Le criminologue Alain Bauer dresse le portrait des nouveaux terroristes, pour mieux les arrêter.

Dans un livret d’une quarantaine de pages, Alain Bauer se donne pour objectif de répondre à une question devenue cruciale au regard des attentats qui ont ensanglanté la France en 2015 : Qui est l’ennemi ?   . L’auteur, qui est professeur de criminologie et se présente à plusieurs reprises comme un analyste engagé dans la lutte antiterroriste   , avance deux hypothèses.


La première concerne le changement de nature des terroristes : l’ennemi n’est plus identifié, comme il peut l’être dans une guerre, car il est devenu « multiple »   . Avec Al Qaeda, il y aurait eu de ce fait une révolution dans les affaires terroristes. L’idée de l’auteur, c’est qu’on a désormais affaire à des terroristes « hybrides » dans le sens où ils sont mi-terroristes mi-criminels   . Ce «gangsterrorisme»   n’est pas spécifique à la France, c’est bien plutôt un phénomène mondial : « Au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, des hybrides sont apparus. Des guérillas dégénérées, des États faillis, des narco-États, des gangsterroristes ont vu le jour. Les FARC en Colombie, les pirates en Somalie, les bandits de Karachi, certains gangs indiens, AQMI au Mali et au Niger, les cartels mexicains, sont aujourd’hui des forces militaires qui n’utilisent pas seulement l’impôt révolutionnaire pour des objectifs politiques. Ils sont des hybrides et des mutants. La plupart du temps criminels, parfois terroristes »   . Le gang de Roubaix préfigurait ainsi en 1996 les attentats du 11 septembre, à la différence près que ce sont désormais « de “purs” terroristes »…  


La seconde hypothèse porte sur le défaut d’analyse de phénomènes dont les services antiterroristes ont tardé à prendre conscience, alors même qu’une évolution a eu lieu depuis les années 1980   . Mais l’auteur ne fournit pas de repères temporels pour étayer sa critique des déficiences des responsables français   . À son avis, le fétichisme technologique aurait amené à négliger le travail de renseignement opérationnel, mais c’est surtout la bureaucratie qui serait en premier lieu responsable : plutôt que de travailler à identifier l’ennemi effectif, les cerveaux formatés au sein de systèmes habitués à réagir à des maux passés auraient préféré inventer un « ennemi de confort » et raconter des fables, comme celle du loup solitaire, auxquels les medias auraient cru   naïvement. Le terrorisme étant devenu pluriel, il faudrait au contraire « sortir de la logique du prêt à penser antiterroriste pour se lancer dans le sur-mesure »   .


L’auteur affirme à plusieurs reprises qu’un tournant a eu lieu entre 1979 et 1989   . Mais il ne fonde pas plus ce diagnostic que son pronostic de la « prochaine défaite coloniale » des États-Unis en Syrie   . Le problème est bien replacé dans le contexte géostratégique de la politique américaine au Moyen-Orient   et il est également question du contexte de la mondialisation et de la réapparition du conflit théologico-politique   . Mais pourquoi prétendre que la définition de l’ennemi a cessé d’être évidente «depuis la guerre civile algérienne» de sorte que le terrorisme aurait en conséquence changé de nature   ?


Il y a beaucoup trop d’allusions dans ce livret. L’auteur mentionne par exemple la note d’un de ses collègues   et, surtout, l’expérimentation à laquelle il a participé à New-York   , mais on n’apprend rien de plus que la mention des quatre phases du processus de radicalisation : la pré-radicalisation, l’identification, l’endoctrinement et la djihadisation. On aurait également aimé savoir pourquoi la création de la DCRI et sa transformation en DCSI devraient être accélérées   . On comprend juste que Bauer défend l’idée qu’il ne faut pas faire la guerre au terrorisme, mais employer les moyens de la police   pour contrer des criminels.


En somme, ce texte ressemble fort à un article de journal, écrit trop hâtivement   , qui aurait juste été développé sans qu’aucune note de bas de page ne vienne étayer les jugements de valeur, à l’exception de deux citations d’ailleurs bien trop longues   . Les informations sont distillées sans construction d’une progression de la réflexion : on perd même le sens du temps à cause des nombreux allers-retours qui provoquent d’inutiles répétitions et donnent même le tournis au lieu de permettre une relativisation historique de l’actualité. Le point de départ dans les événements récents est compréhensible, mais il eût fallu respecter ensuite une certaine chronologie pour qu’on s’y retrouve. On regrette également l’absence d’usage critique des notions qui sont utilisées en général (terrorisme, radicalisation, ennemi, etc.). Il est donc difficile de conclure avec Michel Rocard, qui a préfacé ce livret, qu’il s’agit d’un «fascinant récit » qui élucide les manques où conduit la vaine recherche de « l’ennemi qui nous convient »   . Cela ressemble plutôt à un plaidoyer pour se placer dans le débat…

 

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