Une plongée dans l'histoire et les dynamiques récentes du djihadisme contemporain, du GIA aux attentats de 2015.
Dans la masse des publications concernant l’Etat islamique ou consécutives aux attentats de 2015, le livre de Gilles Kepel et Antoine Jardin, Terreur dans l’Hexagone, se détache incontestablement du lot. Par la couverture médiatique et la promotion éditoriale dont il a fait l’objet d’abord. Ensuite, parce qu’il émane d’un des meilleurs spécialistes de l’islam politique français dont les travaux antérieurs restent des références. Cet ouvrage constitue, selon l’auteur, le troisième tome d’une recherche sur l’islam de/en France entamée avec Banlieue de la République et Passion française qui l’avaient conduit à repérer les « marqueurs de l’islamisation » de certains quartiers de banlieue.
Au-delà de la notoriété de son auteur c’est également la forme du livre qui lui vaut son succès : un travail éditorial sensationnaliste et un ton volontairement apocalyptique. Délibérément tourné vers la vulgarisation et l’intervention politique, l’auteur ne s’embarrasse d’aucune note de bas de page ni d’aucune bibliographie qui auraient été plus qu’utiles pour fournir des repères sur un sujet si sensible et si controversé. Il ne consacre par ailleurs que d’infimes références aux travaux autres que les siens dans le corps de l’ouvrage.
Les trois âges de l’islam de France et la genèse du djihad mondial
Selon Gilles Kepel, l’émergence du djihadisme s’explique par l’entrelacement de plusieurs variables de long terme. En effet, dans le djihad universel « s’imbriquent déréliction sociale, passé colonial, désenchantement politique, […] exacerbation islamique » , dynamiques auxquelles il faut adjoindre le phénomène générationnel.
Le livre a le mérite de penser le djihadisme contemporain comme un « monde complexe et articulé » aux branches multiples, qui vont des montagnes afghanes et pakistanaises à l’Irak occupé par les Etats-Unis, en passant par la Syrie et le Yémen plongés dans la guerre civile. L’analyse de ses ramifications ouest-européennes, décrites au fil de l’ouvrage, aboutit à une inquiétante cartographie, bien que chacune des cellules référencées ne semble guère composée que de quelques dizaines d’individus : Trappes, Nice, Toulouse, Bruxelles, Lunel, le XIXe arrondissement de Paris, le 93… Un autre phénomène structurel à prendre en compte pour rendre raison de l’émergence du djihadisme sur notre sol serait l’entrée de la société française dans l’ère « rétrocoloniale », c'est-à-dire qu’elle ferait face au « retour du refoulé nord-africain » de son histoire. Dans cette perspective, l’affaire Merah aurait constitué le « viol » d’un « cessez-le-feu cinquantenaire » entre France et Algérie, entre France et islam .
Cette historicisation et cette cartographie du djihad mondial sont ensuite mises en regard avec l’évolution de l’islam de France. En son sein, l’auteur distingue trois générations successives allant de la marche des Beurs de 1983, à Daesh à l’aube des années 2010. La première génération, celle des « darons », aurait perdu le contrôle sur les plus jeunes. Cet affaiblissement de l’autorité se retrouverait, selon Kepel, dans les trajectoires des jeunes djihadistes en manque de repères. La deuxième génération de l’islam de France est celle des « blédards », des Frères musulmans qui dominent l’UOIF à partir 1989 avec comme cheval de bataille la question du foulard, et qui vont s’opposer à la montée en puissance des jeunes djihadistes qui viennent contester leur position. La troisième génération est celle qui vient au monde lors de l’échec politique de la Marche des beurs de 1983 et arrive désillusionnée à l’âge adulte, lors des émeutes 2005 concomitantes de la mise en ligne de l’Appel à la résistance islamique mondiale d’Abu Musab al-Suri – le nouveau manuel du djihad mondial qui appelle à l’extension du domaine du djihad en terre occidentale .
Kepel tire ainsi un fil continu à partir du djihadisme du GIA, pendant la guerre civile algérienne des années 1990, incarné en France par Khaled Kelkal, et qui se développe avec le djihad irakien anti-US à partir de 2003. Les émeutes de 2005 constituent à cet égard une « année charnière » qui se traduit d’abord dans les urnes, par un rejet du président Chirac et un vote massif à gauche, mais également par le développement de l’islam radical à travers la troisième génération qui prend la tête de l’islam de France et entre en contact avec le djihadisme en plein renouvellement théorique.
L’auteur insiste sur deux « incubateurs » particuliers du djihadisme : internet et la prison. La révolution numérique facilite désormais les déplacements à tous les sens du terme entre les différents espaces concernés par le combat djihadiste et la propagande des groupes qui le pratiquent. Par ce biais, il devient possible aux activistes d’articuler « les terrains du djihad moyen-oriental et des banlieues populaires de l’Europe » . La prison, qui voit se croiser jeunes délinquants en pertes de repères et prédicateurs reliés aux réseaux djihadistes internationaux, constituerait le second lieu privilégié de radicalisation.
Les pièges du « vote musulman » : restituer les conflictualités et les aspirations sociales
Gilles Kepel rappelle à juste titre que c’est au sein de la population musulmane elle-même que les conflits autour de la religion sont les plus violents. Les rapports de force sont en effet intenses entre les différentes tendances (Tabligh, salafistes, Frères musulmans, djihadistes) qui luttent pour emporter et imposer une représentation de l’islam au sein d’un « champ religieux islamique de France » marqué par un profond « éparpillement » . De manière plus surprenante, il critique le rôle attribué à l’islamophobie dans la radicalisation de certains milieux musulmans. Il n’y voit là qu’un simple « usage politique [qui] a pour rôle de prohiber toute réflexion critique sur l’islam au nom de la victimisation proclamée par ceux qui s’en réclament et de disculper toute entreprise menée en son nom » .
Pourtant, les deux chapitres consacrés aux évolutions d’un soi-disant « vote musulman » écrits par Antoine Jardin se révèlent tout à fait éclairants. Il réinscrit ses dynamiques dans le contexte de la montée du chômage et des inégalités qui frappent de plein fouet des populations déjà précarisées, sans pour autant homogénéiser les configurations sociopolitiques variables d’un lieu à l’autre. Soulignant la progressive « ethnicisation des rapports sociaux » , il montre que cette désaffiliation et cette défiance sociales œuvrent à une progressive « désintégration » de ces populations marginalisées. Dans ce contexte, « l’engagement religieux offre la possibilité de recouvrer une dignité personnelle et une légitimité sociale que ne fournissent plus le travail ni la participation politique » déçue après le soutien massif au candidat Hollande en 2012. Au final, il révoque la thèse de l’émergence d’un vote musulman communautaire et homogène, en assurant que « les revendications identitaires n’effacent pas les attentes économiques et sociales d’une population frappée plus durement que les autres par la crise » .
Des raccourcis problématiques
Au milieu de ces analyses fortes utiles, Gilles Kepel conduit néanmoins certains rapprochements problématiques. Il présente ainsi les succès électoraux de l’extrême-droite comme le revers de la médaille de la poussée islamiste, sans pour autant développer ce qui reste à ce stade une intuition. De même, l'insistance sur le compagnonnage, avéré quoique largement minoritaire, entre certaines franges du « gauchisme » et les milieux islamistes , aurait mérité un développement plus étayé pour ne pas ressembler à un simple verdict politique. En effet, faire des militants révolutionnaires ouest-européens des années 1970 les « devanciers » des terroristes de l’Etat islamique, en oubliant au passage le terrorisme d’extrême-droite, relève d’une approche tendant à renvoyer dos à dos tous les radicalismes politiques, à les exclure des comportements politiques légitimes et à s’épargner toute analyse des logiques contextuelles, organisationnelles et individuelles de l’emploi de la violence.
Cette approche politique plus que scientifique de la radicalisation conduit l’auteur à une série de jugements de valeur qui tiennent lieu d’analyse des trajectoires de ces « ennemi(s) de la société » . On aboutit ainsi à un portrait de groupe composé de « malfrats », « braqueur[s] », « repris de justice » pleins de « vice » et vivant du RSA et autre « aide sociale » . Ils ont en commun un « niveau intellectuel rudimentaire », « un français fautif de semi-instruit » marqué par le « style relâché de la langue parlée populaire », donnant lieu à des « communiqués calamiteux » . Ils partagent enfin la « violence primaire » et « sauvage » d’individus en pleine « recherche d’identité » et en « quête d’absolu » . Cette précarité sociale – et intellectuelle – les condamnerait donc à être manipulables et à subir leur existence, comme en témoigne le portrait fait de Medhi Nemmouche .
Dans la même veine, l’analyse de la radicalisation sur internet donne lieu à des approximations qui n’expliquent pas pourquoi certains agents entrent dans la mouvance djihadiste et passent à l’action quand d’autres ne le font pas. Kepel n’est alors pas avare de critiques sur le rôle des jeux vidéos violents qui caractériseraient la « génération Y » renvoyée, de manière rapide et obscure, dans les contradictions d’une « relation entre l’internaute-sujet et la citoyenneté abstraite dans une société postmoderne » . Enfin, la mobilisation de la théorie de la frustration relative , qui postule que la mobilisation des agents sociaux est liée au décalage croissant entre les attentes et les possibles, semble faire fi des développements récents en sociologie de l’action collective et de la radicalisation politique qui proposent désormais des modèles incorporant la complexité du social et des trajectoires individuelles.
Au final, s’il entreprend une salutaire historicisation du djihadisme mondial et du malaise des populations musulmanes de France, l’ouvrage de Gilles Kepel et Antoine Jardin n’en constitue pas moins un ouvrage plus politique, pour ne pas dire polémique, que scientifique. On rejoindra toutefois Gilles Kepel dans sa déploration du délabrement universitaire et, plus particulièrement, du progressif démembrement des études orientales en France, qui nous privent de recherches aujourd’hui bien nécessaires
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