Dans son ouvrage La République identitaire. Ordre et désordre français , Béligh Nabli, enseignant-chercheur en droit public et directeur de recherche à l’IRIS, met en garde contre le repli identitaire qui se manifeste au sein du débat public, traversé par le discours communautariste. Il répond ici à nos questions.
Nonfiction: Les premières pages de votre livre pose un constat sans appel : érigée en nouvelle religion civile, la République serait d’après vous une sorte de réincarnation de l’Être suprême des Révolutionnaires de 1789. En quoi la République s’apparente-t-elle aujourd’hui à une religion séculière ?
Béligh Nabli : Symbolisée par une icône (Marianne), la « République » a quelque chose qui relève de la croyance, de la quête existentielle et d’un « sacré » construit au cours de l’histoire nationale. Cette foi repose sur des vérités fondamentales, une devise républicaine, qui s’affiche aux frontons des bâtiments publics : « Liberté, Egalité, Fraternité, ce sont des dogmes de paix et d’harmonie » selon Victor Hugo, tandis que Jules Ferry voyait dans les « principes » de 1789 rien d’autre que « notre Évangile ». Aujourd’hui des débats doctrinaux (sur le sens de la laïcité notamment) continuent de questionner les fondements de la République. Les incantations et appels incessants à la « République » attisent les passions et révèlent l’instrumentalisation à laquelle est vouée toute chose sacr(alis)ée. Parmi les républicains, on s’affronte, on s’excommunie, au nom des préceptes de la République.
Nonfiction : Vous rappelez d’emblée que la République est une notion dont le sens a progressivement été dévoyé dans le débat public. C’est une notion polysémique dans laquelle chacun met un peu ce qu’il entend en fonction de sa culture politique propre et de ses engagements partisans. Quelle est votre définition de la République ?
BN : Il s’agit moins d’un dévoiement que d’une difficulté générale à déterminer le sens précis d’un mot et d’une chose qui relèvent à la fois de l’idéalisme que de l’empirisme, et qui évoluent dans le temps et l’espace. La République connaît des contours définitionnels imprécis et mouvants. Cette situation en France n’est pas nouvelle en soi. Il faut rappeler ici les mots de Tocqueville dans ses Souvenirs à propos du cri unanime «Vive la République !» qui ouvrit l’Assemblée nationale du 4 mai 1848 : « Je crois, du reste, qu’ici [c]e cri fut de part et d’autre sincère ; il répondait seulement à des pensées diverses ou même contraires. Tous voulaient alors conserver la République, mais les uns voulaient s’en servir pour attaquer, les autres pour se défendre ». Aujourd’hui, tous nos contemporains s’en réclament et la convoquent au nom de « l’ordre républicain », du « pacte républicain », des « forces républicaines », des « valeurs républicaines », de l’« intégration républicaine », du « sursaut républicain », du « front républicain » … Cette déclinaison à l’infini de l’épithète conduit des forces a priori antagonistes à l’invoquer, tantôt comme label de normalité (pour se faire accepter), tantôt comme argument d’autorité (pour s’imposer). Il n’empêche, il est permis de s’interroger sur l’éthique de conviction de certains républicains autoproclamés ...
Selon moi, il ne suffit pas de souligner le lien entre « République » et « État », entre « République » et une forme de gouvernement antinomique à la monarchie. Il convient d’en revenir à l’étymologie du mot (du latin res publica, « chose publique »), laquelle oppose la république à la « chose privée » et, par extension, à l’intérêt privé, à l’espace privé. Si ce type de frontière (public/privé) est de plus en plus brouillé, redécouvrir le sens de la république passe forcément par une redécouverte du sens de l’intérêt général dans un monde globalisé qui interroge la place du politique face aux forces du marché. L’enjeu prend une dimension particulière dans un pays comme la France, dans lequel la construction historique de la République charrie une conception axiologique de la société. Ainsi, faut-il le rappeler, notre Constitution qualifie la République d’« indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Autant de qualités fondamentales aujourd’hui questionnées.
Nonfiction: Vous posez la République comme le nœud gordien qui unit identité et politique. La société serait traversée par des reconfigurations identitaires individuelles et collectives qui altèrent l’idéal d’une République une et indivisible. À quelle période datez-vous cette irruption des revendications identitaires en France ? Sont-elles les symptômes de l’échec d’un projet républicain qui se voulait unitaire ?
BN : Je souligne plus précisément que la République est rattrapée par ce nœud gordien qui unit identité et politique. L’ère de la « République identitaire » s’ouvre avec Mai 68, séquence historique qui s’est accompagnée et prolongée par la mobilisation revendicative et identitaire de mouvements régionalistes, féministes et homosexuels, suivis plus tard par les slogans égalitaires des jeunes Français enfants d’immigrés. La question identitaire s’est cristallisée avec la crise économique qui a éclaté dans les années 1970. C’est sous l’impulsion du Front national de Jean-Marie Le Pen que le thème de l’identité nationale est alors réactivé, y compris pour rejeter/stigmatiser les identités minoritaires. La conjugaison d’une crise sociale (avec un chômage structurel et massif), d’une crise des idéaux collectifs de substitution (déclin du marxisme) et d’une crise du sentiment de solidarité de classe a nourri un sentiment de vulnérabilité dans une société française plus multiculturelle que jamais. L’islam est devenu en à peine deux décennies la seconde religion d’un pays profondément imprégné à la fois par le christianisme et le sécularisme, une société alors marquée par un fort recul de la croyance et la pratique religieuse. Dès lors, la République est confrontée à l’équation entre « universalisme républicain » et fait multiculturel, un équilibre dont elle demeure toujours en quête.
Nonfiction: Vous élargissez ensuite la perspective de votre analyse pour l’inscrire dans une dimension planétaire. « La République identitaire, écrivez-vous, celle de l’égoïsme national et du repli sur soi, émerge dans un monde globalisé sans boussole mais dont la dynamique dissout les cadres anciens et traditionnels ». Quels sont ces cadres anciens et traditionnels? N’étaient-ils pas déjà porteurs d’une dimension identitaire ?
BN : L’effondrement du communisme à la fin de la Guerre froide, puis la lente érosion de la social-démocratie et l’émergence de la globalisation économique néolibérale ont remis en cause les catégories classiques – comme les concepts de « classe sociale » et de « lutte des classes » – qui structuraient le champ politique et la lecture du monde. La décomposition du mouvement ouvrier a entraîné le déclin d’une identité sociale et universaliste symbolisée par cet appel internationaliste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Le délitement des liens sociaux, l’effondrement des référentiels idéologiques nourrissent une « panique identitaire » individuelle et collective. On assiste alors à un lent glissement de la lecture sociale (par classe) à une représentation identitaire (par groupe) de la société. Les questions politiques et sociales sont pensées y compris en termes d’identité, de culture, de communauté et de religion.
Nonfiction: Vous soulignez ensuite que la société française n’a jamais été aussi multiculturelle qu’aujourd’hui. La fracture qui l’a divisée a ouvert la brèche à une catégorisation communautaire des français. Vous insistez sur le poids du regard culturaliste dans cette catégorisation. Qu’entendez-vous par là ? Est-ce à dire que le communautarisme n’est qu’une réaction ?
BN : La difficulté à appréhender le fait multiculturel et à le conjuguer au singulier – ou au sein d’un Nous – accroît la polarisation politique autour de la question de l’identité. Les problèmes et enjeux de la vie de la Cité tendent à être appréhendés sous l’angle des identités collectives de groupes ou communautés présumées. On observe ainsi à la diffusion de la catégorisation communautaire de la société française. Non seulement les citoyens sont renvoyés à une identité présumée par un regard culturaliste et/ou essentialiste, mais ils se trouvent réduits à une appartenance particulière, constitutive à elle seule de leur propre identité. Pis, derrière la condamnation catégorique du communautarisme – les communautés étant perçues comme une menace pour la communauté nationale – , une ambivalence manifeste des responsables politiques est à souligner. Outre le développement de pratiques clientélistes qui se traduisent notamment par la distribution de subventions à des associations culturelles, des politiques publiques menées aux niveaux national – celle de la ville est caractéristique – et local sont porteuses d’une conception « communautarisée » de la société.
Nonfiction: Vous rappelez ensuite que la crise qui nous touche est d’ordre immatériel. Nous ferions face à une crise spirituelle caractérisée par une absence de transcendance. À ce titre, vous reprenez à votre compte la thèse que défend Olivier Roy pour décrypter le djihadisme français. On assisterait à un phénomène non pas de radicalisation de l’Islam mais d’islamisation de la radicalité. N’y a-t-il pas dans cette approche, comme le dit Jean Birnbaum, un refus de voir le religieux où il est pour lui substituer le politique?
BN : Les deux approches ne s’opposent pas forcément. Le vide politique et idéologique est propice au retour du religieux, qui lui-même est un instrument de violence politique et idéologique. Depuis les années 1970, le paradigme religieux a fait irruption dans le contexte de la Guerre froide et la fin de celle-ci lui avait laissé le champ libre. Aujourd’hui, les religions semblent constituer l’un des principaux moteurs des conflits, alors même que le sujet semblait anecdotique dans les années 1960. Autre acteur de ce grand retour : le concept de civilisation, ravivé depuis la fin des années 1990. Les grandes civilisations qui s’entrechoquent, pour paraphraser Samuel Huntington, sont souvent définies par les géopoliticiens suivant des critères religieux. Or il convient de se méfier de cette tendance globale consistant à justifier ou expliquer un conflit à partir d’une grille de lecture fondée sur ce facteur exclusif. En réalité, la religion demeure un instrument ou une arme dont n’hésitent pas à user les forces et puissances en vue d’intérêts stratégiques loin des questions spirituelles, de foi, de croyances ou de rituels... L’argument religieux ne saurait masquer des enjeux et antagonismes (historiques, politiques, économiques, idéologiques) plus larges. Ainsi le conflit israélo-palestinien, exclusivement national dans les années 1960, est devenu d’essence religieuse aux yeux des mouvements radicaux israéliens et palestiniens.
Les idéologies identitaristes expriment la résurgence d’épisodes de la mémoire historique (invasions, croisades, colonisation, guerres d’indépendances) pour mieux justifier les visions essentialiste et séparatiste des peuples et tenter de masquer des enjeux (géo)politiques plus traditionnels (conquête territoriale, du pouvoir, de richesses – y compris sous la forme de gisements d’hydrocarbures). Aussi, les questions d’identité ou de religion ne fournissent pas de clé d’analyse suffisante ou du moins exclusive. Loin s’en faut. Les stratégies de puissance et logiques d’intérêts demeurent. Ainsi, à l’époque de la guerre contre les forces soviétiques en Afghanistan (1979-1989), le président américain Ronald Reagan avait érigé les moudjahidines djihadistes en « combattants de la liberté »…
Nonfiction : Quelle différence faites-vous entre les notions de communauté et de communautarisme? Pourquoi dites-vous que le discours sur le communautarisme est toujours idéologique ? Comment échappez-vous à cette idéologisation du discours ?
BN : Les termes de « communauté » et de « communautarisme » sont largement usités alors qu’ils ne vont pas de soi. L’individualisation de la société s’accompagne de la manifestation publique d’appartenance à un groupe social, à l’attachement à des cultures spécifiques, à des identités singulières qui aboutissent à une demande de reconnaissance de droits particuliers. Légitimée par la doctrine multiculturaliste, cette tendance « communautaire » s’exprime dans un espace public où s’affrontent des exigences/revendications aussi diverses que contradictoires qui nourrissent la tension politique et sociale. C’est pourquoi le basculement dans le comportement dit « communautariste » – car exprimant une volonté de vivre entre soi, au nom d’une identité, voire d’intérêts particuliers, distincts voire contraires à ceux de la communauté nationale – sont pointés et condamnés au nom d’une tradition universaliste de « la République une et indivisible ». Or derrière cette condamnation (légitime) du communautarisme ou du vote communautaire, il est une ambivalence plus suspecte, comme l’atteste les pratiques clientélistes – d’élus et responsables publics – en direction de groupes sociaux considérés comme constitutifs de communautés.
Nonfiction : Vous explorez ensuite la résurgence d’un vieux clivage qui divise actuellement la gauche : celui du débat sur la laïcité. La récente polémique autour de l’Observatoire de la laïcité illustre bien cette fracture et met en lumière les deux approches de la laïcité qui opposent la gauche française : une approche libérale face à une conception intransigeante. Vous semblez être le défenseur de l’approche libérale face aux tenants de ce que vous appelez « la gauche laïco-identitaire ». Lutter contre les dérives communautaristes, est-ce être forcément anti-musulmans comme vous le suggérez ? Comment analysez-vous les vifs débats qui ont eu lieu suite au Salon de la femme musulmane qui s’est tenu à Pontoise en septembre dernier ?
BN : Principe de neutralité religieuse de l’État, la laïcité garantit la liberté de conscience et de culte, la séparation des organisations religieuses et de l’État, ainsi que l’égalité de tous les citoyens devant la loi quelles que soient leur croyance ou leur conviction. Le principe a une vocation régulatrice et apparaît comme foncièrement libéral : il autorise la manifestation publique de la croyance religieuse, sous réserve du respect de l’ordre public. Cette signification juridique et officielle de la laïcité se trouve désormais au cœur d’une bataille culturelle et idéologique. Si celle-ci se manifeste sur l’ensemble de l’échiquier de la vie publique, elle tend à accroître le « schisme » en cours – qui ne s’explique pas par la seule question identitaire – au sein de la gauche.
Un vieux clivage a refait surface avec la plus grande visibilité de la présence musulmane dans la société française. Si la loi de 1905 n’évoque pas le port de vêtements religieux ou de signes ostentatoires d’une religion dans l’espace public (le législateur avait rejeté les amendements en ce sens), les uns s’en tiennent à la lettre et à l’esprit libéral de la loi, quand d’autres contestent cette visibilité. Alors que la loi de séparation entre l’État et les Églises assurait la neutralité de la seule puissance publique, ce courant idéologique cherche à étendre la neutralité à la société dans son ensemble, au nom de la laïcité comme valeur morale. Cette gauche « laïco-identitaire » se perd dans la surenchère rhétorique et idéologique qui dénature la laïcité. En témoigne le cas du rabbin de Toulouse, qui a été empêché de voter car il portait une kippa, les propositions de loi déposées en vue d’appliquer le principe de neutralité religieuse aux entreprises privées, aux centres de loisirs, aux établissements d’enseignement supérieur… L’intégrisme de certains les a même amenés à défendre l’idée d’interdire le port de jupes trop longues à l’école pour présomption de signe islamique ostentatoire... Derrière l’argument de la laïcité, il ne s’agit plus d’assurer la simple neutralité religieuse, mais d’imposer un mode de vie dans une société (pourtant) fondée sur la liberté individuelle …
Si le phénomène communautariste n’est pas propre à certains musulmans, c’est manifestement le « communautarisme musulman » qui est visé par la critique républicaine du communautarisme. La présence musulmane étant perçue à la fois comme une menace sécuritaire et identitaire, ce discours différencié entretient le sentiment d’un « républicanisme à géométrie variable » stigmatisant, qui nourrit à son tour la posture victimaire.
Le salon de la femme musulmane qui s’est tenu à Pontoise a été l’occasion de prises de parole relevant de courants islamistes. Il convient ici de les combattre sur deux terrains distincts et complémentaires : légal et idéologique.
Nonfiction: À quelques exceptions près, le discours anti-républicain reste confiné à la marge du débat public. La République est un héritage commun défendu par tous et ne constitue plus une ligne de clivage politique pertinente. Si le modèle républicain semble faire l’unanimité dans notre société, qui sont aujourd’hui ses ennemis ?
BN : Si tous se réclament aujourd’hui de la République – y compris à l’extrême-droite –, il est permis de mettre en doute l’éthique de conviction de certains républicains autoproclamés. L’unanimisme autour d’une « République » somme toute relativement indéfinie a quelque chose de suspect et de factice, qui a le mérite de donner cette impression d’avoir encore ce quelque chose de commun et de supérieur qui permet d’espérer. Partant, ses « ennemis officiels » se font rares… si ce n’est les salafo-djihadistes qui assimilent la République française à un régime laïc vécu/perçu comme oppressant, qui n’hésite pas à mener une politique militaire interventionniste dans le monde musulman. Cette approche pour le moins réductrice ne fait que nourrir leur posture victimaire pour mieux tenter de justifier leur entreprise politico-criminelle