D’un côté, les Etats-Unis sont le pays dont Gustave de Beaumont a loué le système de l’encellulement individuel, celui du Due Process of Law et de la cross-examination, celui des « droits Miranda », etc. Mais les états-Unis sont aussi le pays de la massification carcérale, de la Perp Walk, et donc d’un certain nombre de peines que le progressisme pénal européen réprouve désormais. Cette sixième livraison des Chroniques américaines plonge au coeur de ce remarquable paradoxal pénal.

 

Le Huitième Amendement de la Constitution des États-Unis interdit notamment des « châtiments cruels ou inhabituels », une interdiction rendue applicable aux états par la clause de Due Process du Quatorzième Amendement   . La Cour suprême a eu le loisir de définir la portée de cette clause en précisant qu’elle s’oppose à trois types de châtiments : ceux qui sont « intrinsèquement barbares » (inherently barbaric punishments)   , ceux qui sont « excessifs et disproportionnés », ceux qui sont « arbitraires ou discriminatoires ».

 

Que sont ces « châtiments cruels ou inhabituels» ?

 

Parmi les châtiments « intrinsèquement barbares », la jurisprudence compte la torture, toute autre infliction de souffrance physique qui s’en approche, le recours en matière de peine de mort à tout mode d’exécution qui présente un risque « substantiel ou objectivement intolérable d’infliger une grande souffrance »   .

 

Des châtiments peuvent être « excessifs et disproportionnés » à deux égards. Il peut d’abord s’agir de la qualité de la personne condamnée. C’est dans cette mesure que la Cour suprême a exclu la peine de mort pour des personnes qui étaient mineures au moment de la commission du crime pour lequel elles ont été condamnées   ou pour des personnes mentalement déficientes   . Un châtiment peut encore être « excessif et disproportionné » en considération de l’infraction commise. C’est dans cette autre mesure que la Cour suprême a voulu que la peine de mort ne puisse pas être appliquée à des crimes contre les personnes lorsque ces crimes ne consistent pas dans le fait de donner volontairement la mort à autrui   , ce principe s’opposant par exemple à l’application de la peine de mort à un viol sur mineur   ou sur une femme majeure   . Deux critères permettent de conclure au caractère excessif ou disproportionné d’un châtiment. Il faut en premier lieu aux juges décider, à partir de « considérations objectives », si le châtiment en cause est conforme aux « standards de décence » en vigueur au moment où la question a été posée. Ces « considérations objectives » tiendront à l’évolution de la législation, à la pratique des procureurs et à l’évolution des préférences des jurys criminels, aux décisions des cours des états. Toutefois, les juges doivent prendre en considération un deuxième critère, celui de savoir si le châtiment en question peut se réclamer d’une justification pénologique telle que la dissuasion ou la récidive.

 

Enfin, des châtiments peuvent être « arbitraires ou discriminatoires »   au sens du Huitième Amendement, en raison du défaut de clarté et de précision des circonstances où elles peuvent être prononcées, du défaut d’individualisation des responsabilités des personnes poursuivies pour une même infraction, de l’existence de biais (raciaux ou de toutes autres sortes) dans la détermination des coupables.

 

Des prisons en général et de l’air conditionné en particulier

 

Loin d’avoir la même importance dans le débat politique américain que la peine de mort, certaines autres pratiques pénales ne se prêtent pas moins à des mises en cause au titre de la clause du Huitième Amendement relative aux châtiments cruels et inhabituels. Tel est le cas de la pratique suivie en Floride ou au Texas de ne pas agrémenter les centres de détention et les prisons d’air conditionné, ou plutôt de le réserver aux seules dépendances médicales et psychiatriques. Or cette absence d’air conditionné est contestée, y compris devant les tribunaux, par ceux qui la jugent particulièrement grave pour des détenus âgés, souffrant de certaines maladies telles que le diabète. En 2014, la « clinique des droits de l’Homme » de l’University of Texas à Austin évaluait à 14 au cours des sept dernières années le nombre de décès de prisonniers directement liés à des températures très élevées dans les centres de détention et les prisons du Texas, compte tenu notamment de ce que les températures dans ces établissements peuvent dépasser 65°C dès le milieu de la matinée. Le regard des autorités du Texas sur cette question a néanmoins commencé à changer, spécialement depuis que des personnels de ces établissements ont fait valoir à leur tour que leurs fragilités en termes de santé avaient été aggravées par l’absence d’air conditionné.

 

La prison à vie en général, et la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle ou anticipée, est une deuxième question ouverte au regard de l’interdiction constitutionnelle des châtiments cruels et inhabituels. Une étude de l’United States Sentencing Commission de 2015((Life Sentences in the Federal System)) en a donné un état des lieux au niveau fédéral enanalysant les peines de prison à perpétuité prononcées par les juridictions fédérales en 2013, sachant qu’au 1er janvier 2015, 4436 personnes au total purgeaient une telle peine dans une prison fédérale. L’étude rapporte qu’en 2013, les juridictions fédérales ont infligé une peine de prison à perpétuité sans possibilité de libération à 153 personnes. 168 autres personnes se sont vu infliger des peines dont le nombre d’années est tel qu’en pratique, cela équivaut à une condamnation à perpétuité. Toutefois, l’étude note que ces condamnés ne représentent que 0,4 % des personnes condamnées au niveau fédéral à purger une peine de prison en 2013. Si les condamnations à la prison à vie sont rares dans le système fédéral, explique l’étude, c’est notamment parce qu’elles ne sont pas prononcées dans les 150 infractions pour lesquelles cette peine est prévue (sachant que dans au moins 45 de ces 150 infractions, elle est la peine minimale), mais seulement pour quatre d’entre elles, c’est-à-dire pour certains types d’actes criminels et de profils. Ainsi, dans pratiquement tous les cas dans lesquels la prison à perpétuité a été prononcée, une ou plusieurs personnes sont mortes à la suite de l’action criminelle, et le trafic de drogue est l’infraction la plus commune dans laquelle une peine d’emprisonnement à perpétuité est imposée, en général lorsqu’il a y a eu mort ou blessures graves par suite de l’utilisation de la drogue ou lorsque la personne poursuivie avait déjà été condamnée pour trafic de drogue.

 Une troisième pratique pénale contestée consiste dans les emprisonnements pour défaut de paiement de frais de justice, d’amendes pénales ou d’amendes pour violation du code de la route. Bien que l’emprisonnement pour dette (debtors’ prisons) évoque des images de l’Angleterre victorienne, il n’est pas moins un phénomène constaté dans certains états (Louisiane, Michigan, Ohio, Géorgie, Etat de Washington) et touchant principalement les pauvres, autrement dit ceux qui n’ont pas les moyens d’acquitter l’amende. Ce système d’emprisonnement prévoit en général que les individus qui manquent de payer leurs amendes et frais de justice se voient accorder un échelonnement du paiement (par mensualités). Et c’est faute de respect de ce plan d’échelonnement qu’un mandat d’arrêt est rendu par un juge pour une incarcération de dix jours à laquelle le justiciable ne peut s’opposer en acquittant une caution libératoire. Les textes exigent en général que les juges procèdent à une audience contradictoire pour savoir si le défaut de paiement d’une ou de plusieurs amendes est imputable à l’insolvabilité du débiteur (ou à sa mauvaise foi). Dans cette mesure, l’emprisonnement n’est donc pas supposé s’appliquer aux débiteurs pauvres mais plutôt aux débiteurs en situation financière de régler leurs amendes mais répugnant à le faire.

 

La peine de mort…

 

Si la Cour suprême des états-Unis n’a toujours pas déclaré la peine de mort contraire au Huitième Amendement, c’est donc parce que la majorité de ses membres continue de soutenir qu’elle n’est pas « intrinsèquement barbare » (inherently barbaric punishment) et qu’elle réunit les critères permettant de dire qu’un châtiment n’est pas, dans son principe, « excessif et disproportionné » (Kansas v. Marsh, 2006). Aussi l’abolition de la peine de mort relève-t-elle de l’appréciation du Congrès (pour ceux des crimes fédéraux auxquels elle s’applique encore) et des 31 états dont la législation la prévoit, les derniers états abolitionnistes étant le Nouveau Mexique (2009), le Connecticut (2012), le Maryland (2013) et le Nebraska (2015). Contrairement à ce que l’on peut lire en France, la Cour suprême n’a pas « aboli la peine de mort » en 1972 avant de changer d’avis quatre ans plus tard. En 1972, dans Furman v. Georgia, elle a invalidé la peine de mort telle qu’elle a été décidée pour les requérants : les trois requérants, Noirs, passaient aux yeux de certains pour avoir été condamnés en raison de leur altérité raciale. L’un des trois fut condamné pour assassinat, et les deux autres pour viol. En toute hypothèse, dans les trois cas, la question de savoir si la peine devait être la mort ou une peine plus légère était laissée à l’appréciation discrétionnaire du juge ou du jury. Or ce vice était caractéristique de toutes les législations des états ayant la peine de mort. Quatre ans plus tard, dans Gregg v. Georgia, la Cour suprême valide la législation de la Géorgie qui a tiré les conséquences de l’arrêt de 1972, une législation qui, précisément, fut imitée par d’autres états.

 

L’abolition de la peine de mort dans le Connecticut est intéressante dans la mesure où la Cour suprême de l’état a jugé qu’il s’agissait d’une peine « cruelle et inhabituelle » dont l’abolition doit être rétroactive. En effet, le Connecticut a aboli la peine de mort de sa législation le 25 avril 2012 avec néanmoins cette réserve que l’abolition ne s’appliquerait pas aux crimes commis antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi. Autrement dit, le législateur du Connecticut avait refusé d’assortir l’abolition d’une applicabilité immédiate de la nouvelle loi, « moins sévère » selon l’expression consacrée dans le langage juridique. Or dans un arrêt State of Connecticut v. Eduardo Santiago rendu le 13 août 2015((mais officiellement daté du 25 août 2015)), la Cour suprême du Connecticut conclut par quatre voix contre trois que l’application de la peine de mort aux personnes en attente de leur exécution (celles-ci étaient au total de onze au jour de l’arrêt) serait contraire à la Constitution de l’État et à sa prohibition des « peines cruelles et inhabituelles ». La Cour suprême du Connecticut était saisie du cas d’un criminel condamné à mort en 2005 mais dont la condamnation avait été annulée pour un vice de procédure, à condition que la juridiction pénale du fond, recommence la procédure de fixation de la peine (‟penalty phase”) en prenant en compte les éléments qui ne l’avaient pas été la première fois. La Cour suprême du Connecticut devait donc se prononcer formellement sur la possibilité pour le jury criminel de prononcer une nouvelle condamnation à mort, compte tenu précisément de la lettre de la loi d’abolition entrée en vigueur en 2012. La Cour répond par la négative à cette question mais conclut plus généralement que ce sont toutes les exécutions capitales prononcées avant le 25 avril 2012 qui doivent être commuées en peines de prison à vie. Emphatisant sur les principes constitutionnels qui fondent le Connecticut et sur l’exceptionnalisme historique et juridique de l’État (‟Connecticut’s unique historical and legal landscape”), le juge Richard Palmer écrit dans son opinion pour la Cour que la peine de mort dans le Connecticut n’est pas en consonance avec « les standards contemporains de décence » ni ne sert « aucun objectif pénologique légitime ».

 

Cette disqualification de la peine de mort par une cour suprême d’état n’est pas anodine à l’échelle nationale compte tenu de ce que : d’une part, la Cour suprême des états-Unis dit elle-même que décider du caractère « cruel ou inhabituel » d’un châtiment est une affaire d’évaluation historique et de sensibilités sociales, manifestées notamment à travers les choix et les pratiques des législateurs et des tribunaux ; d’autre part, la validation constitutionnelle de la peine de mort ne tient plus, depuis plusieurs années, qu’à une ou deux voix au sein de la Cour suprême ; qu’enfin, des modélisations statistiques semblent désormais pouvoir objectiver l’importance des erreurs judiciaires dans les condamnations à mort  

 

En attendant une hypothétique disqualification de la peine de mort, les questions qu’elles soulève peuvent se rapporter aux conditions de son prononcé, comme en Floride où une nouvelle loi prévoit depuis le 7 mars 2016 que les jurys ne peuvent décider de circonstances aggravantes qu’à l’unanimité et que 10 voix de jurés sur 12 sont nécessaires pour proposer une peine capitale. La Floride a ainsi tiré les conséquences de la décision Hurst v. Florida de la Cour suprême des états-Unis du 11 janvier 2016 : la Cour y a invalidé une disposition de la législation pénale de l’état qui prévoyait qu’après que le jury avait délibéré et recommandé une peine, les juges avaient le loisir de décider de la peine de mort, après avoir tenu compte de circonstances atténuantes ou aggravantes mais sans être tenus par la proposition du jury.

 

Plus régulièrement, les questions posées par la peine de mort se rapportent aux conditions et aux modalités de son application. Ainsi, un juge fédéral de district a pu décider qu’un très long délai entre la condamnation à mort et son exécution constituait un « châtiment cruel et inhabituel ». Ce jugement, qui visait la Californie, fut annihilé par la cour fédérale d’appel du 9e circuit dans une décision Ernest DeWayne Jones v. Ron Davis du 12 novembre 2015. Les difficultés rencontrées par les états pratiquant la peine de mort à trouver les produits nécessaires aux injections létales   ont initié également des débats au prisme du Huitième Amendement. Ces difficultés découlent de deux facteurs. Il y a, d’une part, les craintes pour leur image des entreprises pharmaceutiques des états-Unis ou d’autres pays susceptibles de répondre aux besoins des états fédérés américains. D’autre part, l’Union européenne fait interdiction aux entreprises européennes de commercialiser, à des fins d’exécution capitale, les produits nécessaires à des injections létales.  

 

La réponse apportée au problème de la pénurie de produits nécessaires aux injections létales peut consister en des initiatives législatives tendant à permettre à l’état de garder secrète l’identité de l’entreprise avec laquelle il a contracté. La Virginie s’est engagée dans cette voie en 2016 dans des conditions particulières puisque son gouverneur, Terry McAuliffe, qui est opposé à la peine de mort, ne souhaite pas voir son état appliquer les réponses alternatives aux injections létales décidées ailleurs, soit le rétablissement du peloton d’exécution ou de la chaise électrique…

 

À lire aussi sur nonfiction.fr :

Tous les articles des Chroniques américaines