Un voyage au long cours en pays de cinéma.

 

Montage, « la seule invention du cinéma », publié en 2015 chez Vrin, est le vingt-deuxième livre de Jacques Aumont. Deux ans après Que reste-t-il du cinéma ? (2013), l’auteur poursuit donc son travail d’approfondissement de la pensée du cinéma. Montage… s’inscrit avec une justesse sans pareille dans un champ a priori difficile, tant il est complexe. Ce petit livre de cent-sept pages – seulement ! a-t-on envie de dire – est en effet une réflexion tout à la fois théorique, épistémologique et historique sur le cinéma, bien sûr … mais quid du cinéma ?

La ligne suivie par Jacques Aumont est parfaitement double. Le cinéma, c’est d’abord des films vus sur les grands écrans des salles obscures comme sur d’autres écrans. Le cinéma, c’est aussi toutes les pensées et toutes les paroles qui s’en saisissent depuis ses origines. Ces pensées et ces paroles sont tout aussi bien celles des cinéastes, des critiques, des historiens du cinéma, des historiens de l’art. On imagine Jacques Aumont dans un laboratoire d’observation qui serait tout à la fois un télescope et un microscope, et chacun de ces outils de vision serait équipé de deux objectifs différents, l’un pour saisir l’instant flottant de l’image en mouvement du cinéma, l’autre pour voir ce qui la constitue comme telle et qui n’est pas destiné à être aperçu sur les écrans des spectateurs : le plan, le montage…

Mais encore, dans la lentille des deux objectifs viennent s’impressionner d’autres traces. Elles sont verbales. Paroles de cinéastes d’abord : celles de Leenhardt, Poudovkine, Vertov, Eisenstein, Koulechov, Rohmer, Truffaut, Hitchcock, Pelechian, Pasolini … Leur sont entrelacés des mots sur le cinéma, par exemple ceux de Michotte, Laffay, Malraux, Bordwell, Bazin, Metz, Oudard, Mitry, Barthes, Bordwell, Todorov, Rodowick, Schefer, Benjamin, Rancière … L’énumération, fastidieuse peut-être, n’est pourtant pas qu’un simple exercice de recension des références de Jacques Aumont. On la déroule ici comme le scénario du film que ce dernier a monté, croyons-nous, quand il a écrit son livre.

 

La fabrique du montage 

 

Qu’on en juge. Jacques Aumont part des origines et fait observer que le « montage » est un mot qui « a d’abord été utilisé, en français, pour parler mécanique ou plomberie » et qui « avait tout pour réussir » (p.13). Pourquoi ? Sa réponse tient en une phrase qui résume parfaitement la puissance du geste mis en œuvre par le montage, situé au lieu même d’un manque : « L’ellipse est une figure absolument constante  du récit filmique » (p.43), écrit-il. En effet, où qu’il soit, quel qu’il soit, un film ne peut pas exister sans cette absence essentielle qui transcende le « plan » en « image ».

Ici, on pense bien sûr aux barres de montage dont Pip Chodorov faisait remarquer qu’elles occupaient plus de place sur la pellicule argentique que les photogrammes eux-mêmes   . Et l’on se dit aussi bien que le montage, ce geste éminemment pratique – du mécanicien, du plombier – est à la fois celui d’un pur esprit ou d’un fantôme, d’un démiurge en fait. Donc le cinéma se tient entre ces deux bornes : la matière et l’esprit, le visible et l’invisible, l’image et la pensée de l’image. Mais le cinéma n’existe qu’à travers les films qui lui donnent une forme et cette forme que le montage accomplit et qui s’incarne dans des cinématographies différenciées, a une histoire dont Jacques Aumont recompose le tissu. Histoire duelle, comme on l’a noté plus haut, puisqu’elle est à la fois celle de la fabrique du montage et celle de la critique et de la théorie du montage.

Le trajet ici accompli commence avec « Niels Bohr, l’inventeur de la physique quantique, (qui) aimait aller au cinéma », mais qui était un spectateur sceptique. Quand il voyait Tom Mix, acteur du western muet, arrivant « sur son cheval pour sauver (l’héroïne) » il ne pouvait pas croire « que l’opérateur ait pu à chaque fois se trouver là et enregistrer sur la pellicule toute cette diablerie … » (p.9, citation de Niels Bohr). À l’autre bout du livre,  c’est « le grand exemple de Walter Benjamin et de sa célèbre vitupération de la perte d’aura » (p.107) qui clôt le parcours. Qu’avons-nous, entre le physicien des quanta et le philosophe de « l’image mécaniquement reproductible » ? Quel tissu la vision critique de Jacques Aumont a-t-elle reconstitué et tendu entre ces deux penseurs de haut vol dont l’œuvre s’est essentiellement exercée en-dehors du cinéma ?

 

Les protagonistes de l’intrigue nous sont a priori tous connus : Méliès, Griffith, De Mille, Koulechov, Eisenstein, Vertov, Poudovkine, Hitchcock, Welles entrent en scène puis viennent à leur tour Resnais, Godard, Rohmer, Bergman et à leur suite Despleschin, Wang Bing, Van Sant, Pelechian. Ils jouent leur propre rôle, diversement décliné à partir du « montagisme »   , qu’il soit intentionnel ou fortuit dans leur fabrique respective de films. La succession de ces cinéastes notoires est porteuse d’un « scénario », que Jacques Aumont propose justement de revisiter.

Le scénario dont il s’agit a été écrit à plusieurs mains. Celles des théoriciens russes du montage pour commencer, notamment Eisentein et Vertov. Du premier, on se souvient que Jacques  Aumont, écrivait dans Montage Eisenstein (1979) : «  il serait temps de juger  ce système (eisensteinien) comme irréductible singularité (…) ou de le rendre enfin utilisable en le prenant pour ce qu’il est : une théorie, partielle, inachevée, datée – mais une des seules que nous ayons – de la forme filmique »   ). Du second, il rappelait dans L’Œil interminable (1989) qu’il fut le promoteur de « l’intervalle (…), l’opérateur théorique de la synthèse temporelle au cinéma »   . Dans ce livre, était aussi mentionné Poudovkine, « le disciple de Koulechov » et son « ciné-drame » pour qui « le plan est un point de vue momentané, choisi de manière habile »   . Or, en 2015, dans Montage, « la seule invention du cinéma », cette « théorie » russe du montage vient immédiatement à la rencontre de la poïétique américaine du cinéma. C’est par exemple Hitchcock qui prolonge avec « la pratique du body double » dans la scène de la douche de Psycho « la conception du montage » de Koulechov et Poudovkine. Oui : la fameuse scène du meurtre de Marion Crane (Janet Leigh), un ruban filmique de soixante-quatorze plans qui se déroule en moins de quatre minutes, est bien, comme l’écrit Jacques Aumont une « acmé » du body double et surtout du travail du montage par intervalles et de l’illusionnisme vertigineux qui en découle. Car si Marion Crane est assassinée, le découpage de son corps n’est pas dû au couteau de l’assassin – on ne le voit jamais entrer dans la chair vive de la jeune femme – mais il est exclusivement produit  par  le montage de plans, conçus comme autant de fragments d’un corps irrémédiablement promis à la dislocation filmique. Question : Alfred Hitchcock aurait-il pu agencer une telle scène si avant lui les « montagistes » du cinéma soviétique n’avaient pas été les inventeurs d’une dialectique discontinue de l’éternelle fatalité dramaturgique ? On croit pouvoir avancer ici que le montage alterné de Griffith, fût-il « convergent »   , n’y eut pas suffi, mais c’est une autre histoire, un autre scénario …

 

« Montage interdit » et plan-séquence 

 

Revenons à celui de Jacques Aumont. Les « personnages » de cette histoire ne sont pas que des cinéastes, on l’a dit. On retrouve le physicien Niels Bohr plus loin, lui et son « fantasme (…) de la caméra voyageuse », confronté aussi bien à Christian Metz d’une part (Essais sur la signification au cinéma, 1968) et à Buster Keaton (Seven Chances, 1925) et Jean-Luc Godard (À bout de souffle, 1960), d’autre part (p.35). Mais s’il y a bien un personnage principal de ce croisement entre les gens d’image et les gens d’écriture, en l’occurrence, c’est André Bazin. Il n’apparait pas tout de suite mais – peut-on croire que cela soit là un simple hasard ? – il figure au milieu de l’espace-temps construit par la lecture du livre   . Jacques Aumont y convoque d’abord le « mot célèbre, ”ontologique” » du réalisme selon Bazin, et sa fameuse conception du « montage interdit ». Puis il constate qu’Éric Rohmer « poursuit et amplifie la leçon (de l’ « ontologie ») à propos d’un objet à peine cinématographique, le filmage des Jeux Olympiques de Rome en 1960 »   . Plus loin, il mentionne le non moins fameux « plan-séquence » (p.57), que Bazin avait ainsi baptisé pour spécifier une hardiesse stylistique de Citizen Kane. Bref, le lecteur averti s’y retrouve à ceci près que Jacques Aumont, tel un équilibriste, effectue un pas-de-côté, léger en apparence mais violent dans le fond, par rapport à Bazin.

En effet, du montage interdit, il écrit d’abord : « le problème commence lorsqu’on s’interroge sur les limites de ”cette loi esthétique” », et il creuse la question en ces termes : « le vrai problème que pose cette ”loi” me semble-t-il être moins d’émettre une prescription rigide (…) que d’instaurer subrepticement une axiologie entre divers types d’évènements filmables, certains étant plus ”ontologiques” que d’autres, (tels ceux qui) impliquent un danger (…) pour le sujet profilmique ». Plus loin, une brève remarque fuse comme une flèche plantée en cœur de cible : « On sait de reste que l’idéal bazino-rohmérien a été, pour l’essentiel, une utopie » (pp.52-56). Oui, mais voilà, la cible visée par Jacques Aumont n’est pas une fin en soi. L’utopie du plan-séquence n’est pas son impossibilité, voire son inexistence. C’est en réalité une « invention très réussie » de Bazin puisqu’ « elle fait partie du vocabulaire canonique enseigné jusque dans les écoles de cinéma ». Et « du coup – relève Jacques Aumont – elle ne nous apparaît plus assez pour ce qu’elle est, un oxymore ». Gageons que Sherlock Holmes aurait pu dire ici à son co-équipier : « mais c’est élémentaire, mon cher Watson !  ». Que n’y avais-je pensé avant, se dit la lectrice que je suis et qui, latiniste en son jeune temps de lycéenne, sait bien que le mot « séquence » vient de sequentia, dérivé du verbe sequor, « suivre » en français. Alors, à strictement parler, un plan (une unité) ne peut pas être une séquence (une pluralité de plans suivis), une séquence ne peut pas être un plan. Oui, comme le note Jacques Aumont, la formule de Bazin vaut pour une « métaphore » et seulement pour cela. Il désignait ainsi une forme notable de plan singulièrement long.

 

Et à partir de ce constat critique, il ouvre pourtant un espace de réflexion, celui-là même visé par son pas-de coté, en proposant une déclinaison de variables à partir de l’idée du « plan-séquence ». Il peut être « un plan statique, organisé dans la profondeur », et là on est chez Orson Welles, dans Citizen Kane, dans Magnificent Amberson (la scène de la cuisine). Il peut-être « au contraire un plan très mouvementé, où l’on désire avant tout explorer un espace » : est évoqué Elephant de Gus Van Sant. « Et enfin, un plan long, simplement tenu très longtemps et où c’est le passage du temps qui devient le facteur le plus important ». Sont mentionnés à cet endroit Sleep et Empire d’Andy Warhol, Los Muertos de Lisandro Alonso et Chiens errants de Tsai Ming-Liang. Et Jacques Aumont enfonce le clou, si l’on peut dire, en faisant remarquer que « de la première à la troisième de ces formes, ce qui se perd c’est donc l’idée de séquence, au profit d’une extension du plan, jusqu’à des proportions inédites entre sa durée et son contenu » (pp.57-61).

À lire ces mots, on attendrait aussi Alexandre Sokourov ou Bela Tarr. Ils ne sont pas là, mais qu’importe. Comme les cinéastes explicitement invités par Aumont à monter sur la scène de sa pensée du cinéma, ils sont eux aussi les auteurs d’une expérience par laquelle « il s’agit, plus profondément, d’exprimer la notion de plan elle-même, et de voir jusqu’où elle peut aller – c’est-à- dire, jusqu’où on peut aller dans un film sans recourir à la coupe, au raccord, au montage explicite, et par là de tester les limites, sémiotiques et esthétiques, de ce bloc d’espace-durée qu’est le plan du film » (p.61). Arrêtons-nous ici un bref instant pour apprécier ce geste de Jacques Aumont, monteur d’idées : il réussit en effet un raccord en forme de saut qualitatif parfaitement ad hoc entre l’oxymore bazinien du « plan-séquence » et l’idée deleuzienne du « bloc d’espace-durée » !

Et c’est pourquoi Alexandre Sokourov peut maintenant faire son entrée en scène avec L’Arche russe (2002), un film qui « se présente comme une image en mouvement unique, d’une durée de quatre-vingt-dix-neuf minutes, et à la projection, il est impossible au spectateur de repérer aucun raccord – pour une raison fort simple : il n’y en a pas » (p.96). Il faut noter ici que Jacques Aumont ne parle pas, ou ne parle plus de « plan ». Au contraire, insiste-t-il, « avec L’Arche russe la notion de plan est mise à mal … comme elle l’est « dans la pratique récente du montage » celle du cinéma numérique qui « ne demande (justement) plus qu’on coupe un ruban de pellicule » et qu’on pense le geste du montage en terme de « plan » et de «raccord » (p.95).

 

Quel cinéma à l'ère de la « digitalisation » ?

 

On progresse doucement vers la fin du livre. « J’ai commencé cet essai par un petit apologue qui mettait l’œil en valeur – l’œil de la caméra, celui du cinéaste, celui du spectateur » écrit Jacques Aumont. Aujourd’hui, c’est « le règne de l’image … (un) changement brutal (…) venu des mutations de la circulation des images ». À cet endroit, Jacques Aumont désigne bien sûr tous les outils informatiques et autres qui assurent la circulation des images dans un réseau jamais interrompu. Il parle de  YouTube, des clips et de leurs « idéaux profondément anti-cinématographiques (qui) ne sont pas sans affecter le cinéma lui-même ». Il mentionne pareillement les « séries » télévisées et « la récente et remarquable pratique du webdocu » (pp.98-101).

Pessimiste, Jacques Aumont ? Découragé ? Nostalgique ? Non, pouvons-nous lire entre les lignes. « Une forme qui pense », l’ultime chapitre du livre, parachève son montage de visionnaire équilibriste, dans le grand souffle d’une synthèse historique aussi brève (quatre pages et demie) qu’elle est substantielle. Il l’organise en effet comme une scène qui serait filmée en une profondeur de champ que ne renieraient pas  Welles, Kubrick, Tarkovski ou Tarr. En effet, à l’arrière plan de la scène, surgit la lointaine « … invention du cinéma, dans l’histoire telle qu’elle s’écrit ordinairement, (à savoir) avant tout la production d’une image qui bouge, après des millénaires d’images mobiles ». Mais au premier plan de la scène, au plus près de notre regard dernier sur le livre, Jacques Aumontfait accomplir à sa pensée un saut périlleux décisif dans le présent du cinéma : « gardons-nous – écrit-il – de mythifier l’histoire des films, et celle du montage. Ou alors prenons le mythe pour ce qu’il est : une belle histoire, dont seule importe l’actualité (106) ». Entre ces deux lieux d’un espace-temps démesurément dilaté, il a compressé toutes les faces de l’histoire du montage comme « manifestation la plus visible du pouvoir en fin de compte le plus remarquable du cinéma : montrer le temps ». À « l’époque argentique », le monteur qui « avait sous les yeux, et à portée de main une rangée de morceaux de pellicule, accrochés au chutier (…) tenait le temps dans ses mains ». Aujourd’hui, à l’epoque numérique, il faut parler de « digitalisation » même si le montage « a (encore) sa part de manipulation (…) ce sont désormais  les doigts qui travaillent, pas la main » (p.105).

 

Clore le compte-rendu d’un tel livre est un peu absurde. Essayons de synthétiser ainsi : chaque pas-de-côté que Jacques Aumont exécute par rapport aux visions théoriques abordées par lui ne les invalide pas, au contraire, ils ouvrent tous une porte sur un espace de pensée qui reste à explorer. Certains de ces espaces sont préconstruits, par exemple entre Vertov et Pelechian, Bazin et Deleuze, ou encore Benjamin et Rancière. D’autres sont esquissés, à partir de Jean Louis Schefer par exemple pour qui « le cinéma est la seule expérience dans laquelle le temps (lui) est donné comme une perception »   . Or, Jacques Aumont souhaite « aller plus loin que Schefer, qui ne pense qu’à la perception visuelle » ; il parle en effet de « toucher le temps » du bout des doigts, comme le permettra peut-être la « digitalisation » (p.106) des gestes présidant à la construction des films numériques et à leur visionnage.

On referme donc Montage « la seule invention du cinéma » en laissant le temps, celui du lecteur, de l’écrivain, du monteur en cinéma ou tout autre de ses avatars contemporains et futurs, faire son œuvre. Qu’en sera-t-il des cours de cinéma à l’université ou dans les écoles ? Qu’en sera-t-il des histoires esthétiques, sociologiques, culturelles, techniques du cinéma ? D’ailleurs qu’en sera-t-il du mot « cinéma » lui-même ? Et de son accolade avec la télévision, avec l’audiovisuel ? Le paradigme –  ou l’épistémé – « argentique-numérique » sera-t-il encore un outil de la pensée des images ? Autant de questions passionnantes soulevées par ce brillant petit essai