Il y a deux semaines sortait au cinéma La Sociologue et l’Ourson, un documentaire sur le mariage pour tous raconté par des peluches. Si les critiques ont été assez unanimement positives, ce film soulève pourtant de nombreuses questions quant à la réécriture de l’histoire, l’invisibilisation des minorités et la mémoire LGBT.

 

Les presses généraliste et LGBT unanimes

 

« J’espère ne pas devenir l’héroïne du film, quand même », assure Irène Théry dès la séquence d’introduction de La Sociologue et l’Ourson. Raté. Réalisé par Mathias Théry et Étienne Chaillou, ce documentaire sur le mariage pour tous se concentre en effet avant tout sur la sociologue et mère du premier susnommé : Irène Théry déjeunant à l’Elysée, Irène Théry à l’Assemblée nationale, Irène Théry au maquillage avant la télévision, Irène Théry dans sa salle de bain : le film raconte le quotidien de la chercheuse engagée dans la bataille pour l’égalité des droits.

Détail de taille : une grande partie des évènements a été rejouée par des peluches et des marionnettes. Un procédé que, selon leurs sensibilités respectives, d’aucuns trouveront amusant, ingénieux ou attendrissant, et d’autres infantilisant.

La presse française généraliste, elle, semble étonnamment unanime : de Libé aux Inrocks et au Monde en passant par le Huffington PostMetronews et La Croix, on salue un film « ambitieux », « malin », « superbe », « ludique », voire même « brillant ». Les médias LGBT comme Barbieturix et surtout Yagg donnent le même son de cloche et, qu’on adhère ou non à ce parti pris esthétique, il faut bien reconnaitre que le dispositif est, dans l’ensemble, plutôt original et efficace.

 

Amnésie collective et réécriture de l’histoire

 

Mais, au delà de la forme, c’est davantage le fond qui interpelle : en plus d’être la principale protagoniste du documentaire, Irène Théry y est surtout présentée par son fils comme une quasi championne des droits LGBT... Cela n’a pas manqué de soulever quelques commentaires acerbes de la part de militant.e.s et universitaires qui n’oublient pas que la sociologue a longtemps milité contre le PACS. Un détail soigneusement occulté par le film.

Sur sa page Facebook, le sociologue et philosophe Didier Eribon (auteur, notamment, de Réflexions sur la Question Gay et de Retour à Reims) fustige une « ahurissante réécriture de l’histoire ». Selon le chercheur, qui se réfère au livre Amours égales ? Le Pacs, les homosexuels et la gauche de Daniel Borrillo et Pierre Lascoumes, c’est bien la même Irène Théry qui fournissait autrefois les arguments théoriques contre le mariage et la reconnaissance des familles homoparentales. Et pas qu’un peu.

A la fin des années 1990, dans la revue Esprit, elle écrivait (ici sur l’adoption) : « Le refus d’instituer une filiation "unisexuée" (attribuant à l’enfant deux pères ou deux mères) est largement partagé, y compris semble-t-il par une majorité d’homosexuels, qui admettent – même s’ils peuvent en souffrir – que leur orientation sexuelle est incompatible avec l’espoir d’une paternité ou d’une maternité, sauf à s’ériger soi-même en sujet tout puissant, au prix de la destruction symbolique de la différence du masculin et du féminin. »

Puis, sur le mariage : « Il est souvent moins compris, en revanche, que le mariage ne puisse être accessible aux homosexuels dès lors qu’il concerne le couple et que le couple homosexuel est reconnu égal en dignité au couple hétérosexuel. C’est que le mariage n’est pas l’institution du couple, mais l’institution qui lie la différence des sexes à la différence des générations. »

 

L’amour filial rend-il aveugle?

 

Quand le fils questionne timidement sa mère sur son « changement d’avis », Irène Théry lui répond : « Oui j’ai changé mais tout le monde a changé ». Avant d’ajouter, en guise de mea culpa : « Sur toutes ces questions [...], changer ce n’est pas passer de l’erreur à la vérité. Si c’était comme ça, on serait toujours dans l’erreur puisque le monde ne cesse de changer. »

 

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(Source : tetu.com)

 

Celles et ceux qui espéraient un véritable examen de conscience, voire même d’éventuelles excuses, repasseront : l’amour filial, semble-t-il, rend aveugle, et le réalisateur n’est pas là pour confronter sa mère directement avec ses anciennes prises de position.

Irène Théry se serait donc contentée de décrire un réel qui aurait évolué au fur et à mesure des années. En tant que sociologue, elle n’aurait fait que capter l’air du temps... feignant ainsi d’ignorer que les sciences sociales sont, aussi, performatives, et balayant définitivement l’hypothèse que ses idées d’autrefois aient pu être tout simplement discriminatoires.

Une critique partagée par Gwen Fauchois, lesbienne, activiste et blogueuse qui, interrogée sur le sujet, écrit : « Je trouve très révélatrice l’orchestration de la communication sur le changement d’Irène Théry. [Celle-ci] fonctionne puisque la plupart des observateurs et militants semblent s’en contenter et ne prennent pas le temps d’interroger ni sur quoi se fonde ce changement ni la réalité de son périmètre. Alors qu’il ne serait pas superflu de se pencher sur la persistance de l’importance dans les analyses d’Irène Théry de la part du biologique, de la transmission du génétique et de l’inscription de la différence des sexes. Ou encore sur ses propositions de traitements différenciés des modes d’établissement de l’état civil. »

 

Mémoire des luttes, lutte des mémoires

 

Il ne s’agit évidemment pas de reprocher à Irène Théry d’avoir changé d’avis, mais plutôt de pointer du doigt l’amnésie collective qui en l’occurrence semble frapper cinéastes et journalistes comme associations LGBT. Comme le rappelle pourtant Didier Lestrade dans son livre Act Up, une histoire« La bête noire de l’intelligentsia d’Act Up, [à l’époque], s’appelait Irène Théry. Cette sociologue énervait tous les intellos du groupe parce qu’elle théorisait, pour la gauche au pouvoir, la différence entre homosexualité et hétérosexualité et que cette différence justifiait, selon elle, une inégalité des droits. »

Pour Eribon, « [le fait] que ceux et celles qui se sont battus pour des revendications soient [aujourd’hui] effacés de l'histoire » au profit de leur ennemie d’hier pose plus largement la question dela mémoire des mobilisations. « Que des associations et des média LGBT ratifient cette grossière et honteuse manipulation, oui, c'est vraiment pitoyable », conclut-il.

 

Les militants LGBT, grands absents du film

 

Didier Eribon n’a pas tort : les militants LGBT sont les grands absents de ce film. Les quelques gays qu’on y aperçoit sont relégués à des rôles subalternes, dénués d’agentivité, quand les lesbiennes et les trans sont, elles et eux, strictement invisibles. Quid des activistes, universitaires et journalistes qui, pourtant directement concerné.e.s, n’ont attendu ni 2013, ni le PS, ni Irène Théry pour se lancer dans la bataille ?

Comme l’explique Gwen Fauchois : « Il y a là, dans les milieux militants, une forme de reconduction de cercle vicieux. Inaudibles, nous nous attachons à transformer en figures quasiment iconiques les quelques soutiens qui s’expriment au lieu de construire de vrais dialogues d’égal à égal et des relations critiques qui ne masqueraient pas les désaccords et les limites des alliances. Une attitude qui en retour nous condamne à entretenir et nous enfermer dans un statut de mineurs dépendant du paternalisme de décideurs, dont nous surestimons la volonté de transformation et dont nous sous-estimons l’incompréhension de l’homophobie à minima résiduelle. »

Finalement, la sortie du film La Sociologue et l’Ourson est l’occasion de rappeler que l’histoire est, elle aussi, un champ de lutte politique, qui plus est dans le cas des combats minoritaires, toujours en proie à la menace de l’invisibilisation. Qui écrit l’histoire ? Qui y est célébré.e et qui en est, au contraire, effacé.e ?

Gwen Fauchois, à nouveau : « Il ne s’agit pas de remplacer ici des personnalités par d’autres (encore que des Jean-Pol Pouliquen, pour ne citer que lui, mériteraient de sortir de l’oubli en raison de leur acharnement à faire émerger les droits des couples) mais plutôt de se souvenir que les droits arrachés l’ont été par l’implication collective dans la durée et la détermination aussi bien d’associations que de militants qui se sont relayés les uns les autres pour les porter. » 

 

Récits minoritaires et réappropriation de la narration

 

Pour les minorités, il apparaît donc essentiel de produire leurs propres récits et de se réapproprier la narration, de politiser leur mémoire en en rappelant la dimension collective et militante. En attendant, il est toujours possible de revoir d’autres films traitant des luttes LGBT parus ces dernières années. 

L’excellent documentaire History Doesn’t Have to Repeat Itself / Rien N’oblige à Répéter l’Histoire (2014) de Stéphane Gérard, par exemple, se penche précisément sur la question de la mémoire des luttes LGBT et des combats pour la mémoire. Pour réaliser son film, le jeune réalisateur a voyagé à New York afin d’interviewer des militant.e.s des générations précédentes.

 

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(Source : Yagg.com)

 

Fabriqué en partie à partir d’archives, le documentaire relègue presque l’image au second plan, tant son dispositif aménage une place singulière à la parole : les extraits visuels sélectionnés apparaissent par moments comme vus à travers un kaléidoscope embrumé ; les silhouettes saturées, presque éthérées, qui défilent et dansent à l’écran font le moins d’ombre possible à la parole des intervenant.e.s, toujours invisibles, dont on ne peut ainsi deviner avec certitude ni le genre, ni la couleur de peau.

Interrogé.e.s sur la notion de communauté, les protagonistes confient, dans de longues conversations croisées, les souvenirs de leurs luttes respectives : politiques des minorités sexuelles et de genre, combat contre l’épidémie du SIDA, mobilisations contre les violences policières et rêves d’une transformation radicale de la société.

Comme le suggère le titre du film, la question de l’histoire est au centre de la discussion : les lesbiennes évoquent le besoin d’archives qui leur soient propres, indépendantes des archives féministes et homosexuelles qui ont tendance à les effacer. Le rôle joué par les personnes queers et trans de couleur dans les luttes américaines, ainsi que leur place dans la mémoire collective, sont également discutés.

 

Et en France?

 

C’est parce qu’il peinait à trouver de l’information en France que Stéphane Gérard a décidé de réaliser aux États-Unis. Qui par exemple, parmi les queers de la jeune génération, a entendu parler d’Antinorm, du Rapport Contre la Normalité ou bien de Maud Molyneux ? Combien connaissent l’histoire du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire), des Gouines Rouges ou des Gazolines ? 

Sur ce sujet, on trouve évidemment le film de Sébastien Lifshitz, Les Invisibles (2012), qui fait le portrait de femmes et d’hommes homosexuels né.e.s durant l’entre-deux-guerres. Le film discute le sujet (souvent négligé) du vieillissement en tant que personne LGBT, et donne précisément la parole à celles et ceux que la culture gay, parfois terriblement jeuniste, a tendance à vouloir effacer. Les protagonistes y évoquent avec malice les plaisirs de leur jeunesse (et d’après) et y confient des anecdotes sur leur vie avant la « révolution sexuelle ». L’œuvre mélange ainsi habilement histoires individuelles et souvenirs de luttes collectives ; à cet égard, le récit de l’incroyable vie de Thérèse Clerc, rayonnante de joie de vivre, est l’une des grandes forces du film. On regrette seulement que les personnes transgenres soient, à nouveau, les vrais oublié.e.s des Invisibles.

Moins récent, un autre bel exemple reste La Révolution du Désir (2006) d’Alessandro Avellis (un titre qui, justement, est aussi celui d’un sous-chapitre du Désir Homosexuel de Guy Hocquenghem sans doute le plus jubilatoire). A travers les témoignages de militant.e.s et d’artistes engagé.e.s dans les luttes homosexuelles des années 1970, mais aussi d’activistes plus jeunes, se dessinent progressivement les portraits de Françoise d'Eaubonne et de Guy Hocquenghem, théoricien.ne.s queers avant l’heure. Si les trans sont, une fois encore, les grand.e.s absent.e.s du film, y sont évoqué.e.s, au fil des conversations, le MLF (Mouvement de Libération des Femmes), les Gouines Rouges, le FHAR et les Gazolines.

 

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La Révolution du Désir comprend notamment une interview de la vidéaste Carole Roussopoulos, accompagnée, comme une mise en abyme, de nombreux extraits en noir et blanc de son propre documentaire FHAR, sorti en 1971. On y revoit avec nostalgie le beau fantôme d’Hocquenghem déclarer la guerre à la bourgeoisie, ou les jeunes contestataires scander en prenant la rue : « Nous sommes un fléau social ! Nous sommes un fléau social ! ».

Le film d’Avellis est particulièrement fort en ce qu’il prend toujours soin de rappeler la dimension subversive et collective des combats menés par les militants de l’époque, la folie, la joie et les désirs révolutionnaires portés par leurs protestations. En établissant une filiation entre le FHAR et certains mouvements queers radicaux contemporains comme les Panthères Roses, il met en lumière la continuité, mais aussi quelques paradoxales contradictions, entre les luttes des années 1970 et les revendications actuelles.

 

Devoir de mémoire

 

Au delà de cette résonnance et de ce passage de témoin, La Révolution du Désir exprime directement le problème de l’héritage : « La transmission ne s’est pas faite » y déplore Marie-Jo Bonnet, historienne de l’art et ancienne du MLF, du FHAR et des Gouines Rouges. La séquence d’après, c’est un autre vétéran qui évoque « un jeune de peut-être 25 ans » ignorant l’existence du FHAR et qui grogne : « J’étais pas content. Je lui ai dit : "Mais enfin, si vous vivez libres maintenant, c’est grâce au FHAR !" » 

A sa manière, chacun de ces trois films soulève la question de la mémoire – question particulièrement urgente dans une communauté où, sans doute, les liens intergénérationnels sont plus rares et plus fragiles, la transmission directe plus inaccoutumée qu’ailleurs, et où l’épidémie du SIDA, laissant derrière elle un vide encore inimaginable, a continué de creuser le fossé générationnel.

Comment assurer cette passation, s’acquitter de ce devoir de mémoire ? Comment continuer de faire vivre, par le texte ou l’image, les désirs révolutionnaires de celles et ceux qui, en leur temps, se sont dressé.e.s contre l’ordre des choses et pour les générations suivantes ? La question reste largement ouverte. Ce qui est sûr, c’est qu’il reste encore des milliers d’histoires à raconter, une multitude de récits à produire, à transmettre et à écouter.