Reprenant la thèse d'Hannah Arendt sur la banalité du mal, cette pièce politique nous montre comment paradoxalement l'ordinaire rend tout possible.

 

Du titre de la pièce, tout le monde en connaît au moins le nom : Eichmann. Et peut-être même davantage : le personnage historique et son rôle dans l'appareil nazi  – plus précisément dans l'extermination des Juifs – et la manière dont son procès en 1961 à Jérusalem a fait «  événement  ». Ce n'est pas ici son procès qui est «  remis en scène  », ni même le personnage d'Eichmann que l'on voit interprété. La pièce mène une enquête : la voix-off du metteur en scène donne le ton en début de représentation : «  je ne vais pas vous parler de "ce que j'ai trouvé" mais de ce que "je n'arrive pas à trouver" », car dans ces archives «  certaines boîtes ont été ouvertes, d'autres non  ».

Le plateau s'organise en espace d'investigation sur lequel les outils de la recherche sont disposés : une grande table, dessus les documents d'archives, des craies, autour sept chaises, devant un rétroprojecteur. Une composition précise et sobre qui fait penser à une photographie noir et blanc. Quatre comédiens et deux comédiennes arrivent ensemble de part et d'autre de la scène, comme convoqués à se présenter tous, sans que le public ne puisse distinguer qui est qui. Ils prennent place sur les chaises, intrigués, perplexes, à l'écoute et en réflexion.

 

Premier réflexe du spectateur : on se demande quel comédien joue Eichmann, on le cherche du regard, on attend qu'il s'avance, qu'il parle. Or la ligne dramaturgique de la pièce consiste à porter la notion même d'incarnation à un paroxysme tel que ce qui se manifeste d'Eichmann dépasse les simples contours d'un seul corps, la substance d'une chair unique. Ainsi dans les premiers instants de la représentation, Eichmann est successivement une photographie d'archives (un visage) présentée au public et glissée en pochette de veston, un comédien qui s'engage à «  donner ici une réponse claire  » puis un vide. Dans la suite, Eichmann se manifeste sur scène en paroles qui voyagent de corps en corps. Son discours se montre insaisissable : porté par tous les comédiens tour à tour, en chorale mais aussi prononcé d'une réplique à l'autre par des corps-comédien.nes qui interchangent leur rôle jusqu'à se fondre dans la promiscuité d'un seul corps, quasi-schizophrène en disant tout à la fois les mots de l'accusé et de l'accusateur. Eichmann est rendu d'autant plus présent que son individualité s'est dissoute et ses mots se sont disséminés, il est nulle part et partout à la fois, jusqu'à nous. Eichmann symbolise alors une logique.

 

Dans cette pièce, la dramaturgie accorde une place singulière aux mots, au langage et aux situations qu'ils produisent. Ido Shaked, le metteur en scène, souligne l'enjeu d'un texte «  authentique au mot près  », puisque tous les mots prononcés sont ceux des personnes de l'époque, consignés dans les minutes du procès. «  Notre souci était justement de travailler avec le vrai, avec la parole réelle. Si on essaie de décrire un système avec un autre langage que celui qui lui est propre, tout se réduit et l'essentiel disparaît  ». Les mots sont ici ceux portés par les comédien.nes au croisement de leur sensibilité et de leur propre cheminement avec le texte, ceux écrits à la craie sur le sol-tableau noir et ceux apparaissant au mur de fond de scène par le jeu du rétroprojecteur, dont celui en lettres capitales : SYSTEME.

Et Ido Shaked de préciser, «  C'est de cela que nous parlons : comment un système atteint la perfection (…) en inversant la valeur des mots  ». De ceux qui résonnent avec une inquiétante a-temporalité et font réfléchir à ce que la parole engage ou pas, son lien avec la réalité ou l'idée qu'on s'en fait dans le moment présent :

«  Exterminer n'était pas dit sérieusement à ce moment-là  » (Eichmann)

«  On croyait que ce qu'ils disaient était impossible  » (un témoin)

«  J'étais adapté à ce travail de bureau qu'on m'a demandé  » (Eichmann)

«  On ne m'a jamais reproché d'avoir manqué à mon devoir  » (Eichman)

 

On ne manque pas de réfléchir à une réalité plus contemporaine quand un enregistrement nous fait entendre les Alliés qui essaient de s'entendre sur le nombre de réfugiés possible à accueillir, sur le nombre de demande d'asile à accepter.

Ce qui fait la singularité d'Eichmann est son caractère terriblement ordinaire, le plus petit dénominateur commun du genre humain. En s'appuyant sur des éléments datés et archivés, la pièce rejoue des fictions atemporelles qui mettent notre condition d'être humain à l'épreuve d'une réalité politique sans lieu ni âge : le devoir comme application de l'ordre, l'obéissance comme vertu, l'implacable logique bureaucratique dans la gestion des choses humaines, la puissance d'un système, poser des actes en s'abstenant de réfléchir à leurs conséquences, ce qu'il en est de dissocier ses actions d'une réflexion sur leurs conséquences. Le plateau se penche sur ces questions au sens propre comme au figuré, et toujours vers le public – nous, un nous d'ailleurs que les interprètes incarnent aussi.

 

Au salut final on applaudit, confondu, sans reconnaître dans les comédien.nes tel ou tel personnage. Ironie noire de l'histoire (avec un petit ou un grand H) soutenue par la pièce jusqu'à la dernière parole : «  Quand on ouvrira la cage, on verra qu’à l’intérieur il n’y a personne, que tout ce que nous avons vu n’était que notre propre reflet sur le verre  »

 

Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible

au Théâtre Gérard Philipe, du 9 mars au 1er avril 2016

texte : Lauren Houda

mise en scène : Ido Shaked, théâtre Mâjaz

Durée : 1h30

Crédits photo : @Pascal Victor/ArtcomArt