Une étude de la genèse des croyances qui nous semblent extrêmes.

Dans ce texte, remis à jour après les attentats de janvier 2015, le sociologue essaie de répondre à trois questions, relatives à ce qu’il appelle la « pensée extrême », qui sont des défis majeurs pour notre temps, parce qu’elles interrogent nos propres croyances et nos comportements. Parce qu’elles se doivent d’être méthodiques et le plus impartiales possibles, les investigations du sociologue doivent renoncer aux explications toutes faites, qui dans le meilleur des cas ne sont que superficielles, pour entrer dans l’épistémologie des croyances, dans la logique de ce système de pensée qui semble si irrationnel aux autres individus – qui se considèrent comme « normaux » – et suscitent leur indignation. On s’interroge également sur les parcours de vie qui ont pu mener des gens ordinaires à faire ces actes et sur les raisons pour lesquelles ils croient aussi fermement en ce à quoi ils croient. Outre les terroristes, cette « pensée extrême » touche les adhérents à certaines sectes ou certains artistes contemporains.

 

Rationalité et pensée extrême

G. Bronner montre qu’on est tellement déstabilisé par les motifs qui poussent les extrémistes, qu’on a spontanément tendance à croire qu’ils n’agissent plus selon des raisons, qui pourraient nous être compréhensibles, même si nous ne les partageons pas, mais selon des causes. Comme le dit l’auteur, « nous supposons qu’il agit comme il le fait, ou croit ce qu’il croit, parce qu’il serait obscurément victime d’une passion irraisonnée, d’une maladie mentale ou d’un mystérieux déterminisme social. »   . C’est plus facile pour nous de penser qu’ils sont fous, bêtes ou méchants, que de tenter de reconstruire leur logique, aussi étrangère soit elle à la notre. C’est, affirme l’auteur, se mentir à soi-même que de dire que leurs raisons nous sont incompréhensibles, car quand nous revenons sur ce que nous avons pensé personnellement et qui était faux (on a presque tous cru au père Noël), on peut reconstruire des raisonnements que nous n’endosserions pas aujourd’hui, mais que nous ne considérons pas comme radicalement autres. C’est donc à refuser à la tentation de penser que les extrémistes sont fous, ou qu’en tous cas leurs raisons sont incommensurables aux nôtres, que nous invite l’auteur. Comme exemple très efficace, l’auteur analyse minutieusement la rationalité des croyances d’Ygal Amir, sioniste extrémiste et l’assassin d’Yitzhak Rabin, en montrant comment elle est cohérente avec son passage à l’acte et comment ses croyances sont cohérentes entre elles.

Et c’est à une analyse fine, en cinq questionnements, des croyances que l’auteur nous enjoint de nous livrer, avant de considérer que les croyances de l’extrémiste sont absurdes. L’auteur examine d’abord la conditionnalité de la croyance : adhère-t-on inconditionnellement ou non à une croyance ? Même si souvent, on croit fermement ce qu’on croit, il peut aussi s’agir d’une croyance conditionnelle, sur le mode du « on ne sait jamais », ou « ça ne peut pas faire de mal ». Aussi, « avant de condamner un individu qui semble adhérer à des croyances stupides, il convient de s’interroger sur la force réelle de sa conviction ». De même, il faut étudier la condition dimensionnelle de celui qui croit. En fonction du temps et de l’espace dans lesquels nous nous situons, toutes les croyances sont plus ou moins possibles : ainsi, tant que toute la terre n’avait pas été entièrement explorée, il n’y avait rien de stupide à y chercher le paradis ; si aujourd’hui on les trouve stupides, c’est parce qu’aujourd’hui on sait qu’elles sont fausses. En troisième lieu, il faut examiner la limite de nos capacités cognitives et comprendre que lorsqu’on ne peut répondre à une question ou à une situation, une croyance mal fondée mais qui a pu s’avérer être efficace, n’est pas absurde. Ensuite, il faut s’intéresser à la dimension culturelle de la croyance : si de premier abord, le comportement de certains peuples a pu sembler naïf voire bête aux observateurs européens, ils se sont rendu compte que, compte-tenu de leurs représentations du monde, leur comportement était tout à fait raisonnable. Enfin, il faut prendre en compte la dimension graduelle de l’adhésion aux idées extrêmes, qui nous semblent avoir avec les nôtres, non une différence de degré, mais de nature. G. Bronner montre que dans le cas de la pensée extrême, « chaque moment de d’adhésion peut être considéré, dans son contexte, comme raisonnable, même si, à son terme, celle-ci apparaît à l’observateur comme relevant légitimement du grotesque »   . Celui qui ne fait pas l’effort de retracer le cheminement de croyances de l’extrémiste ne peut que considérer que comme stupides ses croyances, sans voir qu’elles se sont progressivement et rationnellement construites et liées les unes aux autres.

Contre ce qu’on croit trop souvent, l’auteur montre que la crédulité n’est pas nécessairement l’expression de la bêtise ou du manque d’instruction. Il illustre ce point par un canular aux allures scientifiques qui est cru par ceux qui ont un certain bagage scientifique (et se fient donc aux termes employés) sans être d’un niveau assez élevé pour pouvoir comprendre où commence la fausseté de l’information : l’instruction offre une forme de disponibilité mentale aux individus, une forme d’élargissement intellectuel. Et ce qu’on sait des terroristes corrobore ce constat : non seulement, les extrémistes ont une éducation relativement convenable, mais c’est ce qui les fait parfois remettre en question certains dogmes habituellement admis et sombrer dans certaines croyances répondant à des questions que la majorité des gens ne se pose pas. Par ailleurs, après avoir établi que les croyances extrêmes pouvaient être cohérentes entre elles, l’auteur montre que celui qui, en les suivant, passe à l’acte est cohérent avec lui-même, là où nous reculerions pour des considérations extérieures à ses croyances. Si nous sommes d’accord avec ceux qui pensent que le monde doit changer, refuser un acte pour des raisons vaguement humanitaires est la preuve d’une inconséquence logique, voire d’une sensiblerie.

Après avoir étudié la vie des croyances, l’auteur cherche à décrire précisément la pensée extrême. Il montre qu’elle suppose non seulement une adhésion inconditionnelle, mais également une adhésion à une croyance extrême. Cette croyance extrême est une croyance en ce que l’auteur appelle une ou des « idées faiblement transsubjectives », c’est-à-dire par des idées qui ne sont pas partagées par un grand nombre ensemble de personnes, toutes choses égales par ailleurs. Si, pour reprendre un exemple développé, par l’auteur, j’entends à l’université un bruit étrange, je peux croire qu’il s’agit d’étudiants ou d’éléphants. Mais, dans l’ensemble, l’idée que les responsables du bruit sont les étudiants est plus transsubjective, que l’autre. Mais ce n’est pas parce qu’une idée est faiblement transsubjective qu’elle ne provoque pas la croyance, dans la mesure où sa crédibilité dépend de la concurrence entre les idées. Dans un régime totalitaire, les idées, quel que soit leur degré de transsubjectivité, sont pour ainsi dire en situation de monopole, et donc on les croit parce qu’elles sont partagées par beaucoup et qu’aucune autre croyance alternative n’est disponible. Il faut également que ces croyances soient « sociopathiques », c’est-à-dire qu’elles aient « une charge agonistique qui, si elles sont appliquées au terme de leur logique, implique une impossibilité de certains hommes à vivre avec autrui »   . Autrement dit, pour être extrême, une croyance doit être telle qu’elle rende nécessaire la disparition de certains. Ainsi l’auteur peut-il conclure son analyse : « l’extrémisme, quelles qu’en soient ses expressions, me paraît impliquer des postures mentales communes. Il qualifie une adhésion inconditionnelle à des croyances faiblement transsubjectives et/ou ayant un potentiel sociopathique »   .

 

Les raisons d’un basculement

Après avoir établi la cohérence des croyances dans la pensée extrêmes, l’auteur examine les circonstances par lesquelles un individu ordinaire adhère à ses positions extrêmes. Est d’abord ainsi examinée l’idée d’une progression dans la croyance. S’appuyant sur les stratégies des sectes, l’auteur montre comment les individus sont d’abord amenés à se poser des questions sur leurs propres croyances, à en découvrir leurs limites et sont exposées à d’autres croyances qui peuvent avoir une forme de rationalité. Ce n’est que pas à pas que le corps de la doctrine sera exposé, car s’il l’était trop brusquement, il serait rejeté comme non croyable. Comme l’écrit l’auteur : « il s’agit de segmenter la doctrine pour qu’elle puisse être acceptée progressivement par le futur initié »   .

Puis, l’auteur analyse ce qu’il appelle « l’adhésion par transmission » : le sujet est alors enserré dans un oligopole cognitif, c’est-à-dire qu’il adhère à une pensée radicale parce que tout le monde autour de lui adhère à cette idée et la trouve pour ainsi dire évidente, allant de soi. Sur le marché des croyances auquel le sujet a accès, il n’y a pas vraiment d’autre croyance concurrentielle. Et plus l’individu est entouré par des personnes partageant les mêmes idées, moins il aura l’opportunité de s’y soustraire. Aussi les sectes comme les groupuscules terroristes tendent-ils à faire rejeter à leurs membres leur famille et leur entourage si ce dernier ne partage pas les mêmes croyances.

L’adhésion peut aussi être motivée par la frustration, que l’on peut penser comme l’auteur comme « l’écart entre ce que nous croyons possible et trouvons désirable et ce que nous propose la vie future telle qu’elle s’actualise dans le présent »   . Analysant la situation contemporaine à l’aide des réflexions de Tocqueville et de Durkheim, l’auteur montre qu’on est en Occident dans une situation qui peut engendrer beaucoup de frustration, surtout pour ceux qui, qualifiés et diplômés dans leur pays d’origine, arrivent en France pleins d’espoir et se retrouvent déclassés. G. Bronner constate qu’on trouve la frustration à l’origine de la vocation pour la radicalité de beaucoup d’extrémistes islamistes, alléguant que l’occident les – les musulmans opprimés de par le monde – a humiliés, exploités, etc. Pour beaucoup, la frustration personnelle se donne à comprendre dans la perspective plus large de tout un peuple. Il arrive fréquemment que celui qui se « convertit » à la radicalité se sente renaître pur, et relise ses péchés comme venant moins de lui que des autres et de leur monde corrompu, qu’il s’apprête à combattre. Mais que cette frustration débouche sur le radicalisme n’est pas fortuit : le discours des organisations islamistes radicales touche d’autant mieux l’individu frustré qu’il trouve en lui un écho, dans les constations que l’individu a pu faire (expériences vécues ou racontées de discrimination, de racisme ou autre). Ces individus, nouvellement convertis à l'islamisme radical peuvent avoir l’impression de « comprendre un monde qui leur paraissait insaisissable et hostile avant. »   .

Enfin, l’auteur analyse l’adhésion par révélation ou dévoilement. Ce cas de figure est plus rare mais correspond à la situation où, écrit l’auteur, « certains esprits, déjà assez bien disposés, entrent dans un cycle de croyances extrêmes parce qu’ils sont frappés par une coïncidence, un évènement heureux ou malheureux, qu’ils interprètent comme une injonction qui leur serait faite de s’engager plus avant sur la pente glissante d’une croyance qui va les isoler. »   . Autrement dit, des personnes qui attendent des « signes » croient les trouver et, se sentant destinés à une mission particulière, dût-elle les couper du reste de la société, l’interprétation d’évènements comme des « signes » confirmant leur vocation peut les faire basculer dans le radicalisme. L’auteur montre comment ce mode d’entrée dans la pensée extrême est à l’œuvre dans le processus d’adhésion aux sectes.

 

Comment sortir de la pensée extrême

Après avoir montré que l’extrémiste n’est pas dépourvu de valeurs, mais qu’il considère comme fondamentales celles qui interdisent la vie dans la société qui est la nôtre, l’auteur, en conclusion, propose des pistes pour aider ceux qu’on sent dériver vers la pensée extrême. Si l’adhésion à l’extrémisme est due à la frustration, il est difficile d’argumenter, sauf à présenter, dans le cas du seul extrémisme islamiste « une vision moins agonistique du monde »   . Le principal vecteur d’aide serait non pas d’essayer, comme on voudrait intuitivement le faire, d’éloigner l’extrémiste de sa doctrine, car cela le forcerait à s’éloigner de nous et de corroborer les discours qu’on lui a répétés, mais de ménager le plus possible « une concurrence cognitive effective entre les doctrines extrémistes et les valeurs ordinaires. »   , pour qu’il ne soit pas soumis au seul discours de la secte ou du groupe qui veut le pousser vers l’extrémisme. Il faut à tout prix maintenir le contact, ne pas moquer les nouvelles croyances, mais laisser l’individu, qui après s’être senti accueilli avec beaucoup d’affection, peut se poser à terme des questions. L’auteur propose ainsi un programme expliquant les moyens – et les justifiant – par lesquels on peut essayer de lutter, à son échelle, contre la radicalisation de personnes que l’on connaît.

Il est aussi important est « qu’il ne faut en aucun cas laisser l’extrémiste avoir un rapport abstrait et purement conceptuel aux crimes qu’il pourrait commettre au nom de sa doctrine. »   . En effet, on peut raisonner en théorie sur la légitimité éventuelle d’une action meurtrière, mais il est plus difficile de l’accomplir si, concrètement, on se représente les souffrances qu’on occasionnera à des gens, qui, s’ils sont théoriquement coupables, ne se comportent pas moins comme tout le monde.

Pour clore la conclusion l’auteur invite cependant le lecteur à réfléchir sur la légitimité et la moralité du geste par lequel on va s’efforcer de dissuader quelqu’un de faire ce qu’il estime bon de faire et de croire ce qu’il juge vrai

 

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