Un ouvrage qui combine récits et analyses pour pénétrer le monde des terroristes.

Dans Terroristes, le juge antiterroriste Marc Trévidic identifie en 2013 ce qui lui semble être « les 7 piliers de la déraison ». L’ouvrage est donc doublement situé : dans le temps, c’est l’époque d’Al Qaida et pas encore celle de Daesh ; le problème est perçu du point de vue d’un juge d’instruction au pôle antiterroriste du tribunal de Grande instance de Paris. Ce livre grand public, de lecture facile, n’affiche aucune prétention théorique : il s’agit d’éclairer la grande histoire du terrorisme en racontant des petites histoires de terroristes, censées nous en apprendre plus que l’approche théorique des grands discours. Cela présente des avantages et des inconvénients.

 

L’avantage principal, c’est qu’on rentre facilement dans ces courts récits qui racontent l’histoire d’un agent double d’Al Qaida ou bien encore l’histoire d’amour malheureuse d’une jeune Française avec un futur moudjahidin. C’est bien fait : on comprend comment un médecin palestinien indigné par la souffrance se convertit au terrorisme, on lit avec intérêt le journal d’un moudjahidin qui se trouve près de Ben Laden au moment du 11 septembre 2001 et explique qu’il ne n’est jamais senti Français depuis le coup d’État en Algérie   . On finit par croire aux histoires que Trévidic nous raconte, d’autant qu’il est question des états d’âme d’un policier antiterroriste dans la parabole sur « Le petit et le gros poisson » : d’une part, le jeune fanatique qu’on ne peut coffrer alors qu’il est dangereux ; de l’autre, le jihadiste sans haine qui va plonger pour huit ans   . Mais on se demande bien comment le juge a fait pour pénétrer le cœur et l’esprit d’une musulmane de 15-16 ans : « ce besoin viscéral de protection, Assya l’avait ressenti vers l’âge de 15 ans, en devenant une femme. Cette métamorphose l’avait paniquée »   . C’est vivant et on apprend autant de choses qu’il nous en rappelle, mais on s’interroge sur le statut de ces récits qui oscillent entre réalité et fiction : le juge nous livre-t-il un témoignage exclusif à partir d’une expérience faite dans la galerie Saint-Éloi ou bien toutes ces histoires sont-elles l’invention d’un juge à l’imagination débordante ?

 

Quelques indices dans les notes finales de l’ouvrage permettent d’induire qu’on a affaire à des semi-fictions qui seraient « à mi-chemin entre la grande et la petite histoire du terrorisme », comme celle de la rencontre entre Reagan et ses conseillers à propos du financement de la rébellion antisoviétique en Afghanistan   . Il y en a 7 qui alternent avec 7 contributions à la réflexion sur le terrorisme islamiste. Introduites par une question, ces méditations perplexes sont moins entraînantes que les récits fictifs, mais elles sont plus intéressantes sur le fond à cause des problèmes pour part « insolubles » qu’elles posent   .

 

Sept leçons sur le terrorisme

 

Premièrement, le juge nous livre son diagnostic d’un changement d’époque qui fait regretter la Guerre froide pendant laquelle le terroriste professionnel pouvait être anticipé   : c’est le tournant du prévisible à l’imprévisible qui fait que l’ennemi n’a désormais plus de visage, ni d’âme clairement identifiable   . Cela donne lieu à une digression qui permet d’éclairer et relativiser la situation française en passant par les États-Unis   . En second lieu, le juge explique les trois étapes dans le « processus terroriste » : radicalisation, exploitation (endoctrinement), puis passage à l’acte   . La première peut être très rapide à l’heure du bombardement Internet   , mais l’auteur en juge peut-être un peu rapidement à omettre de penser la racine du terme : « la radicalisation. Peu importe le nom qu’on lui donne »   . La troisième méditation nous offre un beau rappel historique de l’histoire du jihadisme, depuis la guerre d’Afghanistan jusqu’à la guerre d’Irak en passant par la guerre de Bosnie où les « Afghans » ont pu reprendre du service avant de se reconvertir en voulant continuer le jihad en France (c’est l’origine du gang de Roubaix dont Trévidic a raconté l’histoire par ailleurs)   . Quatrièmement, le juge soutient qu’il y a trois raisons de ne pas laisser partir de jeunes Français faire l’Hijra dans un pays en guerre pour y accomplir leur cycle initiatique   , tout en continuant d’ailleurs de toucher les allocations en France   . Tout d’abord, il faut assurer la sécurité interne dans la perspective de leur retour au pays, même si le taux de récidive après la prison est faible   . Ensuite, il faut les protéger contre eux-mêmes : la radicalisation étant un processus initiatique   de formation, il convient de prévenir le mal, à la demande des parents   , en usant de la catégorie paradoxale de terroristes potentiels   . Enfin, c’est requis par la solidarité internationale, d’autant que les populations locales sont loin d’apprécier les jihadistes venus d’Europe   . La cinquième analyse porte sur l’engagement des femmes dans la guerre. L’auteur constate que le web a permis la libération de la femme musulmane intégriste   en plusieurs étapes : l’explosion du jihad virtuel ; le passage à l’acte kamikaze   . Mais on aurait apprécié que l’homme s’abstienne de réflexions déplacées comme « on leur a donné le droit de vote »   : que diable ! le mouvement des suffragettes existe... La sixième méditation rend compte des états d’âme d’un juge antiterroriste face à des problèmes estimés insolubles   : quand faut-il intervenir pour prévenir   ? Le juge n’est pas loin de constater que la législation est inadaptée. La septième et dernière analyse juge qu’Al Qaida est passé à un terrorisme « plus proche de la guerre que la criminalité » du fait même des pertes colossales qui ont été infligées à l’ennemi : selon l’auteur, les États-Unis seraient tombés dans le piège en reconnaissant cet état de guerre ; « puisqu’il s’agissait d’une guerre, tout était donc permis », comme juger les combattants illégaux   . Il conclut en pronostiquant une action d’éclat   .

 

Les notes de vocabulaire arabe en bas de page sont précieuses   . Si l’on peut déplorer des réponses souvent lapidaires, les interrogations n’en demeurent pas moins cruciales   : qu’est-ce que le terrorisme ?   Compte tenu du terrorisme aveugle   et du fait que les terroristes ressemblent de moins en moins à des criminels   du fait que le jihad est pour eux une guerre et non un crime   , s’agit-il de crime ou de guerre ?   Que faire dans le cadre d’un État de droit avec des terroristes en puissance qui n’ont encore commis aucun méfait ?  

 

Une analyse parfois rapide

 

L’inconvénient de répudier la théorie, c’est que les notions courantes sont employées sans prudence critique. L’intégriste   est décrété radical. Toutes les formes de terrorisme sont confondues dans un même genre : les jeunes guerriers embrigadés seraient tous « animés par la passion des armes et de la bagarre »   ou encore excités à l’idée d’user d’explosifs   . Mais les brigadistes n’ont rien à voir avec les jihadistes, non seulement au plan idéologique, mais au plan du mode opératoire : comme l’auteur le reconnaît par ailleurs, il aurait peut-être fallu à cet égard aussi ne pas « pousser trop loin les comparaisons »   . Car la ressemblance n’est frappante qu’entre les jihadistes fanatiques et les plus fascistes des illuminés d’extrême-droite   . Encore faut-il ne pas faire le jeu de l’ennemi en le diabolisant. Le juge récuse l’idée de guerre, mais il parle bien des ennemis de l’intérieur   , inhumains et imprévisibles, qui se dissimulent en se conformant à la taqiyya : « l’art de la dissimulation est considéré comme un art de la guerre »   . On s’étonne que les enfants assassinés par Merah ne soient pas immédiatement identifiés comme Juifs, comme si l’antisémitisme était un simple détail, mais on comprend que ça permet d’en faire un sauvage qui s’attaque à des enfants   … au lieu de reconnaître l’inspiration antisémite de ses crimes de guerre. 

 

L’auteur s’autorise des jugements parfois déplacés, par exemple contre Arafat   (on pourrait dire la même chose de Begin), ou des parti-pris qui frisent la contradiction : si le terrorisme a bien marqué un tournant vers l’imprévisible, pourquoi prétendre que la menace permise par le financement par les États-Unis de Ben Laden en Afghanistan est « moins redoutable » que la menace soviétique   ? On peut regretter ces concessions idéologiques à l’air du temps qui ne font pas avancer la réflexion, mais il y a bien par ailleurs une réflexion critique sur des pratiques judiciaires aussi problématiques que contestables. Le juge s’interroge ainsi à plusieurs reprises sur la pertinence des pratiques tortueuses de la lutte judiciaire contre le terrorisme islamiste : il a bien fallu, concède-t-il, « nous simplifier la vie »   et « torturer un peu nos textes répressifs »   ; c’est que, pour nous, « la guerre sainte n’est pas une guerre ». Néanmoins, l’appel lancé par le juge antiterroriste pourrait bien, à son corps défendant, être un cri de guerre : exaspéré que la législation antiterroriste soit « la bonne à tout faire », il rappelle qu’il existe une infraction de trahison pour intelligence avec l’ennemi lorsque la France a clairement « désigné ses ennemis »   . Mais cela ne revient-il pas à reconnaître l’état de guerre ?

 

Malgré quelques facilités d’écriture, ce livre de Marc Trévidic se lit donc très bien. À vouloir « réduire la partie théorique à sa plus simple expression »   , il en est cependant réduit à se contenter d’un épilogue lapidaire pour asséner une définition judiciaire du terrorisme   qu’aucune parabole, aussi émouvante soit-elle, ne peut justifier

  

A lire également sur nonfiction.fr :

Notre dossier Djihadisme à la française : comprendre la radicalisation