Un ouvrage qui fera assurément débat, tout comme le sujet qu'il traite d'ailleurs.
Ne nous arrêtons pas aux apparences. La chômarde et le haut-commissaire, publication d’une correspondance de plusieurs mois entre Martin Hirsch et Gwenn Rosière, allocataire du RMI bénéficiaire d’un contrat aidé en Bretagne, a certes les allures d’un ouvrage démagogique. On pourrait en effet soupçonner le quadragénaire énarque à la carrière politique (quasi secrétaire d’État), administrative (conseiller d’État et ancien directeur de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments) et associative (ancien président d’Emmaüs France) fulgurante de faire publier ce recueil de lettres dans le souci de travailler son image. À l’inverse, le talent épistolaire certain de cette femme allocataire du RMI, dont le sens politique, la plume acérée, la connaissance stupéfiante des rouages administratifs, les traits d’humour volontiers sarcastiques mais toujours bien vus, la noirceur d’âme parfois profonde, ne sont-ils pas faits pour "bousculer les stéréotypes" de manière quelque peu artificielle ? Car s’il ne faut pas prendre les RMIstes pour des imbéciles, il en va de même des lecteurs.Mais une fois encore, ne nous arrêtons pas aux apparences : document de communication ou pas, manifeste en faveur du revenu de solidarité active (RSA) ou non, La chômarde et le haut commissaire, exhale à la narine du lecteur un parfum d’authenticité, ce qui doit à l’évidence aux personnalités fortes et spontanées des deux épistoliers – le haut commissaire se fait même parfois sévèrement remettre à sa place par la chômarde, qui ne mâche pas ses mots. L’échange entre Martin Hirsch et Gwenn Rosière est un dialogue intelligent, parfois émouvant, toujours enlevé, qui, par petites touches, fait entrer le béotien dans la problématique complexe des mécanismes sociologiques de l’exclusion et dans les arcanes inextricables des acteurs et dispositifs de l’insertion professionnelle.
Sur le fond, on glane au fil de la lecture quelques éléments de constat pertinents, et pour chacun la confrontation du point de vue du décideur et celui du citoyen. Tout d’abord, le rôle essentiel de l’emploi dans le processus d’insertion, l’omniprésence des mécanismes d’exclusion – notamment la discrimination à l’embauche, relayée plus ou moins consciemment par les intermédiaires publics ou privés de l’emploi, comme le montre le rôle joué par la très petite taille de Gwenn Rosière dans son incapacité à trouver un emploi durable en dépit de ses nombreux talents. On y trouve également, de manière plus subtile, l’importance de la posture d’auto-exclusion et du cumul des difficultés matérielles et psychologiques, qui bien souvent rendent irréversible la spirale de la pauvreté. Enfin, on réalise concrètement, parfois brutalement, les effets de la complexité administrative, l’inadaptation des méthodes de l’intervention sociale, voire le désarroi, très bien décrit par Gwenn Rosière, de certains travailleurs sociaux.
Ces échanges sont également l’occasion (le moyen ?) de développer l’argumentaire du RSA, l’une des idées phares de Martin Hirsch, et vraisemblablement celle pour la mise en œuvre de laquelle il a été nommé au gouvernement. Et, si de prime abord l’idée paraît séduisante et humaniste, de l’ampleur de celles qui ont présidé à la mise en place de la couverture maladie universelle ou encore du RMI lui-même, la démonstration de la pertinence du RSA laisse des zones d’ombre. En effet, les échanges de Martin Hirsch et de Gwenn Rosière partent très vite du constat que ce qui explique les difficultés d’insertion professionnelle, c’est le fait que le travail ne paie pas assez, notamment au regard des divers avantages dont disposent les allocataires du RMI selon les territoires, c’est-à-dire les fameuses "trappes à inactivité" dans lesquels ils se piégeraient eux-mêmes. L’autre argument développé, et peut-être le plus essentiel dans la logique de Martin Hirsch, est la résorption du phénomène des "travailleurs pauvres".
Voilà donc la solution trouvée à deux problèmes sociaux essentiels : le chômage des pauvres, et la pauvreté des travailleurs… au moins dans le principe. Reste tout de même à fixer précisément divers paramètres du RSA, qui dépassent largement d’anodins enjeux techniques, puisque la réflexion croise des questions d’équité (comment ne pas décourager les bas salaires non allocataires ?), économiques (comment ne pas favoriser un écrasement de la grille des salaires ?), politiques (qui, de l’État ou des collectivités, doit payer ?) et budgétaires (comment faire tenir tout cela dans les étroites marges de manœuvre du Traité de Maastricht ?).
Au-delà de ces questions épineuses, qui ne remettent pas en cause le RSA sur le fond, on pourra regretter que le haut commissaire ne traite le problème dans cet ouvrage que sous l’angle de la responsabilisation de l’allocataire. Il est vrai que, comme Mme Rosière le dit elle-même, il arrive que ce soit parce que le bénéficiaire ne fournit pas tous les efforts nécessaires pour chercher un emploi qu’il reste enfermé dans le chômage de longue durée. Et plus loin, outre le RSA, en amont du retour à l’emploi, la modulation de l’allocation du RMI peut constituer un levier utile pour aider – ou plus exactement pousser – le bénéficiaire à chercher activement un emploi. Il reste que ces considérations font peu de cas du comportement de l’employeur. D’abord parce que celui-ci a sa part de responsabilité dans la situation de l’emploi des travailleurs pauvres ou du non-emploi des bénéficiaires du RMI. Comme le rappelle Gwenn Rosière tout le long de ses lettres, le RSA n’est souvent pas un argument suffisant pour inciter l’entreprise à fournir l’effort nécessaire pour recruter une personne en difficulté et pour l’aider à s’adapter à son milieu de travail. Dans cette perspective, c’est plutôt dans le suivi du comportement des employeurs que résiderait une partie des solutions, ce qui supposerait que les services de l’Inspection du travail, ou d’autres organismes du service public de l’emploi, développent une action de contrôle du respect des devoirs de l’employeur en matière d’insertion professionnelle (il en irait ainsi, par exemple, des clauses d’accompagnement et de formation stipulées par les contrats aidés). C’est également, peut-être, en subventionnant les employeurs pour les contraindre à augmenter la rémunération de leurs emplois faiblement qualifiés que l’on enverra un signal économique clair et efficace, ce qui n’est pas le cas du RSA, perçu par le bénéficiaire donc susceptible de donner lieu à des effets d’aubaines où les employeurs diminueraient les bas salaires en comptant sur le RSA pour assurer la compensation.
Pour terminer, revenons sur le format de l’ouvrage. Il est dommage que La chômarde et le haut commissaire, plutôt qu’un essai de pensée politique ou un ouvrage didactique, soit plutôt un patchwork de plusieurs exercices. Commençant par un échange épistolaire improbable entre deux personnalités hors du commun qui font aller leurs propos au gré de leurs états d’âmes et de l’actualité, l’ouvrage se poursuit par une interview sur mesure où Martin Hirsch livre tour à tour une partie des coulisses du pouvoir, ses souvenirs de l’époque d’Emmaüs, et quelques arguments supplémentaires en faveur du RSA, pour s’achever en une ultime postface en pied-de-nez de Gwenn Rosière. Le haut commissaire et la chômarde en perd quelque peu de sa force démonstrative.
Bref, le contenu du RSA, comme la forme de l’ouvrage de Martin Hirsch, font débat. Mais au fond c’est probablement cela qui est important : pour la première fois depuis longtemps la lutte contre la pauvreté devient un thème qui suscite une réflexion d’ampleur, comme l’a montré récemment le "Grenelle de l’insertion".
À lire également :
Sur le chômage et le précarité :
- Une critique de ce même livre, La chômarde et le haut commissaire (Oh Éditions), par Baptiste Brossard.
Dialogues sur la possibilité d'une action sincère en politique.
- Une critique du livre de Nicolas Jounin, Chantier interdit au public (La Découverte), par Mathias Waelli.
Une enquête ethnographique exemplaire sur les contradictions du BTP et la réalité quotidienne des chantiers.
- En complément, la postface méthodologique de l'ouvrage de Nicolas Jounin.
Sur la question du modèle social :
- Une critique du livre de Gøsta Esping-Andersen, Trois leçons sur l'État-providence (Seuil / La République des idées), par Gérôme Truc.
Quelques leçons sur l'avenir de la protection sociale en Europe. Un petit ouvrage pas toujours innovant mais à coup sûr stimulant.
- Une critique du livre de Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Nathalie Georges.
Yann Algan et Pierre Cahuc entreprennent un diagnostic économique de la France et avancent des hypothèses pour sortir de la 'société de défiance'.
- Une critique du même livre, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit (Éditions rue d'Ulm), par Olivier Blanchard.
- Une critique du livre de Edmund S. Phelps, Rémunérer le travail (Economica), par Thomas Audigé.
E. Phelps évoque la lutte contre le chômage en alliant préoccupations sociales, recherche de l’équité, responsabilisation et compatibilité avec les marchés.
Pour avoir une vue d'ensemble sur ces questions et d'autres sujets :
- Une critique du livre de Guillaume Duval, Sommes nous tous des paresseux ? et 30 autres questions sur la France et les Français, (Seuil), par Rémi Raher.
Quand Guillaume Duval se pose 32 questions sur la France et les Français, il reçoit un prix du Livre d’économie. Et bouscule pas mal d'idées reçues.
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