Une enquête empirique décrypte l'introduction de la logique entrepreneuriale au sein de l'Education nationale.

Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école présente la synthèse d’une étude empirique sur l’introduction de l’enseignement de l’entreprise à l’école, en particulier depuis les années 1980. Lucie Tanguy, directrice de recherche honoraire au CNRS, y montre comment le développement de la logique entrepreneuriale au sein de l’éducation nationale s’effectue à plusieurs niveaux : par les partenariats, par l’apprentissage professionnel, par les régions et au niveau des politiques européennes.

 
Un projet européen


 
Parmi les différents aspects du remodelage du système d’éducation à la manière entrepreneuriale, un angle saillant de l’analyse porte sur l’introduction au sein de l’école de l’esprit entrepreneurial, promu notamment par certains programmes pédagogiques. Dans les filières professionnelles en particulier, les élèves participent à des projets de « création d’entreprise », pour lesquels ils se livrent à des simulacres d’entretien de recrutement visant à déterminer à quel poste pourrait être embauché tel ou tel élève. Lorsque celui-ci ne donne pas satisfaction, il peut alors être licencié par ses camarades de classe. Ces programmes sont promus au sein des écoles avec le soutien d’associations comme « 100 000 entrepreneurs » présidé par l’entrepreneur Philippe Hayat.
 
Ces initiatives concordent avec des projets formulés au niveau européen, qui ambitionnent de promouvoir un individu entrepreneur de lui-même. Cette politique valorise une vision de l’employabilité où sont mises en avant les compétences comportementales : à cet égard, les systèmes éducatifs sont accusés de ne pas former suffisamment aux compétences qui sont attendues dans le monde de l’entreprise. Le projet de développer l’esprit d’entreprise fait largement consensus au niveau européen, entre les entreprises et les institutions européennes. Il s’agit par exemple d’apprendre, comme le déclare un responsable d'entreprise, que faire de l’argent est une « saine aspiration ». Le monde de l’entreprise reproche aux enseignants d’avoir choisi la sécurité de l’emploi, là où l’esprit entrepreneurial requiert que l’on incite les élèves à acquérir le goût de la prise de risque. Selon cette perspective, l’école stériliserait la créativité et l’imagination des élèves. Plus que des connaissances, les élèves devraient apprendre des compétences utiles pour l'entreprise.


 
L’éducation dans une société duale


 
Néanmoins, comme le rappelle Lucie Tanguy, la mise en œuvre effective de telles conceptions dans le système éducatif peine à intégrer le phénomène de dualisation de la société, qui semble devoir s’accentuer irrémédiablement. Le monde de l’entreprise exige de l’école une élévation du niveau de formation des travailleurs pour s’adapter à la société de la connaissance. Mais dans le même temps, le nombre d’emplois non-qualifiés à recommencé à augmenter depuis ces dix dernières années.
 
Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école nous entraîne alors dans les enjeux actuels et futurs de l’école et du monde du travail. Le courant de la pédagogie entrepreneuriale connaît un renouveau depuis les années 2000, en particulier avec la publication de l’ouvrage Pédagogie et esprit d’entreprendre   . Les auteurs y écrivent qu’il importe moins d’apprendre aux élèves à créer des « mini-entreprises » que de former chez eux des compétences entrepreneuriales. Pour cela, ils promeuvent dès l'école primaire la pédagogie par projet, afin de vaincre les réticences des enseignants. Cette stratégie est le pendant, en matière éducative, d’une note de l’Institut de l’entreprise prenant pour objet le salariat, et qui soulignait comment l’investissement des salariés dans des projets caritatifs étaient à même de former des compétences transférables utilement dans le monde de l’entreprise   . Dans une logique comparable, un mémoire soutenu à l’ENS a montré comment la participation à des projets humanitaires était devenu pour les étudiants une pratique valorisée dans les CV comme le gage du développement de qualités entrepreneuriales et managériales   . Ce sont sans doute aussi de telles conceptions qui conduisent également la Chambre de commerce et d’industrie de Paris à s’intéresser, paradoxalement, à la pédagogie Freinet, centrée sur l’expression des élèves. Néanmoins, le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (CEREQ) a montré dans une étude récente que ces compétences comportementales (« soft skills ») ne sont rentables que pour les salariés les plus qualifiés   .


 
Plus largement, l’ouvrage de Lucie Tanguy nous conduit à nous interroger sur les finalités de l’école et les capacités qu’elle doit construire chez les élèves. Par tradition nationale, l’école française ne se conçoit pas par l’unique fonction de former de futurs travailleurs, mais également par celle d'éduquer des citoyens à venir. Or la conscience citoyenne et les intérêts de l’entreprise peuvent entrer en contradiction. Dans ce cas, se pose la question de savoir comment les citoyens travailleurs peuvent être capables de s’opposer à la logique entrepreneuriale concentrée sur les intérêts privés lorsque ces intérêts entrent en contradiction avec l'intérêt général. Si un citoyen n’est pas seulement quelqu’un qui a reçu des cours de stratégie de résolution de problèmes, mais s’il est également un être capable de soulever des problèmes, alors l’école ne saurait se limiter à former des compétences managériales. Si un citoyen doit être une conscience capable de désobéir à un ordre injuste, ou de ne pas se conformer aux normes de la domination, l’éducation devra continuer à cultiver l’indignation   et le conflit social, à rebours des soft skills recherchés par les entreprises