Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, retour sur un autre coup d'Etat de juillet qui bouleversa Istanbul, quand la ville s'appelait encore Constantinople...

 

Ce 17 juillet, à Istanbul, le gouvernement d'Erdogan a écrasé une tentative de coup d'État menée par une partie des forces armées. L'événement évoque des souvenirs au médiéviste, tant les révoltes et les tentatives de coup d'État sont nombreuses dans l'empire byzantin. En effet, la majorité des dynasties arrivent au pouvoir dans des circonstances violentes, en s'appuyant sur l'armée et en éliminant l'ancien empereur ainsi que sa famille. En bons amateurs de théâtre, respectons l'unité d'action – on va parler d'armée et d'un coup d'État –, de lieu – Istanbul, encore appelée Byzance – et de temps – nous sommes le 17 juillet, mais quelques siècles plus tôt.

 

Faire un coup d'État au Moyen Âge

Depuis le début de l'été 1203, Byzance est assiégée par des troupes étrangères, les croisés de la quatrième croisade, appelés par le Alexis IV, de la dynastie des Ange. Le jeune prétendant au trône impérial leur a demandé de l'aide pour reconquérir son trône, alors occupé par son oncle Alexis III. Les croisés ne pensent pas encore à prendre eux-mêmes la ville : Alexis leur a promis de fabuleuses récompenses, notamment une quantité proprement astronomique d'or : deux cent mille marcs, soit près de cinq tonnes d'or. On hésiterait à moins... Poussés par l'appât du gain, une grande partie de l'armée des croisés fait voile vers Constantinople, même si d'autres préfèrent rester fidèles à leur vœu de croisade et rejoignent directement la Terre sainte. Le coup d'État de 1203 est donc particulier, car il implique la présence d'une armée étrangère. Cependant, on y retrouve bien les caractéristiques d'une prise de pouvoir réussie : maîtrise de l'opinion, des lieux stratégiques et de l'après-coup.

Car ce que les croisés cherchent avant tout, c'est à provoquer une révolte populaire, autrement dit à obtenir le soutien de la population – exactement comme les putschistes de 2016, qui ont prétendu n'agir que pour rétablir la démocratie. En 1203, on ne parle pas encore de démocratie, mais plutôt de légitimité : les croisés affirment qu'Alexis IV est le véritable empereur, et, pour le montrer aux habitants de la ville (dites le très vite : les Constantinopolitains), ils l'installent sur un navire qui passe et repasse devant les murailles de Byzance. En 1203 comme aujourd'hui, un coup d'État réussi est avant tout un coup d'État qui se masque, qui se présente comme une restauration, une réparation, qui prétend « reconstruire » la démocratie ou « remettre » le vrai empereur sur le trône...

Mais les populations civiles sont rarement dupes. Au Moyen Âge, les Grecs ne reconnaissent pas le jeune homme, ce qu'on comprend très bien : celui-ci s'est en effet enfui de la ville depuis 1201, et, auparavant, il a passé presque six ans en prison... D'un siècle à l'autre, ceux qui tentent de provoquer un coup d'État cherchent la reconnaissance, et le fait de ne pas l'obtenir peut lourdement peser sur leurs chances de réussite : en 2016, le soutien de la population civile a joué un rôle majeur dans la rapide défaite des putschistes. Mais au lieu de se soumettre à l'opposition des Byzantins, les croisés ne renoncent pas, et décident d'assiéger la ville.

 

Prendre Constantinople

Si les croisés tentent ainsi d'obtenir le soutien du peuple, c'est aussi que les murailles de Constantinople sont extrêmement imposantes. Bien plus, le contrôle de la ville fournit un capital symbolique majeur à l'empereur régnant, Alexis III : comme le montre l'historien Jean-Claude Cheynet, pendant les révoltes, le camp qui contrôle la capitale l'emporte généralement. La ville de Constantinople est en effet nimbée d'une aura dans laquelle joue sa longue histoire impériale, son immense richesse et le grand nombre de ses reliques. De plus, la ville contrôle, aujourd'hui comme hier, le passage entre la partie occidentale et la partie orientale de l'Empire.
Pour prendre la ville, les croisés comme les putschistes de 2016 cherchent avant tout à en contrôler les lieux-clés, et notamment les points de passage : les troupes révoltées ont tenté de prendre l'aéroport d'Atatürk, les croisés s'emparent de la Tour de Galata qui contrôle le port de la ville.

Le point de bascule est atteint le 17 juillet : Alexis III prend peur – ses troupes ont subi deux défaites importantes et la population commence à murmurer – et s'enfuit. Tout va très vite : le lendemain matin, les principaux notables de la ville font ouvrir les portes et réinstallent le vieil Isaac II, père d'Alexis IV, sur le trône impérial. Alexis IV lui-même est couronné quelques jours après. Le coup d'État est couronné de succès. En 2016, au contraire, le pouvoir a su réagir vite et fort, rester en place, réaffirmer son contrôle sur la ville et ses habitants, comme l'ont montré les manifestations du lendemain, qui soulignent bien l'adhésion de la population au régime d'Erdogan malgré l'autoritarisme montant.

 

Et après ?

Plus de huit siècles séparent ces deux matins de juillet qui ont vu, l'un un basculement politique important, l'autre l'échec d'un mouvement insurrectionnel. Le plus intéressant tient probablement dans les conséquences du coup d'État. En 1203, les croisés ne cessent d'exiger le paiement des sommes promises, ce qui contraint Alexis IV à émettre de nouveaux impôts et même à faire fondre les objets du culte, provoquant une grande révolte populaire. En janvier 1204, cinq mois à peine après son couronnement, le jeune empereur est assassiné. Quelques semaines plus tard, les croisés, las d'attendre un paiement qui ne vient jamais, prennent la ville, la pillent – les chevaux de la basilique Saint-Marc viennent de là – et installent un empereur latin sur le trône des basilei byzantins. L'empire byzantin est remplacé, pour plusieurs décennies, par un empire latin d'Orient. Au total donc, le coup d'État de juillet 1203 a profondément fragilisé l'édifice politique, conduisant à la chute de la ville et à l'éclatement de l'empire. L'exemple rappelle qu'une armée qui prend le pouvoir refuse généralement de le lâcher : on peut largement douter qu'une victoire des putschistes en Turquie aurait conduit à un renforcement de la démocratie...

Quelles seront les conséquences du coup d'État raté de juillet 2016 ? Permettra-t-il au pouvoir de réaffirmer son autorité sur l'ensemble du pays, ou mettra-t-il au contraire en évidence les tensions qui hantent le régime ?

Le parallèle entre ces deux temps a ses limites. Mais l'exemple de 1203 souligne qu'un coup d'État, réussi ou non, est toujours un moment-clé, accélérateur de l'histoire, qui en dit long sur la nature profonde du pouvoir du temps. À bien des égards, la façon dont le régime d'Erdogan gérera « l'après-16 juillet », notamment en ce qui concerne les punitions des putschistes, définira la Turquie de demain.


Pour aller plus loin :

- Jean-Claude Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (936 - 1210), Paris, Publications de la Sorbonne, 1990.
- Donal Queller et Thomas Madden, The Fourth Crusade. The Conquest of Constantinople, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1997.
- John J. Norwhich, Histoire de Byzance, Paris, Perrin, 1999.
- A écouter : une émission de La Fabrique de l'Histoire sur la quatrième croisade, le 11 mai 2016, avec Jean-Claude Cheynet et Guillaume de Saint-Guillain

 

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Notre dossier La Turquie d'Erdogan, au-delà du coup d'Etat

 

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