Présenté en sélection officielle au Festival de Cannes, Ma Loute de Bruno Dumont sort parallèlement en salles, pour notre plus grand bonheur.

 

Tout en conservant les cocasseries et la désinvolture de la série télévisuelle P’tit Quinquin, Bruno Dumont relève à nouveau le défi du genre comique, afin d’explorer et d’approfondir l’éventail des questionnements qui étaient les siens dans ses œuvres précédentes. Au lieu de les aplatir, la comédie les réorganise et les dialectise, afin de les ancrer davantage dans une matière sociale vive et d’en révéler toutes les dimensions.

Nous sommes au début du XXe siècle, ce sont les vacances d’été dans le Nord. Pendant que la famille Brufort, pêcheurs de moules, rentre de sa récolte fructueuse sur les rochers marins, les membres de la famille Van Peteghem parcourt les chemins de sable, pour rejoindre leur résidence secondaire « ptolémaïque ». Cependant, de mystérieuses disparitions sèment le trouble dans la baie.  Le commissaire Machin et son lieutenant, Malfoy, mènent l’enquête…

Tout en faisant de l’intrigue policière le ferment de son récit, Bruno Dumont dresse le portrait savoureux d’une société de classes, soumise à ses propres oripeaux. Les bourgeois s’extasient du folklore de la baie et les pêcheurs grognent contre les nouveaux arrivants, malgré l’attractivité financière de ces derniers. Des passerelles s’établissent très vite entre ces deux mondes, pour aboutir à la rencontre amoureuse de Billy, jeune bourgeoise déliée, et Ma Loute, jeune pêcheur timide et débrouillard. En ce sens, la structure et le sens du récit de Ma Loute n’est pas sans évoquer La Règle du Jeu de Jean Renoir. En effet, sans sacrifier une intrigue à l’autre et suivant une articulation enchevêtrée des registres dramaturgiques, le cinéaste mène son film entre légèreté et gravité, avec souplesse et invention.

Cette invention se situe d’abord à la croisée des genres : du roman policier au théâtre de Ionesco en passant par les mythes grecs et chrétiens, les genres se côtoient, se répondent et se nourrissent les uns les autres. Ensuite, rares sont les comédies qui portent une attention aussi importante à la plastique de l’image et à la figuration sonore. Outre les inspirations picturales du film, le traitement sonore des personnages et de leurs langages rappelle vivement l’univers de Playtime ou des Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati. Inspiré par les cultures populaires autant que par l’histoire des arts et du cinéma, Dumont n’étouffe cependant pas son histoire et sa mise en scène sous la pesanteur des références. Il en joue au contraire de façon déliée, réinvestissant l’art de ses pairs pour servir au mieux son propos, et figurer avec humour les apories d’une société clivée.

Ainsi, le cinéaste met en valeur ses personnages suivant un traitement pictural et figural particulier. « Interprétés » par des acteurs non professionnels, les pêcheurs de moules sont filmés et mis en scène suivant un traitement réaliste, à la manière des peintres Gustave Courbet (Un enterrement à Orman) ou Jean-François Millet (L’Angelus). Ces acteurs ne jouent pas ; ils sont. Bruno Dumont les magnifie parfois, en les filmant comme des personnages de western, c’est-à-dire en gros plan et en légère contre-plongée sur fond de ciel bleu. Mais il ne s’agit pas ici de les extraire du monde, ni de leur conférer une valeur absolue et définitive ; au contraire, il s’agit de figurer et d’isoler brièvement les sentiments et la force de défi qu’ils expriment dans un contexte particulier.

Les grands bourgeois sont, quant à eux, interprétés par des comédiens professionnels, performant – avec brio et intelligence – la caricature de leur propre condition d’acteur et de bourgeois. En effet, leur interprétation se découvre teintée d’attitude névrotique, voire hystérique, où le paraître cache les blessures perverses d’une classe sociale malade, repliée sur elle-même. Le cinéaste les habille et les filme dans un paysage qui rappelle ceux des impressionnistes, Claude Monet et Eugène Boudin, de telle manière que l’insouciance et la légèreté des décors et des costumes contraste avec l’idiotie de leurs comportements. De leur côté, les deux policiers présentent une attitude de personnages burlesques, tels Laurel et Hardy, mais évoquent aussi les peintres surréalistes, René Magritte, par leur costume (chapeaux melons), ou Giorgio De Chirico, dans la manière dont ils appréhendent l’espace de l’enquête (surtout le commissaire).

Toutefois, ces références ne sont pas figées. Elles circulent d’un groupe à l’autre et se comprennent l’une l’autre, comme si un discours subliminal évoluait à travers toutes ces strates de sens et de références. En ancrant son histoire au début du XXe siècle et en l’habillant des peintures réalistes de la fin du XIXe jusqu’à celles de la révolution surréaliste, le cinéaste organise un parallèle avec la société qui est la nôtre et semble nous indiquer une orientation temporelle et politique à méditer. En effet, le monde d’hier flirte ici avec le monde d’aujourd’hui, et ce qui aura reçu autrefois le nom de « lutte des classes » se manifeste dans le film, à travers les comportements figuraux – politiquement aporétiques, semble-t-il nous dire – du travestissement, du cannibalisme et du miracle.

A ce titre, le discours politique de Dumont passe aussi par une vision politique des corps. Dans Ma Loute, les corps se plient, se déplient, disparaissent, sont déchiquetés. Tandis que le corps des pêcheurs reste droit et s’ancre dans la vase, porte et sauve ceux des autres perdus en mer, les corps des bourgeois et des policiers se désarticulent, gonflent, chutent, roulent et s’envolent. Mais lorsque Ma Loute est invité à la table des Van Peteghem, son corps se courbe et sa tête reste baissée, comme le corps et la langue du Père Van Peteghem se redresse et s’articule en présence des pêcheurs. Cette politique des corps se manifeste également à travers le jeu du langage. Chaque famille de personnages possède en effet un langage ou un accent qui lui est propre, ce dernier définissant un caractère appartenant à un corps social particulier. Le parlé des uns suscite parfois l’incompréhension ou la moquerie (par mimétisme) des autres, comme les uns et les autres sont parfois incompréhensibles pour le spectateur lui-même, surtout lorsque chaque groupe discute simultanément de son côté.

Aussi, le cinéaste exécute-t-il une orchestration profonde et magistrale, réinvestissant le discours et la matière sociale de ses premières œuvres, sous le regard amusé mais inquiet de Thalie, qui, des neufs filles de Zeus et de Mnémosyne, préside à la Comédie. La puissance et l’ironie tragique de Dionysos pointe le doigt, en effet, mais résiste à la tentation de déchirer la toile, pour mieux s’y résoudre et s’y révéler.