
Attendez la fin de ma vie qui ne saurait tarder. Lorsqu’est arrivé le moment où le corps se désorganisant tout tour à tour devient grave, la chaleur de l’été, le froid de l’hiver, le manger, le mouvement, la mer, la montagne, les émotions, la lumière et les médicaments mêmes, alors la fatale disparition est proche. Du moins que je ne finisse pas gavé de mon propre nom. »

 

Alain Bosquet prête à Michaux ces propos : « J’ai refusé que Gallimard me publie en poche. Il y a déjà deux mille imbéciles qui me lisent. Pourquoi y en aurait-il vingt mille ? » Gaston Gallimard avait bien raison de parler de Michaux comme faisant partie de cette poignée d’écrivains qui constituent le plus grand obstacle à la diffusion de leur œuvre.

 

Il refuse également toutes les adaptations musicales, théâtrales ou télévisuelles de ses textes. Ses poèmes sont « déjà parlés. Une voix intérieure les dit et fortement. Qui ne l’entend pas ne l’entendra jamais, quel que soit le moyen employé. » C’est ainsi que les partitions écrites pour Michaux par Pierre Boulez resteront dans ses tiroirs… Il en va de même pour le cinéma, le théâtre ou la télévision, horizons rêvés de tous les écrivains :



« Dernièrement, des textes de Plume et d’autres livres, mis en film pour la télé, par un jeune Bavarois compétent et connaisseur du monde de H.M. depuis des années, le résultat était si épouvantable, surtout si épouvantablement à côté qu’on ne pouvait voir ça jusqu’au bout. Là aussi sans doute le vice caché… de vouloir rester caché aux regards. Il y avait de quoi en être malade. Vous comprenez que mon parti est pris. C’est non. De la sorte, je permets aussi aux cinéastes et aux hommes de théâtre de ne pas perdre leur temps avec l’impossible. »

 

Michaux refuse même d’être témoin au mariage de sa belle-sœur : « N’y songez plus. Ici est un homme pour qui tout devient poison, à qui un théâtre, une salle où il y aura du monde (une église assurément), un train même maintenant, déclenchera la crise qui ne permet plus ensuite que de me coucher. Tout le monde, vous le voyez Paulette, n’est pas à la noce. » C’est le lecteur qui est à la noce en lisant ces lettres délectables dans l’excellente édition qui lui est ici proposée et qui les remet en perspective par des notes jamais inutilement érudites. Il faut donc remercier Jean-Luc Outers pour ce recueil « à l’agressivité tonique », comme il le dit dans sa belle présentation des lettres écrites entre 1931 et 1984, joliment intitulée une « philosophie du non ». On a envie de se replonger dans toute l’œuvre de Michaux, après avoir lu tous ses refus, pour entendre sans fin sa voix si particulière, son espace du dedans, pour que la nuit remue encore…

 

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