Transhumances, pèlerinages, randonnées, promenades urbaines : le prisme de la marche pour comprendre l'histoire des sociétés.

« L’espèce humaine commence par les pieds » se plaisait à écrire André Leroi-Gourhan   , soulignant ainsi à quel point la bipédie est consubstantielle à l’humanité, dans la mesure où elle élargit en profondeur son horizon anthropologique et géographique en libérant la main et le visage. À l’origine était donc la marche : c’est de ce postulat que part Antoine de Baecque dans une stimulante synthèse. Historien du cinéma et moderniste, l’auteur est avant tout un féru de marche, un passionné des randonnées alpines   , au point de se définir, en contrepoint de son identité sédentaire de chercheur qui le cantonne aux salles dites « obscures », comme un « historien en marche »   . Avec ferveur, mais surtout beaucoup d’érudition, l’historien-marcheur donne corps à la multiplicité des types de marche et à la polysémie de la déambulation. Au-delà de ses implications anatomiques, la marche irrigue notre quotidien à l’image des isomorphismes qui nous font dire qu’une machine « marche » ou ne marche pas quand elle fonctionne ou dysfonctionne. Pour comprendre la marche, nous dit Antoine de Baecque, il faut en faire une histoire totale, il convient d’épuiser toutes les ramifications des chemins de traverse. La marche, ancrage quotidien de notre spatialité autant qu’intermédiaire phénoménologique entre le vivant et l’espace, a besoin d’une histoire qui rende compte de ses usages successifs dans des aires culturelles fort différentes : c’est à cette condition que pourra être restituée l’épaisseur du phénomène pédestre.



Des peuples marcheurs aux randonneurs d’aujourd’hui

 


D’Abraham et son peuple aux randonneurs actuels, la marche emprunte des sentiers hétéroclites. Il y a tout d’abord les peuples dont l’univers matériel et intellectuel est résolument orienté vers le fait pédestre. Ainsi des Lapons, dont Linné conserva un souvenir mémorable et dont les pratiques pédestres sont étroitement conditionnées par des facteurs sociaux et environnementaux – la disparition des rennes sauvages au XVIIe siècle précipita la mise en place d’un élevage domestique. Ainsi des Sioux, célèbres pour leurs migrations automnales et printanières, et, par leur culture physique de la marche, connus pour avoir imprégné notre imaginaire pédestre à tel point que le balisage rouge et blanc des sentiers de grande randonnée depuis 1947 se réfère au nomadisme indien ! Antoine de Baecque, qui souligne l’extrême codification des migrations des troupeaux chez les Sioux, relève par ailleurs l’importance fondamentale des transhumances ovines, où les déplacements vers les alpages apparaissent comme autant d’usages concourant à forger une mythologie pédestre, à la fois itinéraire spirituel et rituel cyclique. L’économie de la montagne alpine a son destin profondément lié à celui de la marche, car, loin d’être « repliée sur ses terroirs et estives »   , elle participe de l’espace commercial européen. Il suffit de penser à la route menant du pays de Moûtiers, dans la vallée de la Tarentaise, à la Maurienne puis au Piémont pour comprendre l’importance séculaire du commerce pédestre dans l’échange du sel, du fromage, des tissus, des épices et de l’argent, en n’oubliant pas que le colportage et la contrebande ont activement contribué à l’identité alpine. Les sacs à dos en hauteur à armature, qui ont inspiré nos sacs de randonnée actuels, ne sont-ils pas justement issus de la contrebande ?


Peuples marcheurs et métiers marcheurs forgent des identités pédestres plurielles, en constituant une culture de la marche qui répond à des nécessités pratiques. Mais la marche est tout autant un impératif spirituel, au moins depuis que Saint Augustin a fourni la justification théologique du pèlerinage. Une pensée de la mise en marche, qui doit permettre à la fois d’emprunter le chemin de la vie et de trouver la voie du salut, a fleuri non seulement dans le monde chrétien, comme en témoigne le succès encore vivace du pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, mais aussi dans le monde musulman avec le pèlerinage à La Mecque, dans le monde hindou avec le tîrta, et jusqu’en Extrême-Orient. Que ce soit affaire de dévotion pure, d’accomplissement d’un vœu ou de volonté de faire pénitence – quand ce n’est les trois à la fois –, les motivations du pèlerin sont des plus diverses. Elles manifestent en tout cas une rupture avec l’ordre profane, la quête d’une terre nouvelle ou d’une illumination, ou encore une extériorisation de la foi contribuant en retour à la transformation intérieure.


Enfin, une place de mise doit être accordée au phénomène social de la randonnée, qui trouve ses racines dans le legs ancien d’une régénération morale et physique par la marche et dans les vertus salvatrices du plein air, dont les scouts, les partisans du christianisme social ou encore les ajistes   avec leur idéal pastoral autogestionnaire, porteront l’étendard. À l’idéologie marcheuse, à cet art de marcher qui se démocratise au XXe siècle, il faut assurer une structuration efficace : c’est la naissance en 1890 du Touring Club de France, du Camping club de France en 1910, ou encore, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la fondation du Comité national des sentiers de grande randonnée (CNSGR) en 1947, sous la houlette de Jean Loiseau. La seconde moitié du XXe siècle voit le développement de revues et magazines spécialisés, et la pratique de la randonnée se massifier, en même temps que son public se diversifie d’un point de vue sociologique : plus jeune, plus féminisé, plus urbain, plus qualifié, ce nouveau public atteste d’un nouveau rapport à la nature.



Inventer la marche



Les territoires de la marche sont des territoires inventés, immortalisés par la plume, esthétisés par le pinceau, ou édifiés par la science. Les savoirs alpestres sont irrémédiablement issus de la marche, des herborisations montagnardes aux collectes de minéraux, en passant par les excursions climatologiques ou hydrographiques. Bien avant le siècle des Lumières qui marquera l’éclosion définitive de pratiques d’investigation érigeant les Alpes en territoires de l’histoire naturelle, Conrad Gesner, médecin et naturaliste zurichois du XVIe siècle, loue ardemment les bienfaits des pérégrinations montagnardes autant qu’il évoque les plaisirs sensuels des ascensions. Mais le XVIIIe siècle franchit un pas de plus dans la formation de territoires de la marche, et Rousseau figure parmi les pionniers de cette frénésie pédestre qui est au principe même de l’élaboration des savoirs géographiques, de la description des paysages et de la connaissance de la nature. La conquête des cimes du mont Blanc, entamée par Horace-Bénédict Saussure, devient dès lors un « objet de science autant que symbole géographique de l’Europe, but d’une quête hautement concurrentielle aussi bien qu’enjeu quasi philosophique dans le monde des Lumières »   .


Antoine de Baecque donne la voix à ceux qui ont chanté l’élégie des blancs sommets enneigés, la grandeur sauvage et parfois sacrée des montagnes, jusqu’à ceux qui érotisé et fantasmé les suaves lignes des cimes, à l’instar de Désiré Raoul-Rochette, archéologue de passage dans les Alpes en 1822 pour qui « cette masse de neige qui la couvre est sa robe virginale    ». Loin des reliefs escarpés des Alpes, un nouveau rapport symbiotique et poétique à l’urbanité se fait jour dès la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle, alors que la ville commence timidement à se lire comme un texte sous l’effet conjugué du développement des promenades urbaines et des nouveaux aménagements favorisant la déambulation en ville. Ce nouvel habitus citadin, constitué au gré de la percée des boulevards et de l’ouverture des jardins au public, déterminé par ces nouveaux espaces qu’il importe de domestiquer, retient l’attention de Louis-Sébastien Mercier, de Walter Benjamin, de Victor Fournel ou encore d’Honoré de Balzac. Qu’il revête les figures du « hibou-spectateur » chez Rétif de La Bretonne, du « badaud » chez Fournel, ou qu’il fasse de la rue son appartement, le flâneur constitue un nouvel archétype social. Par ses déambulations et ses pas, il ouvre le texte des rues comme les pages d’un livre, il invente et réinvente la ville, il se meut dans les atmosphères composites du grand kaléidoscope urbain. Les critiques ne manqueront pas de pleuvoir lorsque les possibilités de la flânerie se réduiront comme peau de chagrin avec l’avènement des moyens de transport mécaniques et la modernisation des villes, inaugurant par la même occasion une résistance des marcheurs-écrivains et des surréalistes, qui promouvront un espace citadin secret et clandestin contre toute forme d’uniformisation.



Une histoire politique de la marche



Antoine de Baecque brille à montrer les implications sociopolitiques d’un usage pédestre du corps, et oriente sa réflexion vers les effets disciplinaires et moraux de la marche, en exhumant les textes fondateurs de la mécanique des corps ou de l’éducation physique, à l’instar de La machine animale d’Étienne-Jules Marey. À la fin du XIXe siècle, et plus particulièrement après la guerre franco-prussienne de 1870, les armées s’inscrivent explicitement dans ce sillage puisque la réforme de la marche des bataillons se situe à l’intersection de la propédeutique militaire et d’une éducation nouvelle à même de régénérer la nation.


Les implications politiques de la marche sont considérables. Le sentiment de liberté que celle-ci procure inspire les compagnons du Tour de France au XIXe siècle, dont les pérégrinations constituent autant d’antidotes à l’immobilisme, à la sédentarité et au conformisme, et forment in fine l’utopie pédestre d’une société meilleure et plus égalitaire. « Marcher c’est déjà partir en révolte, et cela indispose l’ordre public : nomadisme rebelle contre ordre sédentaire », résume Antoine de Baecque. C’est que l’histoire de la marche est inextricablement liée aux revendications politiques, qu’elle soit le ferment mythique de la généalogie politique des sociétés et les prémices de l’imposition d’un nouveau pouvoir (marches d’Hannibal et de Mussolini sur Rome, Longue Marche des communistes chinois en octobre 1934 pour échapper à l’armée nationale du Kuomintang), ou bien les ferments de la contestation de l’ordre établi. On se souvient de la marche du sel de Gandhi en 1930, rappelant la marche légendaire de Rama vers Sri Lanka, qui, à la fois physiquement et symboliquement, touchait en plein cœur l’iniquité du système colonial britannique ; on se souvient aussi que, dans la droite lignée des mouvements non-violents, Martin Luther King a érigé la marche en outil de revendication au service des minorités opprimées, en instrument pacifique de la désobéissance civile dans le cadre de la critique de la ségrégation raciale. Les potentialités contestatrices de la marche, comme autant de moyens de réinventer les normes du quotidien, comme autant de virtualités en puissance de nouveaux ordres urbains, ont également fait l’objet des réflexions des situationnistes. Ces derniers, emmenés par Guy Debord, ont explicitement revendiqué des alternatives pédestres aux itinéraires balisés et « topo-normés » des villes, en pratiquant une contre-cité, en mettant au goût du jour un contre-usage urbain de la marche.


Marcher, c’est donc détourner le cours ordinaire des choses, mais marcher, c’est aussi mettre à l’épreuve son corps et redéfinir les canons de la grandeur de l’exploit et du collectif... À moins que la marche ne soit l’ultime rempart face à l’urgence, le dernier refuge face à l’horreur et à l’extrême. Ces marches de la survie ne furent pas simplement le fait de quelques réchappés du Goulag ou des camps de la mort, elles projettent encore sur les routes des millions de réfugiés fuyant les persécutions et le chaos. « En un monde qui ne marche plus, ou qui ne marche que lorsque c’est devenu inutile, pour son agrément, sa santé, ses loisirs, tel un retour mythique et fantasmé à la nature sauvage qui a disparu en lui, la mise en marche des migrants et des réfugiés est une nécessité soudain redevenue vitale, faisant renaître un cors nu, retrouvant la force première de l’énergie pédestre, celle du naturel mais également celle du désespoir et de la survie »   . Les propos d’Antoine de Baecque sont d’une actualité et d’une lucidité sans appel.



Bien que les nécessités de la synthèse ainsi les choix scalaires et chronologiques de l’auteur puissent partiellement décevoir les spécialistes, l’ouvrage d’Antoine de Baecque se lit, avec beaucoup de plaisir, comme un essai. On pourrait regretter également que les critiques adressées à la marche et à la promenade ne soient pas évoquées. Dès le XVIIIe siècle pourtant, alors même que s’institutionnalise et se codifie le rituel de la promenade, on raille l’oisiveté, la vacuité et la frivolité d’une telle pratique   . Mais en épousant chaque sillage de l’histoire de la marche et en reconstituant l’univers culturel et matériel des pratiques pédestres, cet ouvrage constitue une formidable invitation adressée à l’historien à revêtir ses chaussures, et à arpenter les sentiers de l’histoire pour décortiquer ce qui, sous le goudron de nos routes et les pavés des rues de nos villes, reste des marcheurs d’antan. Et si Roger Chartier, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, invitait à écouter les morts avec les yeux   , Antoine de Baecque, lui, nous exhorte à (re)lire l’histoire avec nos pieds.