Un remarquable essai qui invite, par des analyses inspirées et une belle iconographie, à revisiter les liens entre cinéma et Histoire.

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Entre travail critique et travail universitaire, L’histoire-caméra poursuit et approfondit une réflexion originale qui vise à raccorder esthétique et histoire. Dans son intitulé, l’ouvrage d’Antoine de Baecque porte la marque d’un parti pris très clairement affiché : il s’agit de considérer l’histoire et le cinéma non plus comme deux domaines séparés – l’histoire vue par le cinéma ; et vice versa – mais bien plutôt comme étant intrinsèquement liés. En relevant cette homologie, l’auteur entend démontrer la faculté qu’à le 7e art de se faire archive visuelle du siècle, conservatoire des gestes, des croyances, des contradictions et des débats du temps passé. Mais aussi celle qu’il a de donner une forme à l’histoire par le biais de la mise en scène et du montage : "le cinéma, écrit-il, semble être devenu, surtout dans la seconde moitié du XXe siècle, l’art par excellence de l’histoire, la forme moderne de la représentation historique."

En sept chapitres, auxquels s’ajoute une éclairante mise au point historiographique, Antoine de Baecque se risque à un parcours sillonnant l’histoire du cinéma dans certains de ses moments forts – le cinéma moderne des années 1950, la Nouvelle Vague – ou significatifs – le cinéma de l’Est à l’heure de la fin du communisme, Hollywood dans la dernière décennie – et de ses figures – Sacha Guitry, Jean-Luc Godard, Peter Watkins.

Disons-le tout net : la réussite est totale. La grande force de l’ouvrage réside dans ses analyses érudites et brillamment menées, qui parviennent à extraire l’essence historique d’une foule de films en les comparant les uns aux autres, au regard de l’histoire du siècle. Soulignons aussi la profusion et la pertinence des illustrations   , toujours à propos pour comprendre sur pièce les arguments développés au fil du texte.

 


Au croisement de l’esthétique et de l’Histoire

 

Difficile d’entamer une histoire des formes cinématographiques du demi-siècle passé en omettant l’apport de tous ceux qui ont pensé le cinéma. Antoine de Baecque reconnaît volontiers et explique l’influence de plusieurs courants disciplinaires ou intellectuels. Un héritage d’abord : celui de la critique cinéphile qui, entre dévotion pour ses auteurs fétiches et détestation des films à sujet de la "qualité française", a forgé un goût immodéré pour le cinéma et une façon unique d’en appréhender les œuvres. Avant d’en devenir l’historien, Antoine de Baecque a écrit aux Cahiers du Cinéma dont il a été un temps le rédacteur en chef. Se dessine en filigrane dans son texte la figure tutélaire de Jean-Luc Godard et l’ombre projetée des Histoire(s) du cinéma, auquel est consacré un chapitre.

Autre filiation notable, celle du courant "Cinéma et Histoire" développé dans les années 1970 par Marc Ferro qui a explicité la double dimension du cinéma à la fois agent de l’histoire – dans sa dimension de propagande par exemple – et document apte à rendre visible l’histoire. Pour sa part, Antoine de Baecque s’en tient à une histoire culturelle qui invite à comprendre un film "avec les textes qui l’accueillent, avec les événements politiques qui en commandent la compréhension, avec les bouleversements sociaux qui en changent la signification".

Reste que le fil conducteur de l’ouvrage est bien la recherche de ce qu’il nomme des "formes cinématographiques de l’histoire", à savoir ces éléments de mise en scène où l’histoire s’immisce dans le matériau filmique. Souvent cité, Siegfried Kracauer est le premier à avoir repéré l’homologie entre écriture historique et processus cinématographique. "L’histoire rejoint l’art de la caméra en mettant ses adeptes au défi de capturer par l’imagination un univers donné" écrit-il   .

 


La forme c’est l’histoire

 

Antoine de Baecque entre dans le vif du sujet en relevant dans les regards caméra du cinéma moderne l’empreinte obsédante du second conflit mondial. Que nous disent les femmes d’Hiroshima mon amour lorsqu’elles scrutent la caméra, plongeant leur regard au fond de nos yeux ? Et Monika dans le film éponyme de Bergman ; ou bien les femmes internées dans un asile psychiatrique dans Europe 51 ? Leur inquiétante étrangeté nous convie hors champ dans un face à face avec l’Histoire. Dans une comparaison éloquente, l’auteur cite Nuit et Brouillard de Resnais où les yeux des déportés semblent fixer le spectateur depuis la mort. Dans les années 1950 dit-il, "le cinéma moderne intègre une trace hallucinée de l’expérience visuelle de la mort de masse." Semblable résurgence de la violence guerrière et du traumatisme qui en résulte peut se lire également dans le cinéma américain. Réalisés par Welles, Fuller, Hitchcock ou Chaplin, ces films inventent des procédés formels pour se faire écho de la mort de masse. Ainsi dans Monsieur Verdoux, film hanté par le spectre de l’extermination, il s’agit rien de moins que de tuer Charlot : lorsque M. Verdoux marche vers la mort, Chaplin qui l’incarne, filmé de dos, retrouve un instant la démarche claudicante de son héros vagabond. Une façon d’exprimer que dans un monde qui vient de connaître l’extermination des Juifs, Charlot, cette incarnation du Juif errant, ne peut survivre.

À lire les chapitres suivants, consacrés à la Nouvelle Vague et au cinéma américain contemporain, se confirme l’idée que les événements catastrophe ou traumatique ont engendré nombre des formes cinématographiques. Les films Nouvelle Vague, qu’on a longtemps cru hostile à parler politique, ont par exemple abordé de façon diffuse le conflit algérien, notamment en son point aveugle, la torture. Du côté d’Hollywood au contraire, au lendemain du 11 septembre, la catastrophe est évoquée frontalement, parfois de façon démagogique, dans une sorte de catharsis de la violence infligée à l’Amérique. Seul Steven Spielbierg dans la Guerre des Mondes, qui imagine un empire américain en pleine déconfiture, aurait intégré les stigmates du 11 septembre : Tom Cruise, son héros impuissant et hébété, réchappe d’une catastrophe le visage enduit de poussière grise, comme s’il sortait des tours jumelles.

Cette ouverture vers des visions pessimistes de l’Amérique fait écho à la disparition de l’empire soviétique que plusieurs œuvres majeures du cinéma de l’Est ont saisi par l’allégorie. Dans Stalker de Tarkovski (1979), "les traces de l’empire soviétique gisent au fond de l’eau comme les vestiges d’une civilisation perdue". Dans L’Arche Russe de Sokourov (2001), l’époustouflant plan-séquence d’1h 30 qui parcourt le palais d’Hiver, le communisme est tout simplement absent, comme happé par le néant, alors que les fastes de la cour des tsars incarnent "une forme insurpassable de beauté". On retrouve dans ces deux films, mais aussi chez A. Guerman ou E. Kusturica, une esthétique "démoderne", au sens où elle privilégie la vision d’un univers délabré ou vierge de toute trace du communisme.

 

 

Cinéastes-historiens

 

Il arrive aussi qu’un autre type de rapport s’instaure entre histoire et cinéma : celui qu’entretient dans ses films un cinéaste avec le passé. À la posture lyrique du cinéaste-auteur, "seul devant sa caméra comme l’écrivain devant sa page blanche"   Antoine de Baecque substitue celle du cinéaste-historien, qui capte avec sa caméra la mémoire visuelle du siècle. Changeant de focale, il se concentre sur trois cinéastes et s’attache à élucider leur vision historienne. Selon lui, si par sa mise en scène – le jeu des décors, des costumes, des dialogues –, le cinéaste opère un travail de mise en forme du passé, on peut alors comparer son travail à celui de l’historien lequel interprète pareillement le passé par son travail d’archive et d’écriture.

Ainsi de Sacha Guitry, dans Si Versailles m’était conté. Naguère, l’idée aurait paru farfelue, voire hérétique tant les entorses à la chronologie, le goût de la petite histoire et des secrets d’alcôves ont déconsidéré Guitry aux yeux des historiens. C’est oublier que Guitry, dès 1915, s’était assigné dans Ceux de chez nous, une mission de mémoire nationale en allant filmer chez eux Rodin, Monet ou Renoir   . Gloires nationales, génie national : dans Si Versailles m’était conté, il est question, sous un matelas de mots d’esprit et d’effets ludiques, d’ouvrir les portes de Versailles au public pour en saisir les cérémonies et les rituels, de tourner les belles pages de l’Histoire de France. Parfois semblable à un historiographe du Grand siècle lorsqu’il raconte son film, Guitry fait montre de sa passion pour la culture et le patrimoine français. Et si la Nouvelle Vague, Truffaut au premier chef, avait fait de Guitry un auteur, Antoine de Baecque voit en lui un historien de la filiation française : "le discours historique de Si Versailles m’était conté, réside dans le principe de collages temporels fabriquant une identité nationale synthétique."

Tout aussi ambitieux mais plus contestataire, le cinéma pamphlétaire de Peter Watkins, auteur d’une quinzaine de films, dont The War Game, La Commune, Edvard Munch, questionne le passé en le soumettant aux techniques visuelles et narratives contemporaines. À la manière d’un reporter de guerre, il offre aux spectateurs par ses procédés – reportages, interviews, caméra subjective, prise à témoin – la sensation étourdissante que "cela s’est vraiment passé comme ça".

Dans ce panorama des visions historiennes du cinéma, les Histoire(s) du cinéma tiennent un rôle éminent. Pour ceux qui se seraient arrêtés à la vision des premiers films de Jean-Luc Godard – mais également pour tous les autres –, le chapitre dédié au maître helvète est particulièrement éclairant. Sont mis en lumière le projet historique – "L’Histoire est là, seul le cinéma peut la révéler" – ses outils – la vidéo qui permet rapprochement, juxtaposition, citation – et la vertu historiographique du montage "ayant vocation à incarner l’histoire à la manière d’une épopée intime". Comme l’explique Antoine de Baecque, il s’agit pour Godard de faire remonter le passé à la surface. Une vision dont les ressources formelles – surimpressions, comparaison, citation – doivent beaucoup à Henri Langlois et André Malraux : l’un et l’autre ont toujours affirmé haut et fort leur désir d’établir, par la comparaison et le rapprochement, un dialogue entre les œuvres. Une façon de donner du sens à l’art que Godard a fait sienne dans les Histoire(s) du cinéma.

"Toutes les histoires sont possibles" conclut Antoine de Baecque en citant une dernière fois Godard   . On l’admet sans peine tant son ouvrage, à nos yeux, pourrait devenir un vade-mecum pour qui s’intéresse aux liens entre cinéma et histoire. Finalement paru à la "Bibliothèque illustrée des histoires"   , L'Histoire-caméra nous invite à considérer notre époque comme "l’âge de l’histoire dans la vision des films". On lui souhaite un bel avenir
 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Antoine de Baecque, Feu sur le quartier général ! (Cahiers du Cinéma), par Antoine Gaudin.