Chaque semaine dans « Nation ? (Chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle. Cette semaine, elle présente le Projet Thélème, qui visait à faire découvrir l'anthropologie aux élèves du Lycée le Corbusier à Aubervilliers.
Ce samedi 21 mai 2016, les élèves du Projet Thélème mis en œuvre par Catherine Robert, professeure de philosophie au Lycée Le Corbusier à Aubervilliers, ont accueillis avec des viennoiseries, en attendant le buffet aux 72 spécialités représentant les 72 nationalités du lycée. Tous étaient ravis de pouvoir présenter un projet auquel ils avaient collaboré.
Découvrir l’anthropologie
Les élèves ont été initiés à l’anthropologie aux côtés de Christian Baudelot, professeur émérite de sociologie au département des sciences sociales de l’ENS et chercheur au Centre Maurice Halbwachs et de Jean-Loïc Le Quellec, anthropologue, mythologue, préhistorien et directeur de recherche à l’Institut des mondes africains du CNRS. Une des élèves avoue avoir été tout simplement attirée par le mot « anthropologie », qu’elle ignorait mais qui la faisait rêver. Un autre se dit heureux d’achever ainsi ses années lycées. « Je voulais faire quelque chose, parce que la Terminale, c’est la fin de quelque chose. Après ce ne sera plus jamais pareil », dit-il avec une petite touche d’émotion. Une autre se réjouit de l’occasion qu’elle a eu de surmonter sa timidité à l’oral. « Cela tombe bien dit-elle en souriant. Je passe bientôt un oral pour le bac. Ça va m’aider ! » Ces jeunes ont conscience qu’un tel projet permet de révéler un autre visage de la banlieue : « C’est beau cette diversité » explique une élève, songeuse. Puis elle fronce les sourcils. « Ce discours sur la banlieue, ça nous enferme dans des représentations fausses ».
A leur curiosité et leur désir de comprendre et d’agir, ils ont ajouté le plaisir de dire et d’argumenter. Cela se sent quand on leur demande d’expliquer leur engagement.
Enquêter sur l’amour
Les Thélémites de l’an passé ont vu leurs travaux de l’an passé donner lieu ce mois-ci à la sortie de l’ouvrage Comment vivre ensemble quand on ne vit pas pareil, où l’on retrouve les signatures de nombreux chercheurs . Chaque double-page pose une question précise et un chercheur en sociologie, anthropologie ou philosophie, y répond de la façon la plus simple qui soit, sans pour autant en éluder la complexité… Cette année, le colloque avait pour titre « Pour le meilleur et pour le dire » Les jeunes ont décidé de travailler la diversité culturelle des pratiques amoureuses. « Cette question nous intéresse tous », s’exclame une élève. C’était ainsi l’occasion pour eux de présenter l’enquête qu’ils avaient construite et menée auprès d’un échantillon de plus de 600 lycéens. Leur site internet la présentait ainsi :
« Pourquoi enquêter sur l’amour et le choix du partenaire idéal auprès des lycéens de Seine-Saint-Denis ? Parce que cette question concerne les adolescents, et parce qu’ils ont des choses à dire là-dessus. Parce que leurs réponses sont révélatrices de leurs attitudes et de leurs opinions sur les relations entre hommes et femmes, sur la nature des affinités électives, sur la répartition des rôles et la différence des statuts. Plus généralement, ces réponses nous éclairent sur les qualités que les jeunes d’aujourd’hui trouvent les plus importantes pour faire société. Il y a plusieurs façons d’aimer et plusieurs façons de concevoir les relations à l’intérieur du couple. Il y a des différences et surtout beaucoup de similitudes entre la jeunesse de Seine-Saint-Denis et ses contemporains. Quelles sont-elles ? Comment les expliquer ? Que nous apprennent-elles sur les représentations de cette jeunesse, et comment nous permettent-elles d’élucider nos propres idées reçues à son endroit ?Cette enquête sociologique vise aussi à déconstruire un certain nombre de préjugés sur les habitants de cette banlieue mal connue aux mœurs fantasmées. »
Un projet humaniste
On peut bien sûr discuter les limites d’un tel parti-pris – on en trouvera toujours – mais la satisfaction des élèves n’est pas négligeable. Deux questions hantent ces derniers : celle de leur origine et celle du sens du discours médiatique sur la banlieue, qu’ils voient comme une forme d’ostracisme. C’est notamment sur ce dernier affect, vécu au quotidien par ces jeunes, que le projet souhaite travailler. Faire entendre raison aux représentations des affects, avant de « changer l’ordre du monde » tel est l’objectif moins visible de l’équipe.
Ce qui importe dès lors est moins le produit finalisé que l’ensemble de la démarche. Bonne conscience malheureuse qui ne passe pas à l’effectivité aurait pu dire Hegel. Oui, peut-être, mais ce moment doit être posé dans la perspective de son dépassement. On peut par contre déplorer que le projet n’examine pas ses présupposés. Comparer les diverses cultures ne risque-t-il pas d'entretenir la croyance en une identité culturelle ? C'est un risque à souligner. Toutefois, il faut reconnaître les qualités humanistes d’un tel projet : pour une fois, les élèves ne sont pas sommés d’apprendre un cours, ils sont véritablement encouragés à mener une réflexion active. Il s’agit de les amener dans le temps long de la réflexion, de leur faire goûter le désir du questionnement. En cela ce projet s’inscrit bien dans une démarche philosophique.
Goûter le désir du vrai
Si la question identitaire n’est pas abordée de front, il y a cependant une réelle démarche interrogative à son propos. Ce samedi 21 mai, le lycée accueillait l’anthropologue Florence Dupont, spécialiste de la sexualité de la Rome antique. Démêlant non sans humour, les préjugés enracinés à ce sujet, elle a tenté de montrer aux élèves comment les identités sexuelles étaient genrées uniquement sur le plan social. Les Romains aimaient d’abord les beaux corps, indépendamment souligna-t-elle, de leur appartenance à un sexe. L’an passé lors du colloque : Comment vivre ensemble quand on ne vit pas pareil, la philosophe Barbara Cassin, avait expliqué pourquoi la langue d’un pays était en perpétuelle évolution et non pas figée. Elle concluait que la langue n’appartenait à personne. La sociologue Françoise Héritier, qui a co-dirigé l'ouvrage né de ce collogue, a tenté de mettre en valeur la dimension institutionnelle de la religion, pour éviter de la réduire à la foi ou la croyance. Elle en montre ainsi le rôle politique pour tenter de faire comprendre qu’une définition de soi par l’identité religieuse implique toujours une dimension idéologique.
Thélème tente la philosophie comme art de vivre, mais surtout ce projet cherche à ce que les élèves interrogent finalement leurs propres préjugés. N’est-ce pas la meilleure démarche pour tenter d’éclairer cette jeunesse ? C’est en tout cas le pari de Catherine Robert qui propose à d’autres établissements de rejoindre le projet. Il ne s’agit donc pas de « faire » de la philosophie, mais de trouver des passages, une sorte d’entre deux, où les élèves se mettent à penser. Ce projet extra-scolaire dans le cadre de l’école, cette classe hors la classe offre notamment aux élèves, le salutaire contrepoison contre le pseudo-savoir glané sur Internet et les réseaux sociaux.
L’anthropologie rencontre ici la philosophie, non pas sous la forme d’une citation, mais dans la pratique effective de la pensée qui a pour tâche de libérer du préjugé, en bousculant la bonne conscience morale. Il s’agit de mettre entre parenthèses la bienveillance morale et sociale pour s’intéresser à une éthique de la connaissance et du savoir.
Pour aller plus loin :
Comment vivre ensemble quand on ne vit pas pareil ?
Collectif
Edition La ville brûle, 2016
64 p., 8,5 euros
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