Un parcours critique chronologique de l’œuvre entier de Michaux.

Critique et théoricien du cinéma, Raymond Bellour a intimement fréquenté l’œuvre écrite et plastique de Michaux. En 1965, il publie chez Gallimard Henri Michaux ou une mesure de l’être ; l’année suivante, il dirige le Cahier de l’Herne consacré à l’auteur de L’Espace du dedans et, entre 1998 et 2004, il édite ses Œuvres complètes dans la collection “Bibliothèque de la Pléiade”. C’est de cette somme que naît Lire Michaux.

“Livre de notices”   , Lire Michaux rassemble l’intégralité des quarante-sept notices parues dans les trois volumes de la Bibliothèque de la Pléiade. Comme s’en explique R. Bellour dans l’avant-propos, le principe éditorial de stricte séparation des notes et des notices, qu’il a souhaité adopter pour la publication des Œuvres complètes de Michaux, a permis de scinder avec netteté la critique d’érudition qui est celle des notes, de la critique plus proprement poétique ou interprétative des notices. Tel est bien l’objectif de Lire Michaux : rendre sensible, par la juxtaposition de ces notices, qui chacune explore la singularité d’une œuvre ou d’un texte, la continuité et la “circularité proprement infinie”   d’une œuvre inclassable.

Relire Bellour
Autant dire que Lire Michaux consiste avant tout, pour les inconditionnels d’Un certain Plume, à relire R. Bellour. Et l’on peut regretter que les textes ici donnés “après un entracte de dix à vingt ans” soient “à peine retouchés”   , les principales modifications concernant les notes de bas de page, partiellement réécrites pour être lisibles par qui ne possède pas les volumes de la Pléiade.

On déplore davantage que l’“introduction soucieuse de ressaisir l’œuvre de Michaux comme un tout”   ne soit autre que celle écrite en 1998 pour le tout premier volume de la Pléiade. Cette introduction, dont l’annonce dans l’avant-propos peut laisser penser qu’elle est nouvelle, se contente en effet d’actualiser les notes de bas de page   . On aurait aimé que, riche de la décennie nécessaire à l’élaboration des Œuvres complètes, R. Bellour revînt, une fois le discours sur l’œuvre provisoirement clos, sur le parcours artistique global de Michaux, à l’aune de ce discours critique si patiemment et longuement élaboré.

Cette déception, qu’éprouveront sans doute les assidus de la Pléiade, ouvre plus largement sur la réception de cet ouvrage : quel public vise-t-il ? Les détenteurs de la Pléiade connaissent déjà le plaisir de cheminer dans les trois volumes “par sauts et gambades”, de notice en notice ; les lecteurs de Lire Michaux, de leur côté, seront constamment invités à se référer à la Pléiade, fatalement plus complète. L’érudition des notes des trois volumes est souvent précieuse pour qui s’intéresse à l’accueil réservé aux œuvres de Michaux   ; certains développements interprétatifs, notamment celui de la sinologue, peintre et calligraphe Yolaine Escande, qui complète la notice d’Idéogrammes en Chine   manque sans doute au chapitre de Lire Michaux   .

“Dispersion ontologique”  
Cependant, ce ne serait pas rendre justice au travail de R. Bellour que de s’arrêter à ces remarques de principe. Si son introduction, soucieuse de contextualisation biographique et littéraire, se structure sur les axes forts de la poétique de Michaux, les chapitres savent aussi livrer des bilans ponctuels sur tel ou tel aspect majeur du parcours de l’écrivain : sur l’imaginaire du double, par exemple, dans le chapitre analysant Une voie pour l’insubordination   ; sur sa relation au théâtre dans le chapitre dévolu à Affrontements   qui renvoie aux premières expériences de Michaux en la matière quarante ans plus tôt, et du même coup au chapitre réservé à Plume   ; ou encore sur sa relation à l’image et à la notion d’illustration, dans le chapitre concernant Peintures   . Partout R. Bellour combine analyse chronologique et pensée synthétique et présente ici une véritable somme, gagnant le pari de “penser en chronologie”   , une des principales difficultés soulevée dans l’avant-propos de Lire Michaux.

Ainsi, relire R. Bellour, est-ce saisir combien l’aspiration à la sainteté, à la “vocation religieuse”   qui se tarit dès l’âge de vingt ans chez Michaux, laisse un vide ontologique qui, aux fondements même de l’écriture, informe à la fois sa conception de la littérature, du livre et du sujet qui s’y exprime.

Cet arasement de l’Un non seulement a “relativisé […] la dimension de l’expérience littéraire, et en son cœur de l’expérience poétique”   , mais aussi a déterminé la place de Michaux dans le champ littéraire. De là vient, comme le souligne très justement R. Bellour dès l’introduction, son rejet des surréalistes et son désir d’échapper au “tourment monothéiste du Livre” propre à Mallarmé   ; de là également naît sa réticence à l’égard de Freud, évoquée dans plusieurs chapitres de Lire Michaux   . De telles positions, que l’on peinerait à nommer “esthétiques et idéologiques” tant, comme l’explique R. Bellour, Michaux est “irréductible à toute position de vérité”   , ont leur écho dans la pensée du sujet : dès Qui je fus en 1927, c’est un sujet fragmenté, multiple qui se donne à lire dans la vaste “autoscopie documentaire”   qu’est l’œuvre de Michaux.

Cette défection fondamentale de l’Un a également des implications concernant la pratique même de l’écriture : “Les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas si vous les avez ratés vous au premier coup”   , assure Michaux. Sur ce point, on lira avec profit les pages introductives de R. Bellour   : poésie, essai, épopée, cosmogonie, mythe, autoportrait, autant de genres pratiqués, souvent avec distance, et dont la qualification même ne suffit pas à cerner le ton caractéristique de Michaux. R. Bellour préfère d’ailleurs la notion de “mode” d’écriture : “celui du raisonnemennt, de la déduction, de l’argumentation” ; “celui de la fiction” ; celui de l’“évocatif” propre à “la description, la qualification et la vision” ; enfin celui dont la voix est le centre : l’“invocatif”   .

Œuvre-rhizome
Tous ces éléments d’analyse convergent vers l’idée d’un “livre-rhizome”   . Et s’il est incontestablement un fil conducteur du parcours critique que nous livre ici R. Bellour, c’est la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Son but, comme il s’en explique, n’est pas de “fonder la réalité d’une œuvre littéraire dans des concepts philosophiques permettant, de l’extérieur, d’en cerner une vérité plus objective” ou de célébrer les “noces de la philosophie et de la poésie”   , mais au contraire de déceler des “proximités de termes”   significatifs, en soulignant la “place singulière occupée par Michaux dans la philosophie de Deleuze  . R. Bellour appelle d’ailleurs de ses vœux une

“comparaison un peu systématique des termes essentiels ou des concepts utilisés tant par Michaux singulièrement dans ses livres de la drogue, que par Deleuze et Guattari, ensemble et séparément. Flux, fluide, vitesse, sensation, signe, chaos, machine, mouvement, variété, vibration, modulation, oscillation, zone, intensité, cellule, molécule, onde, pli : autant de mots qui paraîtraient au premier plan […] plus ou moins descriptifs ou plus ou moins conceptuels, et tournant tous autour de la coupure instable et polymorphe appariant le dehors et le dedans, le conscient et l’inconscient, le langage et l’image, le moi et le non-moi, l’un et le multiple”   .

Michaux et Deleuze ont en effet en partage une pensée du multiple : tous deux ont cherché à “réinventer une image de la pensée”   à partir du modèle expérimental de la schizophrénie (dont Michaux a pour sa part rendu compte dans ses livres de drogues : Misérable Miracle, L’Infini turbulent, Connaissance par les gouffres et Les Grandes Épreuves de l’esprit). C’est pourquoi on trouvera de nombreuses références à Mille Plateaux (p. 225, à propos du poème “La Ralentie”, par exemple), à L’Anti-Œdipe (dans le chapitre consacré à Connaissance par les gouffres, p. 451-454), ou encore à Foucault ou au Pli (notamment dans le chapitre sur La Vie dans les plis, p. 316-329) dans les analyses de R. Bellour, qui mettent ainsi en exergue la dialectique de l’Un et du multiple constamment à l’œuvre chez Michaux.

C’est en effet l’élément qui ressort le plus clairement et le plus brillamment de cette lecture in extenso des notices : la conversion à l’Un opérée par l’œuvre de Michaux. Conversion que R. Bellour évoque par petites touches, au fil de la chronologie, mais qui ne s’impose pas moins avec évidence une fois Lire Michaux achevé. Du moment charnière constitué par le recueil si bien intitulé, en 1954, Face aux verrous   , à l’abandon progressif de l’invention narrative, si prégnante dans les commencements de l’œuvre   , en passant par la montée en puissance, dans le poème, des “vocables abstraits”, corollaires d’un “effacement des objets du monde”   , le parcours que l’on lit est celui d’une ascèse qui incorpore la prolifération des doubles pour que l’Un s’enrichisse du multiple.

Il se dégage au final une impression forte de l’œuvre de Michaux lue par R. Bellour : celle d’une spiritualité sans Dieu, dont le seul point d’ancrage réside peut-être dans l’utopie d’un saisissement, dans l’écriture, du penser. S’établissant à la fois “en deçà et au-delà du livre”   , contre toutes les formes sclérosantes des puissances de l’Un, notamment celle de la sacralisation de la littérature et de ses produits, Michaux laisse en héritage une vision laïque du Livre :

“Porté par une quête avouée d’hygiène et de résistance, une dimension obstinée d’expérience, un désir éperdu de connaissance, qui ne diffère pas d’un souci d’efficacité, le livre devient l’instrument immédiat et permanent d’une sorte de bricolage spirituel”   .

Livre laïque, nous dit R. Bellour, livre bricolé pour une spiritualité à usage personnel, mais aussi et surtout “livre de vie”   .