Chaque semaine dans « Nation ? (chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle. 

Cette semaine elle présente L’Épreuve du collectif de Gilles Hanus : comment sortir de l’individualisme et de la solitude afin de construire une communauté pensante capable de s’ouvrir et accueillir l’étranger à soi?

 

En quoi consiste la solitude de l’homme et cette souffrance qui lui est associée ? Telle est la question que pose d’emblée Gilles Hanus,  à la suite des travaux d’Emmanuel Lévinas, pour qui nous sommes tous des « monades »    : « Les monades n’ont point de fenêtres, par lesquelles  quelque chose y puisse entrer ou sortir »   . Communément on tend à identifier la solitude à l’isolement, faisant de la séparation avec autrui ce qui la constitue. Ce point de vue – selon lequel la solitude  est séparation –  est tragique, toujours selon Lévinas (cité par Gilles Hanus), car cela signifie que la solitude a manqué  sa « tentative d’évasion », appartenant en propre à son être. En effet, la  « solitude ontologique », au sens où elle est notre être, inscrit le fait de la souffrance en chacun d’entre nous, ce qui nous pousse à tenter l’évasion vers autrui.  L’isolement, au contraire, est le résultat d’une décision de se séparer, alors que la solitude ontologique est tout simplement donnée. L’isolement n’a rien à voir avec la souffrance, puisqu’il relève d’un choix de la volonté.

Partant ainsi des réflexions d’Emmanuel Lévinas sur la solitude, Gilles Hanus se livre à une lecture précise des œuvres de ce dernier afin de penser l’au-delà de la solitude et de la souffrance de l’exister. Lire n’est pas un acte de pur divertissement et encore moins un travail de compilation ou d’érudition. À ce propos, l’auteur écrit : « Lire vraiment un texte, c’est le lire comme personne d’autre n’aurait pu le lire, ne jamais céder à la lecture convenue créant, à la façon du discours des sophistes, un consensus qui n’est que la caricature de l’accord »   . Il approche donc les divers textes philosophiques en les décomposant pour les décomposer, afin de parvenir à une lecture de ce paradoxe qui nous constitue : « nous existons seuls, et pourtant nous n’existons pas par nous-mêmes »   .

La réponse de Lévinas à ce paradoxe est qu’il y a trois voies pour dépasser la solitude : « l’habitation du monde par la jouissance des nourritures qu’il nous fournit et en quoi il consiste premièrement pour nous ; l’éros, qui nous confronte à cet autre absolument autre, qu’est selon lui, le féminin ; la fécondité, enfin, c’est-à-dire le rapport aux fils comme événement même de la temporalité »   . Pour Gilles Hanus, il en est d’autres, et c’est le propos de l’ouvrage que de les examiner.

Contre Heidegger, il soutient que notre solitude ne résulte pas d’un abandon : nous ne sommes pas jetés au monde mais attendus et accueillis, dans notre singularité – ou notre « unicité », terme plus proche de la pensée de Lévinas. Il n’y a pas non plus de dialectique hégélienne, qui serait ici à l’œuvre. Sans aucune détermination, nous ne nous forgeons ni dans la pure liberté de nos choix, ni dans nos liens avec la parentèle : ni l’existentialisme sartrien,  ni la psychanalyse ne permettent de rendre compte de cette attente de notre « unicité », même si Sartre pressentait  une certaine « élection » du sujet. Chaque fils du père est élu dans son « unicité », écrivait Lévinas. S’il y a séparation, elle est dans cette idée d’« élection », dans  un sens que la suite du livre va préciser. Le paradoxe de cette « unicité de l’élu » est qu’il est lié dans une situation de « rapport à »… Ces monades sans fenêtre que nous sommes sont dans la nécessité d’un « être ensemble ». Mais pour vivre bien il faut repenser l’intérêt commun comme « relation » et non plus comme association.

 

L’épreuve du collectif

Cette situation instable qui nous oriente vers autrui, Gilles Hanus  la qualifie d’« épreuve du collectif » : « Il y a épreuve du collectif parce que tout collectif est promesse d’un nous, mais aussi dans son empâtement, dans son quant-à-soi, dans sa formidable propension à faire corps, le lieu où cette promesse menace toujours de se dédire, de parjurer »   . Cela donne lieu à deux formes d’échec : soit la séparation aristocratique du groupe, comme le montrent les écrits de Schopenhauer, soit la fusion qui peut conduire à la terreur sartrienne énoncée dans le serment : « jurer, c’est dire en tant qu’individu commun : je réclame qu’on me tue si je fais sécession »   .

Le fondement de ces malentendus est la confusion  du sujet et de l’individu. Nous baignons dans des discours sur l’individualisme qui font écran à une véritable réflexion. La thèse de Gilles Hanus est au contraire qu’il faut renouer avec une philosophie du sujet, un sujet en relation : «  j’appellerai sujet cet être à la place duquel personne ne saurait exister, mais qui ne tient pourtant pas son existence de lui-même. Le sujet est né et se distingue à ce titre de l’individu – qu’on l’entende au sens d’un être autonome (à l’image de la substance des Anciens) qui constituerait un atome social, ou au sens du bourgeois qui prétend s’auto-engendrer… »   . Il s’agit pour faire collectif de passer du « je » au « nous », sans se perdre dans l’impersonnel du « on ». Pour cela, il faut fuir les mots en « isme », ce que fait cet ouvrage.

 

Refus de l’aristocratisme schopenhauerien et du conformisme  

Qui est cet élu qui travaille à son « unicité » tout en se donnant pour tâche le vivre ensemble ? Citant le passage des Lois de Platon où la foule-masse est comparée à une grosse bête dangereuse à laquelle le démagogue politique finit par s’adapter sans en mesurer les conséquences, Gilles Hanus veut montrer que l’« être-ensemble » ne saurait se définir comme ce conformisme, terreau de la tyrannie. En relisant l’allégorie de la caverne de Platon, Gilles Hanus remarque le fait que c’est une seule âme qui parvient, en philosophant, à retrouver une solitude qui n’est pas isolement. Cette âme élue doit ensuite redescendre dialoguer dans la caverne. Et en effet, Socrate dialogue même dans ses monologues, car sa parole est « adressée à » une âme qu’elle cherche à réveiller. Il n’y a donc de parole que dans le questionnement initié par le dialogue.

Cela est bien différent de ce que Gilles Hanus appelle l’« aristocratisme schopenhauerien ». Pour Schopenhauer en effet, l’être-ensemble n’est qu’un pis-aller. Ainsi, il narre un court apologue, qui devrait servir de métaphore : les porcs épics ne pouvant vivre trop près les uns des autres, au risque de se blesser, ils inventent la politesse distanciée pour parvenir à une sorte d’être ensemble. L’homme accompli, chez Schopenhauer, est celui qui se sépare radicalement, s’enfermant dans une solitude qui se confond avec l’isolement. Ce culte de la volonté et de l’effort pour se démarquer n’est pas sans rappeler, ajoute Gilles Hanus, l’effort capitaliste pour amasser le gain.

Cependant le dialogue socratique aboutit bien souvent à une aporie, le raisonnement n’aboutissant pas à un résultat mais à de nouvelles incertitudes. Cet échec se traduit alors dans le passage à la solitude radicale du Traité, le livre ayant interrompu l’effort dialogué de la parole socratique. Cet effort de Platon de ressaisir dans l’écriture la caractère dialogique de la parole, toujours adressée à quelqu’un, peut être lu dans le projet de Sartre qui, devenu aveugle, voulait, avec Benny Lévy, créer un livre qui ne soit pas un traité, mais qui soit au contraire capable de ressaisir « l’acte même de l’interlocution dans le livre »   .

La lecture, toutefois, ne peut se faire que dans le dialogue intime avec le livre dans le but d’en transmettre le sens à un public. La lecture ne signifie donc pas l’isolement du lecteur, mais elle met « en relation » avec le public, relation qui justement distingue la solitude de l’isolement. La solitude, lorsqu’elle se confond avec l’anonymat et l’abandon développe le sentiment, chez l’individu, de ne pas vivre son « unicité ». On ne saisit  plus que l’ombre portée par la lumière, on ne saisit plus la lumière-ouverture de sa solitude. La solitude révèle donc notre être comme étant « en relation », ce qui est la preuve, pour Gilles Hanus, du total contresens de Schopenhauer.

 

L’échec des communautés économique et politique.

La communauté est ce qui permet à l’individu de réaliser son  humanité, laquelle est « relation à ».  Cependant une certaine conception de la communauté et le primat donné à la notion d’individu conduisent à l’échec. À force de faire corps avec le groupe – comme c’est le cas dans le cadre de la culture d’entreprise, oxymore manifeste souligne Gilles Hanus – c’est le groupe qui fixe son unicité aux dépens de l’existant ,qui se trouve ainsi dilué par la perte de son « unicité ». Faisant référence aux définitions des trois communautés selon Aristote –  la famille, la société, et la communauté la plus haute, la Cité – Gilles Hanus montre que si la communauté économique est un remède à l’impuissance individuelle dans le cadre de la satisfaction des besoins, très vite elle se renverse en une communauté inhabitable, car l’indigence occupe très vite le devant de la scène. Le but premier de la communauté économique, qui est de rendre le monde habitable, disparaît.

La communauté politique se heurte à la même difficulté. L’histoire de la philosophie permet de comprendre la nécessité de combiner les intérêts divergents de chacun, ainsi que notre animalité impulsive, par la rationalité d’une institution, l’État. Ce dernier, conçu à son fondement comme expression de la raison, va cependant lui aussi dégénérer. Très vite la raison devient Raison d’État, la bureaucratie s’installe, et l’individu disparaît à nouveau. Ce qui pose problème dans les deux communautés c'est le sacrifice du sujet à la communauté.  Pour sortir de cette situation intenable, il faut repenser le sujet et son rapport à la solitude. Il s’agit de sortir de l’illusion de l’ « intérêt commun » portée par la notion d’ « individu ».

Force est de constater que le « nous » politique n’est plus, malgré le désir de certains de le faire ressurgir. À défaut d’un « nous » règne en maître un « on » impersonnel qui ne cherche que le consensus. Pour Spinoza le droit naturel de chacun est limité à sa propre puissance. Le choix du politique découle du sentiment de fragilité, lié à cette puissance du désir, qui est menace pour l’ensemble des hommes. Le désir de persévérer dans son être va se transformer en volonté de vivre ensemble dans un État. Les individus «  franchissent le pas de peur de manquer de bon sens »   . C’est alors une communauté du « on », du consensus, qui est crée et le « nous » n’est qu’une invention du maître qui veut régner.

Face à cette absence d’une réelle communauté qui formerait un « nous », surgissent deux tentations d’en favoriser l’advenue : « la violence qui soude en opposant »   et « l’émergence d’un projet nouveau ou apparemment nouveau suscitant l’adhésion ». C’est peut-être ce qui explique certains actes de violence aujourd’hui, ajoute Gilles Hanus.

 

Pour une communauté d’étrangers

L’auteur se penche alors sur la figure biblique d’Abraham, pour essayer d’esquisser les traits d’une possible « communauté d’étrangers ». Abraham est celui qui s’oppose, se sépare de l’universelle supercherie, refuse toute participation à l’universelle idolâtrie. Il se sépare mais nullement dans un souci aristocratique. Il participe au monde par cette distanciation. Abraham, c’est « l’étranger résidant », celui qui se tient à l’écart avec sa tente dans le désert. Mais sa tente est ouverte aux quatres vents : il est à l’écart mais il accueille. Il risque la solitude au prix de la justice. Il est étranger au monde dans l’attente de la réalisation d’une promesse : l’habitation du monde par ses descendants, une habitation « par-delà tout mimétisme »   .    

La « communauté des étrangers » est une communauté où chacun tente de vivre son unicité, et donc elle est forcément instable, fragile comme la pensée. Le collectif c’est la rencontre, l’accueil de pensées adverses, de pensées qui nous dérangent. La communauté est aussi celle qui se retrouve autour d’un texte. La communauté pensante est communauté de sujets en relation qui travaillent leur « unicité » tout en accueillant l’étranger, celui qui est dehors. La communauté est ouverture à la parole

 

Gilles Hanus

L'épreuve du collectif

Verdier, 2016

96 p., 14 euros