Tous les jeudi, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, les étrangers au Moyen Âge, qu'on cherche à attirer, quand ils ne sont pas expulsés...

 

 

Les étrangers n'ont pas fini d'enflammer nos débats. Sont-ils bons, sont-ils mauvais ? Sont-ils bénéfiques, sont-ils à craindre ? Faut-il les expulser à la fin, tel des parasites, ou les accepter comme porteurs de renouveau ? À travers une – pas si – subtile rhétorique, certains hommes et femmes politiques cherchent à nous faire croire que ce thème est récent, que le problème se pose à présent comme jamais il ne s'est posé auparavant. Ce serait un problème issu de la modernité et de la « mondialisation », repoussoir ultime s'il en est.

 

S'il est clair que la crise des migrants pose le problème sur le devant de la scène avec une ampleur inédite, le débat sur la place des étrangers est en réalité très ancien. Les gouvernements ont toujours oscillé entre l'expulsion pure et simple et une politique visant clairement à attirer à eux autant d'étrangers que possible, parfois à travers ce que l'on appellerait aujourd'hui une « immigration choisie ». L'époque contemporaine ne fait que reproduire de vieux schémas ; le Moyen Âge n'a pas non plus la palme de l'originalité en la matière. Il faut seulement se rappeler que l'étranger au Moyen Âge, c'est aussi celui qui est différent, celui qui est d'une autre religion, celui qui parle une autre langue. Les étrangers sont omniprésents, et pourtant ils inquiètent, car ils sont autres...

 

Expulsions du XIVe siècle

 

Le XIVe siècle est révélateur de ces contrastes. Le début du siècle penchait déjà vers un rejet des étrangers et des minorités. Philippe le Bel en France avait initié une politique d'expulsion des Juifs : en 1292 puis à nouveau en 1306, les biens juifs sont confisqués, eux-mêmes sont boutés hors du Royaume de France ; ils sont rappelés en 1315, mais pour être mieux expulsés ensuite en 1322. Les « Lombards », c'est à dire les marchands italiens présents en France, furent également touchés. Ils étaient riches, ils étaient étrangers : ils étaient donc suspects, et cette suspicion a pu se concrétiser à travers les mesures coercitives d'un pouvoir royal en quête d'affirmation.

 

En 1347 frappe un événement inattendu, qui bouleverse la société médiévale en son cœur : la Grande Peste. Les étrangers, les mauvais chrétiens ou les hérétiques, ces étrangers de l'intérieur, sont accusés d'attirer sur la communauté la colère divine. Les Juifs en particulier ont été victimes de ce déchaînement de peur et de violence ; les émeutes, les massacres et les bûchers les ont touchés en priorité. Mais aucun étranger n'était bienvenu : on ne les connaissait pas, ils pouvaient donc être responsables de la malédiction qui s'abattait sur la communauté. La circulation des hommes véhiculait la pestilence qui se propageait dans toute l'Europe et le monde méditerranéen ; l'étranger était donc par défaut celui qui apportait le malheur.

 

Renouveau par les étrangers

 

Cependant, c'est bien par les étrangers que le renouveau arriva. À cause de la peste, certaines régions perdent jusqu'aux deux-tiers de leur population. Les plus fortes années de l'épidémie créent un vide démographique qui mettra longtemps à se résorber. Au sortir de la crise, les villes, moteurs de l'économie de la fin du Moyen Âge, connaissent un manque criant de main-d’œuvre. En Italie en particulier, où les centres tels que Florence ou Gènes ont été durement touchés, les gouvernements  mettent tout en place pour combler le vide qui s'est installé. Il s'agit d'attirer des artisans qualifiés, permettant de dynamiser les secteurs productifs par l'apprentissage et l'apport de nouvelles compétences, mais pas seulement. Les dirigeants ne font pas de l'« immigration choisie » : la situation est telle qu'ils ne sont pas toujours regardants sur les compétences des nouveaux arrivants. Il s'agit d'attirer des bras, voilà tout. À Florence, les pouvoirs publics décident d'exempter de taxes tous les étrangers désireux de s'installer dans la ville pendant plusieurs années. Beaucoup d'Allemands viendront travailler ainsi dans les métiers de la laine en Toscane.

 

Une fois installés en ville, une fois leurs capacités productrices utilisées pour relancer l'économie, les étrangers seront à nouveau stigmatisés : au XVe siècle, on retrouve dans la littérature italienne la figure de l'Allemand séduisant de jeunes vierges italiennes, voire les enlevant ou les violant à la barbe de leurs parents qui crient vengeance. À Venise, où les Allemands sont présents dans la cordonnerie, le textile, la boulangerie, et où d'autres Italiens comme les Lucquois ont investi l'industrie de la soie, c'est leur violenceque l'on dénonce. À un moment où la reprise économique est achevée, où le dynamisme est moindre, la présence étrangère en ville redevient un poids et un repoussoir.

 

Étranger utile, étranger violent, étranger désiré, étranger repoussé... À travers les oscillations des politiques des États et les stigmatisations, voire les flambées de violence, dont les étrangers sont victimes, il est possible de mieux comprendre les crises et les inquiétudes de ces sociétés médiévales. Mais il est également possible de remettre en perspective nos inquiétudes d'aujourd'hui, en se rappelant non seulement que nous sommes les héritiers de ces étrangers ballottés entre pays et régions ; en se rappelant également que le regard que nous portons sur les étrangers n'est que le reflet de notre peur face à l'avenir.

 

Pour aller plus loin :

- Jacques Bottin et Donatella Calabi (dir.), Les Étrangers dans la ville : minorités et espace urbain du bas Moyen Âge à l'époque moderne, Paris, Editions MSH, 1999.

- Simona Cerutti, Étrangers. Étude d'une condition d'incertitude dans une société d'Ancien Régime, Paris, Bayard, 2012.

- David Nirenberg, Violence et minorités au Moyen Âge, Paris, PUF, 2002.

- Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser, Les Musulmans dans l'histoire de l'Europe, Paris, Albin Michel, 2013.

 

 

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