Un recueil d'articles et d'entretiens du politologue qui éclaire efficacement notre compréhension de l'islam dans le contexte actuel.

Depuis les attentats du 7 janvier 2015, Olivier Roy est l'un des universitaires les plus sollicités par les médias sur la question du terrorisme. Politologue, spécialiste de l'Islam, il a été directeur de recherche au CNRS et est désormais professeur à l'Institut Universitaire Européen (Florence). Il est l'auteur du très réussi La Sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture   où il revient de façon comparative sur les manifestations contemporaines du religieux. Ce n'est donc pas une surprise si ses seules interventions dans le journal Le Monde, interviews et tribunes, fournissent assez de matière à ce court recueil intitulé La peur de l'islam aux Editions de l'Aube. Ces textes ont tous été publiés entre le 11 septembre 2001 et le 11 janvier 2015.

Comme le résume clairement Nicolas Truong, journaliste au Monde, qui introduit le recueil, plusieurs fils conducteurs guident les contributions d'Olivier Roy. Tout d'abord, il réfute aussi bien les arguments de droite, pour qui les musulmans seraient inassimilables, que ceux venant de la gauche, qui considèrent que l'islamophobie est à la source du problème terroriste. Surtout, Olivier Roy ne croit pas à l'existence d'une communauté musulmane et estime que la très grande majorité des musulmans sont très bien intégrés en France. Enfin, plus largement, contre les théories réactivées du choc des civilisations, il essaie d'apporter quelques « clés » pour la « question musulmane ».

 

Le nihilisme : moteur de la radicalisation

Construit ante-chronologiquement, La peur de l'islam débute avec une analyse du 11 janvier 2015. Tout attentat revendiqué au nom de l'islam rouvre invariablement la question des rapports entre cette religion, ses pratiquants et la France. L'alternative est simple : soit il est demandé à une prétendue communauté de se désolidariser publiquement des actes commis, soit la religion est dédouanée de toute responsabilité. Pour Olivier Roy, ces deux attitudes a priori antagonistes mènent à une impasse. Elles ne reposent pas sur des faits. L'existence d'une « communauté musulmane » en France reste largement à démontrer   et les jeunes terroristes ne représentent pas une avant-garde de l'islam. Pour preuve, ces derniers sont la plupart du temps en rupture de ban avec leurs familles, qui signalent à la police leur départ pour la Syrie ; ils s'inventent leur propre lecture de l'islam, couplée à une vision héroïque de l'engagement, davantage nourrie par l'Occident, ses séries télévisées et jeux vidéos, que par l'islam traditionnel.

Pour Olivier Roy, cet attrait n'est pas une nouveauté : « Depuis vingt ans, nous assistons au même phénomène : la radicalisation d’une frange de jeunes, soit d’origine musulmane, soit convertis, en quête d’une cause. Ces jeunes ne sont pas insérés dans la communauté musulmane, ni en France, ni ailleurs ; ils ne sont pas un produit de la prédication salafiste dans les mosquées mais se radicalisent plutôt sur Internet. »   Comme Nathalie Paton, il rapproche d'ailleurs ces comportements de ceux d'auteurs de tueries aux États-Unis ou en Norvège, considérés avant tout comme des actes de folie et non comme des actes motivés par un quelconque motif religieux : « il y a un nihilisme générationnel qui touche des jeunes paumés de la globalisation, fascinés par la mort. »   Les meilleures réponses à ces dérives reposeraient dans une collaboration avec ces familles qui tentent de reprendre leurs enfants en main et par des efforts pour discréditer le prétendu héroïsme de l’Etat Islamique (EI), plutôt que par une réponse proposant plus de bellicisme.

Au sujet de la lutte contre le terrorisme, Olivier Roy estime que la France fait trop d'honneur à l'EI en lui accordant de l'importance et en lui reconnaissant finalement, par ses réponses militaires, le statut d'État dont Philippe-Joseph Salazar analysait récemment la facticité. L’émergence de l’EI marque certes un changement de stratégie du terrorisme par rapport à son prédécesseur direct, Al-Qaïda : profitant d'un vide du pouvoir dans des territoires syriens et irakiens, les dirigeants de l'EI ont pris le parti de territorialiser leur action, ce qui a permis d'absorber plus de recrues. Toutefois, il risque de se retrouver rapidement confronté à des adversaires locaux – et l'est déjà dans une certaine mesure. Ces antagonismes justifient davantage une intervention en arrière-plan de l'Occident qu'un déploiement de troupes au sol. Plus largement, il faut obtenir des populations locales qu'elles cessent de soutenir ces groupes : pour cela, l'une des premières étapes consiste à éviter l'amalgame entre elles et les terroristes, le plus souvent étrangers. Olivier Roy invite à distinguer le religieux du politique et à analyser plus finement ces pays, comme il a pu le proposer lors des Printemps arabes : « Il faudrait que l’opinion occidentale comprenne enfin que les sociétés arabes sont tout aussi divisées et complexes que leurs voisines du Nord. »  

 

La voie de l'intégration

La réflexion d'Olivier Roy est encore plus stimulante à propos de l'islam dans le contexte français. Ici, il réfute farouchement l'existence d'une communauté musulmane, d'un bloc à l'échelle nationale. Il existe bien des formes locales de communautarismes mais, à ce jour, il n'y aurait pas eu de tentative d'instauration d'un « lobby » musulman national : les partis politiques confessionnels, contrairement aux prédictions de Michel Houellebecq, sont inexistants, les écoles musulmanes sont très rares et les différentes branches de l'islam français restent très dispersées. Paradoxalement, les quelques tentatives d'organisation, plutôt infructueuses – ce dont Roy se réjouit –, sont le fait de l’État ou de gouvernements étrangers. Les musulmans sont régulièrement confrontés au même dilemme : « On reproche aux musulmans d’être communautarisés, mais on leur demande de réagir contre le terrorisme en tant que communauté. C’est ce que l’on appelle la double contrainte : soyez ce que je vous demande de ne pas être. Et la réponse à une telle contrainte ne peut être qu’inaudible. »   . Olivier Roy souligne d'ailleurs qu'après chaque attentat les dénonciations de la part de musulmans sont très nombreuses sur Internet mais ne sont que très rarement relayées par les grands médias. Or, « Il n’y a pas de communauté musulmane, mais une population musulmane. Admettre ce simple constat serait déjà un bon antidote contre l’hystérie présente et à venir. »  

Pour le politologue, cette population musulmane est d'ailleurs dans sa grande majorité bien intégrée, comme l'atteste tristement le fait que des musulmans appartiennent quasi-systématiquement au nombre des victimes de ces attentats, qu'ils soient policiers, militaires ou simples civils. Toutefois, cette intégration arrive peut-être avec une génération de retard. Olivier Roy constate l'émergence d'une classe moyenne musulmane qui a tendance à quitter les ghettos au fur et à mesure de son ascension sociale, la multiplication des mariages mixtes et la naissance d'une élite musulmane républicaine, dont la recherche d'une place semble avoir été initialement contrariée par les principes socialistes – plutôt rétifs à la discrimination positive – ce qui expliquerait une présence relative plus forte à droite. Le discours dominant serait ainsi en décalage avec la réalité : « Les Français sont des pleurnichards. Le modèle français d’intégration fonctionne bien mieux que celui de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Suède ou du Royaume-Uni, mais il est vrai qu’il est plus conflictuel. La société est beaucoup plus mélangée, plus mixte. »   . En ce sens, une telle analyse fait écho aux thèses de l'historien Patrick Weill pour lequel le modèle assimilationniste français explique en partie notre tendance à la xénophobie : les Français reprochent aux étrangers de ne jamais s'intégrer assez vite.

Symbole étonnant d'une intégration française pas aussi mal en point qu'on ne le prétend : l'armée française. Si la solidarité avec l'EI est une attitude minoritaire dans la population musulmane où domine surtout l'incompréhension face à de tels comportements, la loyauté des 15 % de soldats musulmans engagés dans l'armée française, elle, ne fait aucun doute. Aucune mutinerie n'a été observée dans les théâtres d'opérations extérieures (Afghanistan, Mali) et les militaires musulmans ayant refusé de partir en Afghanistan se comptent sur les doigts de la main. L'affaire Merah aura également démontré que le terroriste toulousain constituait davantage une exception que la norme, celui-ci ayant ciblé quatre militaires musulmans, ou, du moins, qu'il considérait comme tels. En effet, « Le réservoir de recrutement de l’armée est, pour des raisons sociales et générationnelles évidentes, le même que celui des djihadistes, et c’est l’armée qui a le plus de succès. Elle a su s’adapter sans tambour ni trompette : l’armée a institutionnalisé l’islam, ce que la République n’est toujours pas capable de faire. »   Toutefois, « Si le djihadisme fait la une, l’intégration est dans le fait divers. »  

 

Au terme de la lecture de ce court ouvrage   qui invite à aller plus loin dans la fréquentation des écrits d'Olivier Roy, l'on ressort un peu plus optimiste sur l'état de la société française et sur ses capacités à construire un vivre-ensemble sur le long terme, nonobstant les réactions épidermiques actuelles. Ces prises de positions constituent autant de plaidoyers pour une compréhension plus fine, appuyée sur les sciences sociales, de ces phénomènes. Ainsi, dans ses articles sur l'engagement français au Mali, Olivier Roy met en garde contre les analyses livrées clés en main qui trouvent au terrorisme islamique une explication universelle. Pour autant, il reconnaît que la référence à l'islam radical peut servir – souvent temporairement – de plus petit dénominateur commun à des groupes locaux sinon divisés, radicalisant alors des mouvements régionaux et nationaux. Cependant, les affrontements contemporains recouvrent des situations beaucoup plus complexes où sont en jeu des facteurs nationaux, économiques et sociaux, qu'il ne faut pas négliger afin d'espérer pouvoir un jour en venir à bout

 

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