L'islam avant l'Islam : ce que le Coran nous dit de la société qui l'a créé.
Avec son titre mystérieux, Jacqueline Chabbi ne cherche pas à retirer deux des célèbres cinq piliers de l’Islam, mais plutôt à retrouver, au-delà des différentes couches de formalisation, les principes fondateurs qui ont guidé la création du Coran à l’époque de Mohamed. Dans une société confrontée aux déserts de la Péninsule arabique et au risque permanent, elle propose d’identifier l’Alliance, la Guidance et le Don comme les valeurs fondamentales dont le Coran s’est nourri pour offrir et transmettre une alliance divine. L’Alliance, car la solidarité est gage de survie, la Guidance car il faut parfois se donner un chef, et enfin le Don qui renforce les liens sociaux.
Jacqueline Chabbi l’affirme dès l’introduction : elle a voulu écrire un livre engagé. Un livre qui lutte contre tout mythe des origines selon lequel le Coran que nous lisons nous permettrait une compréhension immédiate de la manière dont vécurent les premiers musulmans. Le Coran naît de conditions sociales particulières qui, déjà trois siècles après, échappaient en partie aux lecteurs. La très grande longévité de la langue arabe – qui permet aujourd’hui à tout locuteur d’arabe littéral un accès direct au texte – n’empêche pas la lente dérive des mots. Les mots, comme les hommes, ont une histoire et prennent le sens que les contemporains leur donnent. Cette vérité s’applique à tous les textes sacrés, mais alors que la Tora et le Nouveau Testament ont fait l’objet d’une recherche philologique massive qui a permis d’éclairer leurs genèses, moins de livres traitent du substrat social et intellectuel du Coran : et surtout moins de livres sortent des cercles universitaires pour le mettre à notre portée.
Lire le Coran, est-ce comprendre le Coran ?
Après avoir déjà défendu cette thèse dans un premier ouvrage très historique et anthropologique, Le seigneur des tribus , puis dans une réflexion sur l’influence des textes d’ascendance biblique sur le Coran , l'auteure publie ici un ouvrage d’abord didactique. Construit comme un commentaire de texte argumenté, son livre se réfère sans cesse au Coran en accumulant les citations et en discutant les traductions. Pas besoin, donc, d’être un expert en la matière : ce peut-être l’occasion d’une première rencontre avec le Coran.
Certes l’ouvrage cite volontiers l’arabe, et profitera plus à ceux qui sont sensibles aux « racines trilitères », cette matrice grammaticale sur laquelle se fonde toute la grammaire arabe en permettant de situer immédiatement un mot au sein d’un champ lexical (trois consonnes centrales permettant de former une série de mots rattachés par le sens). Mais c’est de bonne guerre, car Jacqueline Chabbi déroute aussi les locuteurs d’arabe en allant chercher un sens souvent oublié. Le Kitab (le livre, de la racine « KaTaBa »), devenu pour nous l’objet écrit par excellence, ne serait par exemple que ce qui est la règle, le destin ou l’intangible, même oral . Ou encore le Hukm, traduit par la suite par le pouvoir ou le gouvernement dans un sens fort, renverrait au contraire à un accord ou à un arbitrage consensuel, dans un contexte où les décisions se prenaient en groupe et à l’unanimité . Car les mots se dérobent si on ne les remet pas dans leur contexte.
D’un islam à l’autre : de Muhammad aux Abbassides
Jacqueline Chabbi montre que l’islam tel que nous le connaissons aujourd’hui doit énormément au califat abbasside. Sans en faire le cœur de son propos, elle rappelle quelques jalons. Au moment de l’Hégire, c’est-à-dire du départ de Mohamed de la Mekke pour Médine en 622, date qui marque le début du calendrier arabe, la Mekke est encore une ville d’importance toute relative, comme l’est la Ka’ba, lieu sacré à rayonnement seulement local. Ce n’est pas le grand centre caravanier qu’en ont fait certains auteurs : dans une Péninsule arabique désertique, où la survie dépend de la capacité à se déplacer sans se perdre, les Mekkois dépendent des caravaniers. Mohamed, loin d’être lui-même un grand caravanier, appartient donc au groupe des sédentaires, pour qui la perte dans le désert et l’isolement du groupe sont associés à la mort. Malgré le morcellement en différents dialectes, l’arabe formel ou poétique sert de langue officielle, bénéficiant de certaines importations de mot grecs ou syriaques depuis le nord, yéménites ou éthiopiens depuis les plaines fertiles du sud. Mais l’attention des tribus ne se porte pas vers l’extérieur : elle serait concentrée sur la situation locale. L’alliance proposée n’est donc pas universelle : elle est restreinte sur un ensemble de tribus.
Ce n’est que sous les Umayyades, califat qui émerge en 661, que l’extension territoriale commence à avoir un impact religieux, alors même que le Coran est mis pour la première fois à l’écrit. Les populations conquises peuvent se rallier à l’islam à condition de s’allier à une famille originaire de la Péninsule arabique : elles en portent alors le nom, perpétuant dans l’anthroponymie un lien et une dépendance. C’est aussi l’époque de la rivalité avec le puissant Empire Byzantin, autre grand empire monothéiste à revendication universelle. La rencontre avec le judaïsme avait eu lieu dès la période médinoise, grâce à la présence de tribus juives dans ce qui était appelé à devenir la seconde ville sainte de l’islam. Avec Byzance la rivalité est aussi politique : le Dôme du Rocher, sis à Jérusalem, en porte la trace puisque les premières décorations qu’il reçoit alors affirment fortement le monothéisme musulman, par rapport au dogme de la trinité associé à un polythéisme.
Mais la grande époque de la fixation des textes reste le califat abbasside, qui détrône les Umayyades en 750 puis déplace la capitale de Damas à Bagdad. Les Hadith, ou faits advenus (parmi Mohamed et ses compagnons), corpus infiniment plus varié et imaginatif que ne l’est le Coran, vont faire l’objet d’une compilation officielle : c’est la naissance de la sunna. Après avoir été rejetés par certains courants de pensée, ils sont acceptés au IXe siècle par le pouvoir en place, donnant ainsi l’occasion de sélectionner ceux dont la chaîne de transmission orale est jugée fiable. Or tous les auteurs sélectionnés sont étrangers à la Péninsule arabique : tous orientaux venus du Khorasan ou encore de la Transoxiane. La religion est alors devenue un message à vocation universelle, destiné à des populations dont l’ancrage géographique comme l’imaginaire social est coupé de celui de la Péninsule arabique du premier VIIe siècle. À trois siècles de distance, ce n’est plus l’islam des premiers alliés.
Dans ces rapides jalons on perçoit ce que les religions ont d’humanité, et combien elles dépendent des sociétés qui les embrassent. Jacqueline Chabbi insiste beaucoup sur le fait que les rêves d’imitation des premiers temps sont en réalité le produit de leur époque propre. Ainsi les courants issus du wahhabisme, mouvement né au XVIIIe siècle en Arabie saoudite dans un contexte de rivalité avec la domination ottomane, relèveraient en réalité d’un rêve très contemporain : « Orphelins d’un passé historique qu’ils ignorent, ceux-ci veulent imposer le fantasme qu’ils se sont fabriqués . »
L’Alliance
Les cinq piliers de l’islam sont le résultat de cette formalisation progressive, que Jacqueline Chabbi cherche à dépasser pour comprendre la société où vécut Mohamed. Elle propose trois concepts en réalité assez fluides, puisqu’ils servent surtout de plan à son livre. L’Alliance rejoue les conditions des alliances terrestres. Le déterminisme géographique jouerait ici à plein : dans une Péninsule désertique habitée par des clans réunis en tribus, la survie du groupe peut dépendre du choix du bon allié. Il s’agit de trouver celui qui protègera efficacement, mais aussi qui ne fera pas défection. L’Alliance avec Dieu est alors présentée comme un substitut, mais dont les exigences restent similaires.
Cette partie est l’occasion d’examiner la manière dont le Coran construit la figure de Dieu à travers les noms qui lui sont successivement attribués. Allah, formé à partir du terme sémitique Al, qui renvoie à la divinité, n’est pas encore dominant. Apparaît encore le terme de Rabb, c’est-à-dire de seigneur. Bien qu’importé, ce terme était déjà présent, par exemple dans la poésie bédouine, associé à un pouvoir territorialisé. Quant au terme de Rahman, qu’on retrouve aujourd’hui essentiellement sous forme d’attribut (al-Rahman al-Rahim : le miséricordieux), il est alors un nom en soi, associé dans le texte aux moments de création. Cette figure en construction est toujours présentée comme un proche (walî), auquel sont appelés à s’allier ceux qui deviendront des mu’minûn, que l’auteure traduit non pas comme les croyants, mais comme les alliés.
La Guidance
La Guidance, présentée comme le thème majeure du Coran, fonctionne sur le même principe : pour les Mekkois sédentaires, les chemins du désert ne sauraient être franchis sans un guide fiable, d’où un imaginaire très fort de la Guidance et une phobie de la perte dans le désert. Dieu canaliserait alors cette fonction, sauvant ceux qui deviennent les muslimun, les protégés. Cette deuxième partie sert aussi à examiner au sein du texte une série de termes devenus par la suite centraux : la sharî’a, l’umma, la sunna ou encore le sabil (le chemin) et le djihad.
La sharî’a apparaît par exemple dans sa signification première comme un point où l’eau affleure, c’est-à-dire où l’abreuvement du troupeau ne nécessite pas l’éreintante activité de puisage. Avec seulement cinq occurrences dans tout le Coran, elle est simplement associée à la route sûre. Jacqueline Chabbi précise qu’en termes de justice et de punition, le Coran est ancré dans la société qui le produit et ne reconnaît que les qisâs, les rétributions, en recommandant qu’elles soient légères. Car dans un monde où la richesse se compte en hommes et en troupeaux et où s’exerce la loi du Talion, la violence risque de générer la violence et doit être mise sous contrôle : « Tuer les hommes d’un groupe adverse de manière inconsidérée ou gratuitement massacreuse constitue une transgression majeure », tandis que la négociation réussie est un don de Dieu .
Le verset du sabre, connu pour être le seul passage coranique qui appelle à la violence contre les non ralliés, est ainsi à lire au sein du texte comme un discours qui ne pouvait être suivi d’action : il intervient un an après la mort du Prophète, à un moment où la Péninsule est déjà ralliée à de rares exceptions près. « Le Coran n’aurait fait alors qu’entériner une domination déjà largement acquise (…). Il ne pouvait être question de les tuer puisque le but était de les faire entrer dans l’alliance intertribale médinoise . »
Le Don
Le Don, enfin, dérive de l’Alliance car il fonctionne comme souvent sur le modèle de l’échange, le destinataire du don étant lié par la gratitude à celui qui offre. C’est sur le même modèle que se construit le rapport à Dieu, à travers deux formes de don : des promesses eschatologiques, et un don quotidien de la subsistance.
Les promesses eschatologiques telles qu’on les trouve dans le Coran ont fait couler beaucoup d’encre, aussi Jacqueline Chabbi leur consacre-t-elle un chapitre entier. Elle sépare période mekkoise et période médinoise, montrant que l’on passe du paradis des houris au « paradis des familles ». Durant la période mekkoise, le paradis apparaît comme un lieu de plaisirs masculins, figuré à travers des fleuves de lait, de miel et de vin (khamr), et l’image des houris aux yeux noirs. C’est un plaisir licite car, comme beaucoup de sociétés médiévales, la Péninsule arabique pratique l’esclavage, et donc le Coran n’invente rien de particulièrement lubrique, mais maximise une scène de plaisir qui devait relever du possible au VIIe siècle, et dont au passage les jeunes éphèbes n’étaient pas absents. Puis vient la période médinoise, où les houris disparaissent du paradis. Le paradis devient un jardin figuré comme le lieu par excellence de la sédentarité, où les femmes présentes ne sont que les épouses.
Quant au don de la subsistance quotidienne, il est renouvelé à travers la description du monde créé, un monde orienté vers l’efficace satisfaction des besoins vitaux via des descriptions végétales et animales. Mais ce qui caractérise le plus ce don divin, c’est que contrairement aux dons humains il ne peut faire l’objet d’une contrepartie : la gratitude doit ainsi être complète et venir renouveler l’Alliance.
Les trois piliers de Jacqueline Chabbi : Traduction, comparaison, anthropologie
Tout comme le Coran n’est pas abstrait de son milieu, Jacqueline Chabbi ne travaille pas dans un no man’s land universitaire. Le Coran fait l’objet d’études philologiques . La recherche s’interroge en particulier aujourd’hui sur ses liens avec des textes d’ascendance biblique. La méthode des Trois piliers de l’islam est légèrement différente : tout en s’appuyant fortement sur un travail étymologique , l’anthropologie et le texte coranique lui-même sont mis au premier plan, à travers un travail de comparaison interne entre chaque terme étudié. Son but est bien évidemment d’écarter ce qui relèverait d’interpolations ultérieures, travail mené de longue date au sein de l’islam même, mais aussi de rétablir un univers mental qui apparaîtrait à travers le texte et viendrait expliquer certains passages.
En analysant le jeu entre critiques des kafiroun(les non croyants) et réponses de Mohamed, l’auteure replace la production du Coran dans le contexte d’une réception d’abord réticente. Ses détracteurs imputent par exemple à celui qui n’est d’abord qu’un avertisseur un discours étrange, à savoir étranger au clan, et donc faux . Par ailleurs Jacqueline Chabbi commente les termes employés en se fondant sur des relevés extensifs de leurs occurrences au sein du texte, ce qui permet d’enrichir l’ensemble de significations possibles. Ainsi le djihad apparaît également durant la période Mekkoise, mené par certains non ralliés contre Mohamed lui-même. Enfin, au-delà des rapprochements trop rapides avec des thèmes ou des termes bibliques, Jacqueline Chabbi s’attache à retrouver la spécificité des termes mêmes du message coranique, pour que la traduction n’affadisse pas le sens en se rabattant sur les formules propres aux autres grands monothéismes sémitiques. Par exemple, l’acte de création divin dans le Coran se dit à travers le mot de khalq, qui exprime la juste mesure de la fabrication, et qui n’est pas le terme que la Tora réserve à la Genèse . Car le Coran ne mentionne pas d’épisode de Genèse, et l’idée de création est émiettée en une centaine de fragments disjoints, qui ne se replacent en contexte que par un effort de la pensée.
À travers ce commentaire suivi, où les trois piliers servent de soutien à la cohérence du propos, c’est une lecture humaine qui est progressivement proposée, et qui tente de comprendre au plus proche ce que furent vraiment les premiers hommes de l’islam. On doit donc à Jacqueline Chabbi un message engagé, mais aussi un beau livre à propos d’un grand texte