David Thomson est journaliste à RFI. En mars 2014, il publiait Les Français jihadistes (Les Arènes), une vaste enquête basée sur une vingtaine d’entretiens avec des jeunes Français ayant décidé de partir combattre le régime syrien auprès des troupes islamistes. A ce jour, c’est encore la seule enquête de terrain disponible sur le sujet. Dans cet entretien, il revient sur les profils, les motivations et les itinéraires de ces jeunes jihadistes dont la voix révèle des pans considérables du mystère de la « radicalisation » à qui prend le temps de les écouter.
Nonfiction.fr – Votre livre demande Qui sont ces citoyens en rupture avec la République ? Au-delà de la rupture avec la République, observez-vous des régularités dans les profils sociaux des jihadistes que vous avez interrogés ?
David Thomson – Ce qu’il faut prendre en compte avant tout, c’est qu’il n’existe pas de statistiques sur ce sujet, et que la sociologie n’est pas tout-à-fait la même pour les hommes et pour les femmes. Pour les hommes, on a clairement une majorité de personnes qui ont grandi dans les quartiers populaires français, ce qui ne veut pas dire qu’on ait une majorité de personnes désocialisées. Au contraire un grand nombre étaient bien installés dans la vie active, avec une famille et des salaires corrects voire supérieurs à la moyenne nationale, avant de tout quitter pour partir en raison de leurs convictions religieuses ou politiques. D’autres jeunes hommes ou jeunes femmes viennent par ailleurs des classes moyennes, ou du monde rural : c’est par exemple le cas de celle que j’appelle « Clémence », qui s’est convertie après avoir trouvé un exemplaire du Coran à la Fnac et qui y a trouvé les réponses aux questions religieuses qu’elle se posait en tant que catholique pratiquante. Ce qui l’a conduite à adopter l’Islam, c’est qu’elle y a trouvé le monothéisme pur qui résolvait à ses yeux les complexités de la Trinité.
Incontestablement, la majorité appartient à une même génération, ou plutôt à une même fourchette d’âge, qui s’étend en gros de 16 à 30 ans. Mais dans l’ensemble, les profils sociaux sont donc extrêmement variés, comme c’était d’ailleurs déjà le cas dans les années 1990 et 2000, lorsque des Français partaient rejoindre les troupes islamistes de Bosnie ou d’Afghanistan : dans le « gang de Roubaix », Christophe Caze et Lionel Dumont étaient tous les deux blancs, ancien étudiant en médecine pour l’un et ancien militaire pour l’autre. La seule nouveauté à cet égard aujourd’hui, c’est l’ampleur inédite du phénomène.
S’il existe un dénominateur commun entre tous les « Français jihadistes », au-delà des générations et des époques, c’est qu’ils se reconnaissent tous une djahilia, c’est-à-dire une période d’« ignorance » pré-islamique. Certains étaient dans la musique, beaucoup étaient dans le rap, d’autres étaient militaires, fonctionnaires, intérimaires ou employés, certains étaient dans la délinquance mais d’autres menaient une existence familiale tout-à-fait rangée. Mais tous évoquent une vie en-dehors de la piété avant de se convertir, ou de retourner à un Islam religieux et non seulement culturel.
On est néanmoins frappé de constater dans le livre que quelque soit leur origine, tous vos interviewés (en tout cas ceux qui s’expriment sur la question) disent avoir reçu une éducation religieuse, mais une éducation religieuse assez souple, peu pratiquante. Confirmez-vous cette impression ?
Oui, effectivement. C’est bien sûr le cas pour les musulmans de culture qui découvrent la foi et se mettent à pratiquer, mais les convertis non-musulmans viennent aussi souvent de familles catholiques ou protestantes plus ou moins pratiquantes. Il existe aussi de rares personnes issues d’autres horizons religieux ou politiques : l’un de ceux que j’ai interrogé était passé par le bouddhisme avant de faire le choix de l’Islam, et j’ai même rencontré des jihadistes issus de familles juives ou encore d'autres qui militaient dans les rangs de l'extrême-droite. En fait on trouve un peu de tout, et toutes sortes de cas qui ne sont absolument pas représentatifs. Mais dans l’ensemble, il est assez clair que la conversion s’inscrit dans une quête spirituelle, une démarche rédemptrice, ou en tout cas, qu’elle apporte une réponse à une question latente. Ce mélange de découverte et de retour au religieux est quelque-chose qui vaut pour tous les jihadistes, de « Clémence » à Abou Moussab Al-Zarqaoui .
Dans ce sens, tous sont des « convertis » et se regardent comme tels. Et cette bascule est structurante : un jihadiste issu de la grande délinquance, qui avait déjà du sang sur les mains avant de se convertir, me disait même que son passé criminel le renforçait dans sa vérité, dans la mesure où ce passé le rapprochait des compagnons du Prophète Mohamed, passés de la violence séculière à la violence religieuse. Cette personne a intégré la police islamique, et il m’a un jour confié qu’il prenait du plaisir à tuer des gens. Dans son cas, le jihadisme lui a permis de légitimer sa violence, il lui a offert une raison d’assouvir totalement ses pulsions meurtrières. Ce n’est bien sûr pas le schéma majoritaire – il n’y en a pas – mais chacun à sa manière, tous font nettement la différence entre un avant et un après.
Le débat sur l’interprétation du phénomène jihadiste invoque parfois la relégation sociale des personnes qui se radicalisent, leur mise à l’écart de la société par le système scolaire lui-même. On peut aussi avoir l’impression d’avoir affaire à des personnes mal armées intellectuellement pour faire face aux discours complotistes et obscurantistes des islamistes. Observez-vous quelque chose comme le produit d’un échec de l’école républicaine ?
En l’absence de chiffres, il est difficile de dire quoi que ce soit de précis concernant le niveau de formation des Français jihadistes. Si je m’en tiens aux personnes dont je parle dans mon livre, quelques uns ont fait des études universitaires – en lettres, en sciences, en droit… – mais la plupart se sont arrêtés après le bac, voire après un BEP. C’est d’ailleurs un motif de blagues entre eux, qui prouve qu’il existe une conscience collective assez forte de ce niveau général d’instruction (universitaire et religieux) assez bas.
Plus généralement, ce qui revient en permanence, c’est un sentiment de frustration très largement partagé qui touche tous les milieux pour des raisons différentes. Le jihadisme propose à des égos froissés d'accéder au statut valorisant de héros de l'islam sunnite. Il y a un volet individualiste dans ce projet. Chez certains, elle vient du fait d’être issus d’une minorité, ce qui fait naître le sentiment de vivre en situation d’infériorité du fait de son origine. L’une des personnes dont je dresse le portrait dans mon livre menait une vie active et familiale en apparence très satisfaisante, mais il me disait : « Là, en tant que fils d’immigré, j’ai atteint le maximum de ce que je pouvais espérer. » Et il ajoutait que pour lui comme pour la plupart de ses frères d’armes, l’Islam leur avait rendu la « dignité » après que la France les a « humiliés ». De fait, parmi les convertis, on trouve aussi beaucoup de personnes issues des territoires d’outre-mer et de Français issus d’autres immigrations – subsaharienne, portugaise, mais aussi coréenne, vietnamienne… – pour lesquels la donnée identitaire doit être prise en compte.
La frustration peut aussi être religieuse, notamment chez un certain nombre de personnes qui se sont d’abord tournées vers un salafisme quiétiste, et qui ont eu le sentiment de ne pas pouvoir exercer leur religion en France en raison de la place de la laïcité. Ces personnes perçoivent la législation française comme un instrument tourné contre l’Islam. Là, on a un motif de frustration qui ne se limite en rien aux milieux populaires.
D'autres racontent aussi avoir vécu un traumatisme d'ordre privé ou un choc qui a débouché sur un processus de réflexion et une quasi-révélation: un jeune raconte ainsi s'être converti après avoir échappé miraculeusement à un accident de voiture, un autre est revenu vers l'islam après avoir survécu à un coup de couteau dans une bagarre parce qu'il « avait récité en continu la shahada » disait-il. Certains ont vécu des violences sexuelles, d'autres ont été confrontés à la mort brutale, la maladie, la toxicomanie voire la prostitution, l'absence ou l'abandon d'un de leurs parents. Des dysfonctionnements, parfois imperceptibles de prime abord au sein des cellules familiales, sont souvent aussi à prendre en compte. Les acteurs concernés vivent ainsi le jihadisme comme une purification qui les laverait de ce qu'ils perçoivent comme étant des souffrances ou des péchés qu’eux ou leurs proches auraient commis. En ce sens, cette idéologie les soulage, les apaise et leur redonne foi en un avenir promis comme paradisiaque dans l'au-delà, avec un code de conduite qui régit tous les aspects de la vie terrestre et qui leur redonne un sentiment de fierté, de supériorité sur les non-croyants, l'impression d'une renaissance en appartenant à la communauté des élus. Bien sûr, l'addition de ces cas particuliers ne suffit pas non plus pour dresser des tendances lourdes tout simplement parce que beaucoup de jihadistes n'ont jamais vécu le moindre traumatisme et affichent un parcours scolaire et familial qui frappe uniquement par sa grande banalité.
Et puis il y a aussi le vide « idéologique » contemporain, l’absence de « transcendance » dont le sentiment offre un terrain très favorable à l’accueil de la propagande jihadiste. Finalement, un certain nombre de jeunes vivent mal de se retrouver dans un monde sécularisé. Dans ces cas-là, le jihadisme vient s’installer dans le désœuvrement spirituel ou matériel. L’un de mes interviewés raconte par exemple que pour lui, tout a commencé à un moment de sa vie où il se retrouvait chez lui sans avoir rien à faire. Par ennui, il s’est mis à poster sur Facebook des vidéos jihadistes qui lui ont valu de plus en plus de « likes », et qui lui ont donc donné un sentiment d’importance dont il était totalement privé jusque-là. Le même jeune homme me racontait d’ailleurs qu’une fois arrivé en Syrie, il postait des photos de lui avec sa « kalach » qui lui valaient une dizaine de demandes en mariage par jour, alors qu’en France il n’avait jamais pu avoir de relation sexuelle. Pour beaucoup finalement, le jihadisme, c’est une manière d’exister, de trouver un sens.
Au-delà des critères socio-économiques, ethniques ou culturels, le vécu semble donc prépondérant face aux échecs réels ou supposés de la machine d’intégration.
Le terrain économique, les difficultés sociales ne sont pas toujours un facteur de compréhension. Tout simplement parce que les classes moyennes, voire, dans de rares cas, supérieures de la société, sont également concernées. Et cela vaut pour la France comme pour la Tunisie où j'ai commencé à étudier cette question en 2011 et qui est actuellement le pays le plus touché au monde par ce phénomène. Mais pour tous ceux qui n’étaient « rien » en France, pour tous les jihadistes issus de milieux pauvres ou de l’assistance publique, il est évident que le jihad permet de se réaliser spirituellement mais aussi socialement. Mais quand on regarde la situation d’autres personnes bien installées avant de se radicaliser, on voit bien que c’est le sentiment qui prime, plus que la réalité matérielle. Pour bien comprendre ces motivations, il est en réalité assez utile de déplacer le regard et de s’extraire des spécificités du contexte français. Quand j’ai commencé mon enquête, j’étais en Tunisie, dans une société musulmane où le parti islamiste Ennahdha était au pouvoir : ce n’est donc clairement pas la prégnance des sentiments islamophobes qui a conduit près de 6000 jeunes Tunisiens à partir rejoindre l'EI en Syrie, en Irak ou en Libye. En revanche, en l’espace d’un an, ce sont les mêmes Tunisiens qui cherchaient initialement à rejoindre l’Europe via Lampedusa en 2011qui, par la suite, en 2012, ont commencé à partir en masse vers la Syrie. Leurs espoirs se sont déplacés, et ils sont en quelque-sorte passés de l’idéal d’un pays de Cocagne matériel à celui d’un paradis céleste. Et parmi eux, il y avait toutes sortes de personnes : de jeunes médecins, des chanteurs ou des sportifs, et pas seulement des chômeurs de Sidi Bouzid. Il se trouve qu’Al-Qaïda (qui se cachait derrière le groupe « rebelle » Jabhat Al-Nosra) et surtout l'EI aujourd’hui ont réussi à offrir un débouché à leurs espoirs, en promouvant une nouvelle forme d’universalisme.
Le nombre de jeunes femmes qui partent pour la Syrie est impressionnant, ahurissant même aux yeux de nombre d’Occidentaux qui perçoivent l’islamisme comme un régime d’oppression des femmes. À leur sujet, peut-on aussi penser les choses en termes de frustrations et d’espoirs ?
Le cliché est effectivement que les femmes jihadistes sont des femmes soumises qui obéissent et suivent leur mari. Mais c’est plutôt l’inverse que j’ai observé depuis que je travaille sur ce sujet : l’engagement féminin est souvent plus déterminé que celui des hommes. Dans certains couples, c’est la femme qui est le moteur de la radicalisation, et certaines sont plus favorables aux attentats terroristes que leurs époux. Cela peut paraître incompréhensible, mais toutes celles avec qui je discute après leur retour me disent qu’elles ont vécu le port du sitar – qui dissimule jusqu’aux yeux et aux mains – comme une « libération ». Elles rejettent violemment et elles combattent (par les armes si elles le pouvaient) à la fois le modèle de société que leur impose la République française mais aussi les obligations perçues comme étant celles de la femme moderne: l'injonction sociétale de réussir sa vie professionnelle, sociale et familiale dans un contexte concurrentiel entre les individus. Dans cette idéologie, sans pour autant avoir toujours grandi dans des quartiers populaires, elles disent trouver la satisfaction de ne plus être jugées sur le physique ou sur la marque de leurs vêtements, de se retrouver dans une situation d’« égalité », entre elles mais pas seulement. Même si en Syrie, là aussi, elles sont encore jugées sur le physique, lorsqu'elles doivent passer par le mariage.
À côté de l’enjeu spirituel et de la quête de reconnaissance, quelle place ont les considérations politiques ?
La grande majorité des jihadistes que j’ai interviewés est aussi motivée par des questions politiques. Ils combattent la démocratie et le modèle de société français perçus comme « ennemis de l'islam » et ils partent en ayant la conviction de participer à un moment historique en réalisant l'utopie d'une cité idéale pour les musulmans. Et pour construire « cet État » régi par leur lecture littéraliste de la religion, ils estiment que la seule solution est de passer par la violence, la guerre perçue comme obligation religieuse et moyen politique. Même lorsqu'ils tuent, ils sont convaincus de faire le bien. En ce sens, ce sont des acteurs rationnels et pas uniquement de simples fous au sens psychiatrique. Même si des cas cliniques existent aussi dans ce milieu. Mais beaucoup basculent dans cette croyance après être passés par des théories complotistes (qu'ils rejettent en bloc par ailleurs) qui témoignent d’une perte de confiance absolue vis-à-vis des médias traditionnels et des institutions. Au départ, on a souvent une démarche de recherche individuelle de la vérité, qui explique notamment l’importance de l’usage d’internet dans l’adhésion à la cause jihadiste – car il n’y a plus que sur internet qu’on trouve aujourd’hui la propagande, l’actualité et la production idéologique jihadistes.
Mais l’engagement dans le jihad a lui-même un contenu politico-religieux assez clair. Deux ans avant la proclamation du « Califat », des jeunes qui avaient une vision totalement eschatologique de l’histoire me disaient voir des signes précis de la fin des temps, et pensaient se trouver au moment de l’histoire qui allait voir le dernier rassemblement des fidèles et la dernière grande bataille apocalyptique avant le retour de l’Antéchrist. De fait la propagande fait correspondre étroitement les prophéties coraniques avec les événements ou les lieux de l’histoire récente. Deux ans avant la proclamation de l’ « État islamique », l’un deux m’a dit : « tu verras, nous allons créer un Califat ». Et il me disait également : « selon un hadith, à ce moment-là, une grande coalition internationale se mettra en branle contre nous, dans laquelle il y aura 80 étendards, et sous chaque étendard, 12 000 combattants ». Cet argument est utilisé pour motiver les troupes depuis l’Afghanistan… Mais de fait, la mise en relation des prophéties et des événements par la propagande fournit aux yeux de nombreux jihadistes la preuve de la vérité coranique dont ils pensent détenir le monopole.
L’EI (Etat Islamique) est très habile à établir ces correspondances, dont la force est telle que rien ne peut les combattre. Les jeunes qui découvrent les hadiths sur internet sont complètement sourds à tous ceux qui, à la mosquée, peuvent essayer d’expliquer que le sens des prophéties s’inscrit dans un contexte : pour eux, qui sont venus aux textes sacrés seuls ou avec la propagande jihadiste, l’interprétation historique ou figurée est une « innovation », c’est-à-dire la pire des choses puisqu’elle dénature et biaise le sens qu’ils pensent être original.
Cette conception politico-religieuse est en réalité assez « rationnelle », ou en tout cas cohérente : les jihadistes combattent la démocratie parce que la souveraineté populaire usurpe le droit à produire la Loi, qui n’appartient qu’à Dieu, et parce que ce faisant, elle met l’homme à la place de Dieu.
À partir de ces convictions, le passage à l’acte est-il le résultat d’un long processus de radicalisation dont on pourrait dessiner un itinéraire standard ?
Non il n’existe pas de schéma type. Certains sont dans une quête spirituelle et basculent dans la violence idéologique, mais d’autres partent sans aucune conviction, pour rejoindre un copain du quartier ou un frère, et s’initient seulement ensuite à l’Islam et à l’islamisme. La logique mimétique du « groupe de potes » n’est pas universelle, mais elle est aussi un facteur important. C’est celle qui a prévalu dans la ville de Lunel, d’où on a compté une vingtaine de départs parmi un groupe de copains : après eux, le mouvement s’est tari. L’un deux me racontait d’ailleurs qu’un de ses frères, qui dealait et faisait du rap, avait été envoyé en Syrie pour qu’un autre de ses frères lui remette les idées en place. Il est mort à Deir Ezzor en Syrie quelques mois après son arrivée.
Du côté des filles aussi, certaines sont absolument indifférentes aux raisons religieuses ou autres, et partent seulement parce qu’elles sont tombées amoureuses de jeunes hommes dont elles ont vu les photos en armes. Là on a affaire à des jeunes femmes qui pensent que les Occidentaux ne sont plus des hommes, et qui ont l’idéal de cette virilité d’hommes pieux et en armes. Ces idéaux sont souvent aux antipodes des convictions familiales. Bref on trouve toujours des cas qui font mentir les grandes tendances, et un grand nombre de facteurs secondaires qui rendent les parcours très divers et parfois incomparables.
Dans ces processus de radicalisation, on constate cependant l’omniprésence d’internet. D’un côté, il semble permettre une recherche, et en retour, il est un vecteur de propagande pour venir chercher des nouveaux candidats derrière leurs écrans. Quel usage les apprentis jihadistes font-ils d’internet ?
D’une manière générale, on peut dire que les jihadistes utilisent internet comme tout le monde. Ce qui fait que les évolutions à ce sujet sont celles des usages d’internet en général, même si les choses ont aussi beaucoup changé depuis que j’ai publié mon livre début 2014, cette fois-ci pour des raisons militaires. Avant l’époque des réseaux sociaux, la propagande se diffusait dans une sphère de l’internet encore assez confidentielle, sur des forums réservés à des initiés. Le forum Ansar Al-Haqq (« les partisans de la vérité ») a notamment joué un rôle majeur dans la traduction de textes d’idéologues jihadistes qui étaient et demeurent absents des librairies les plus extrémistes de France : c’était comme une bibliothèque du jihadisme en accès libre. Aujourd’hui encore, après sa fermeture, ce sont ces PDF qui se lisent entre la France et la Syrie. Pour moi, la diffusion ouverte de l’idéologie jihadiste dans l’internet public émerge ensuite véritablement en 2012 : c’est à partir de ce moment-là que des Français commencent à poster des photos d’eux en armes sur leur page Facebook. Avant cela, la première page Facebook jihadiste – Wake Up Oumma si je ne me trompe pas – apparaît en 2010, mais il n’y avait encore personne pour poster. Or ce sont ces selfies postés de Syrie qui ont vraiment provoqué une accélération du phénomène.
Ce qui change avec l’usage des réseaux sociaux, c’est la forme virale de la diffusion de la propagande, qui permet d’atteindre très vite un très grand nombre de personnes. Mais c’est aussi les grandes facilités offertes aux candidats au jihad qui cherchent toutes sortes d’informations sur leur voyage : il est devenu assez facile de joindre des gens sur place pour savoir comment rejoindre les territoires de l’EI depuis l’Europe, si bien que les réseaux sociaux sont devenus une sorte de « Guide du Routard » des apprentis jihadistes. Dans ces domaines, les réseaux sociaux sont des canaux d’information d’autant plus efficaces qu’il est devenu presque impossible, pour les services de renseignement, de surveiller les messageries comme WhatsApp ou Telegram, qui sont désormais privilégiées par toute la communauté jihadiste ou sympathisante depuis que Facebook a changé de politique sur le sujet.
Mais la communication sur internet a aussi été bouleversée depuis l’entrée en guerre de la coalition en 2014. Avant, les combattants postaient un nombre infini de photos d’eux en armes devant leur base, ou devant d’autres endroits stratégiques : ils étaient inspirés par une logique complètement narcissique parfois qualifiée d’« idolâtre et d'ostentatoire » par les plus religieux, et leur but – celui des Français notamment – était souvent d’attirer des filles. Mais cela permettait aussi aux armées de la coalition de repérer les lieux. Depuis, le commandement de l’EI a mis un terme à la publication de photos qui identifient des lieux ou des personnes. En Libye en revanche, dans la branche naissante de l’EI, on observe encore les mêmes comportements qui étaient ceux des Occidentaux en Syrie jusqu’en 2014.
Cependant il ne faut pas isoler la communication par internet de la communication humaine : avant de passer au jihadisme, beaucoup ont été sensibilisés à l’Islam par des familiers, ou dans les mosquées de musulmans très prosélytes mais non jihadistes – des salafistes, des tablighis… Internet intervient ensuite, lorsque les convertis se coupent de ces milieux quiétistes qu’ils jugent compromis par leur acceptation des pouvoirs séculiers. Alors internet devient le moyen d’effectuer d’autres recherches personnelles. Bref internet ne s’oppose pas à la prédication humaine : il amplifie le phénomène. Prenons l’exemple d’Omar Omsen : c’était une figure majeure de la jihadosphère, mais c’est aussi quelqu’un qui a assuré une prédication extrêmement soutenue dans les quartiers populaires de Nice avant de partir en Syrie. Or c’est sans doute son activité qui explique que Nice soit peut-être la ville qui compte le plus de départs en direction de la Syrie.
Les politiques des grands réseaux sociaux ont-elles eu une influence sur ces changements d’usage de l’internet par les jihadistes ?
La prise de conscience de l’ampleur du phénomène – dans les médias, chez les politiques, les universitaires et dans le monde sécuritaire – est intervenue au printemps 2014, alors que le gros des troupes est déjà parti. Avant, tout s’est passé en dessous des radars, au point que les jihadistes étaient franchement surpris par la facilité que des personnes très clairement identifiées ou sous contrôle judiciaire avaient à partir – une rumeur disait même que les autorités facilitaient les départs, pour se débarrasser des individus dangereux. Mais après 2014, les États ont fortement fait pression auprès des réseaux sociaux pour qu’ils censurent les contenus. Cette censure a eu un effet sur Facebook, où se trouvaient tous les jihadistes : désormais, ils s’en servent toujours comme messagerie, mais ils n’y postent plus que des contenus plus acceptables. Cependant cette censure n’a guère eu pour effet que de faire migrer les autres propos sur d’autres réseaux sociaux comme Twitter, qui est moins intrusif et où il est beaucoup plus facile de recréer un compte.
Ce qui a surtout changé depuis 2014, c’est la diffusion de la propagande individuelle. Non pas en raison de la politique des États ou des réseaux, mais parce que des ordres ont été donné par les États-majors jihadistes. La propagande officielle, elle, n’a pas du tout été ralentie, au contraire. Malgré les efforts quotidiens pour censurer des centaines de comptes, les principaux réseaux de diffusion de la propagande islamiste – d’Al-Qaïda comme de l’EI – sont désormais Twitter et la messagerie Telegram. L’intérêt de cet équivalent russe de WhatsApp est de pouvoir créer des « chaînes d’information en continu » qui diffusent tous les communiqués, traduits en français. En 2015, l’EI a revendiqué 1 000 vidéos, 15 000 rapports photo et une vingtaine de magazines en onze langues. Aujourd’hui, donc, rien n’a été trouvé pour empêcher la diffusion de ce contenu sur des plateformes publiques.
Les jihadistes reprochent donc aux quiétistes leur compromission avec les régimes se revendiquant de la souveraineté populaire : quel est, globalement, le rapport de ceux qui choisissent la guerre de religion vis-à-vis des musulmans de France ?
À ce sujet, on entend souvent un discours très erroné qui voudrait que le jihadisme, en France, soit le fruit du communautarisme. C’est exactement l’inverse : l’un des points communs à presque tous ces jeunes est justement qu’ils n’étaient pas insérés dans une communauté. Et c’est peut-être plutôt l’absence de communauté qui leur a donné l’envie d’en retrouver une, de recréer une grande fratrie universelle – même si cette « communauté » est en réalité déchirée sur place par les rivalités internes. Dans ce sens, leur idéologie se construit contre l’Islam de France qu’ils déclarent « apostat » : en tant que tel, il est lui aussi à combattre et à éliminer.
Avant leur départ, lors de l’élection présidentielle de 2012, beaucoup de convertis ont été choqués d’entendre des appels au vote dans les mosquées, dans la mesure où le vote et la participation à la démocratie sous toutes ses formes est en soi un annulatif de l’Islam. Et ceux qui s’obligent à aller dans une mosquée pour la prière publique du vendredi se bouchent les oreilles, ou refont leur prière chez eux par peur de la contamination des mécréants. C’est aussi ce qui explique que les imams de France ont découvert le phénomène en même temps que les Français non musulmans. Dans ces conditions, les musulmans de France sont très clairement des cibles à éliminer, comme le dit très explicitement la propagande jihadiste.
Vous suggérez que l’attitude de l’État face aux départs en Syrie a changé depuis 2014 : quelle était-elle avant, et quelle est-elle désormais ?
Jusqu’en 2014, un grand nombre de jihadistes pensaient ne pas pouvoir partir parce qu’ils s’étaient exprimés publiquement en faveur du jihad, qu’ils avaient fait l’apologie d’actes terroristes, qu’ils avaient déjà été auditionnés par la DGSI, ou parce qu’ils étaient fichés voire sous contrôle judiciaire. Or ils sont quand même partis. Je ne sais pas bien ce qui s’est passé car je ne travaille pas avec les services de renseignement, mais deux choses ont sans doute joué simultanément. D’un côté le fait que pour les services, la vraie terre de jihad dangereuse était l’Afghanistan et le Pakistan, où Mohamed Merah s’était formé : ils n’avaient peut-être pas bien saisi que c’était en Syrie que tout se passait désormais, et que les Français de la zone pakistanaise commençaient déjà à la rejoindre.
D’un autre côté, à une époque où on sous-estimait largement le nombre des départs, l’idée était peut-être aussi de retenir ceux qui étaient jugés « récupérables » et de laisser les individus dangereux partir se faire tuer ailleurs. Cela permettait aussi d’avoir un motif légal d’arrestation et d’incarcération en cas de retour – puisque tous ceux qui rentrent peuvent maintenant être accusés d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Et puis on peut aussi penser que les renseignements n’ont pas pris au sérieux tous ceux qui se défoulaient derrière leur clavier : ils n’ont pas vu que tous allaient passer à l’acte, et que ce seraient les mêmes qui commettraient les attentats du 13 novembre.
Parmi les jihadistes que vous avez interviewé, beaucoup parlent de mourir et rares sont ceux qui évoquent un retour : observez-vous toujours cette même volonté commune de rester en Syrie pour subir le martyr ?
Cette question a beaucoup évolué chez les jihadistes français depuis 2013. Jusqu’alors, ils partaient rejoindre ou bien Jabhat Al-Nosra – c’est-à-dire finalement Al-Qaïda –, ou bien l’EIIL (Etat Islamique en Irak et au Levant) qui est devenu l’EI depuis. À ce moment là, Al-Qaïda se concentrait sur la lutte contre le régime syrien, tandis que l’EIIL regardait comme légitimes les attaques contre la France, à l’inclusion des musulmans de France. Mais même les membres de l’EI, qui étaient déjà dans l’esprit de Mohamed Merah ou de Mehdi Nemmouche, n’avaient pas reçu l’ordre de venir combattre en France : celui-ci est intervenu en septembre 2014, deux semaines après l’entrée en guerre de la coalition, et il visait en particulier la France et les États-Unis.
La différence aujourd’hui est donc que tous – Al-Qaïda comme l’EI – sont d’accord pour considérer comme étant de leur devoir de revenir combattre en France. Il existe encore des débats sur les cibles et sur l’opportunité de tuer des civils, mais la plupart des jihadistes considèrent que cela ne pose aucun problème puisqu’au fond, il n’y a pas de civils. En septembre, je discutais avec un Français de l'EI directement lié aux attentats 13 novembre qui affirmait que dans un État où les gens participent au financement de leur armée par l’impôt, tout le monde était l’ennemi. Il refusait ainsi le statut de civils et donc d'innocents. La majorité des Français soutenaient les frappes de la coalition, donc la majorité des Français étaient des « cibles légitimes » pour reprendre son expression. Cette idée est par ailleurs renforcée par leur prétention à appliquer la loi du talion : puisque les bombardements tuent des civils, il leur semble légitime de frapper des civils en France.
Depuis 2014, observez-vous d’autres évolutions du « jihadisme français », dans le recrutement ou sous d’autres aspects ?
Pas vraiment. On constate surtout qu’en 2015, les départs se sont poursuivis à un rythme plutôt soutenu, malgré les attentats en France et tout ce que l’on sait des exactions commises par l’EI au Proche-Orient. Les chiffres officiels du Ministère de l’Intérieur indiquent qu’environ 600 Français se trouvent sur place, qu’environ 160 autres y sont morts depuis 2012, et qu’environ 260 sont déjà rentrés. Les retours compensant les départs, et malgré les morts, l’effectif sur place continue d’augmenter, mais assez lentement. L’autre évolution importante est bien-sûr le développement d’un nouveau théâtre d’opération en Libye, alimenté par des combattants venus de Tunisie, du Sahel, du Soudan, du Ghana ou du Sénégal, et qui est sans doute appelé à devenir une destination importante pour les Européens.
Concernant les jihadistes de retour avec lesquels vous travaillez désormais, observez-vous des désillusions, ou des phénomènes de dégoût ?
Ceux qui rentrent sont souvent déçus par ce qu’ils ont vécu, ou fatigués, mais peu se repentent : la plupart restent fidèles à l’idéologie jihadiste dans laquelle ils sont ancrés.
Finalement, ce travail d’enquête que vous poursuivez actuellement dissone souvent vis-à-vis d’autres analyses plus ou moins autorisées sur le phénomène du passage au jihad de jeunes Occidentaux. Relevez-vous des convergences ou des divergences majeures avec ce qui s’écrit ici et là sur le phénomène, notamment sous la plume des chercheurs en sciences sociales ?
Pour l’instant, aucun travail empirique sur les départs en Syrie n’a été publié en France ou dans l’espace francophone. En France, certains travaux pionniers ont porté sur la période des jihads en Afghanistan ou l'idéologie d’Al-Qaïda – comme ceux de Fahrad Khosrokhavar, de Gilles Kepel, Dominique Thomas, Asiem el Difraoui ou de Bernard Rougier – mais aucun travail scientifique sur les évolutions du phénomène depuis 2011 n’est encore disponible. Certains sont en cours, comme ceux de Géraldine Casutt qui travaille sur l’engagement jihadiste féminin, ou ceux d’Hugo Micheron qui travaille sur les prisons, ou encore de Romain Caillet qui reste l'un des meilleurs connaisseurs de ce milieu. On peut donc espérer lire un vrai travail scientifique dans un horizon de deux à trois ans.
Les autres publications sont des essais, qui pour l’essentiel ne reposent pas sur des entretiens directs avec les principaux intéressés, et dont les analyses me semblent souvent passablement erronées voire fausses. On a pu lire une avalanche de tribunes ces derniers mois, qui souvent partaient d’une idée assez arrêtée et simpliste de ce qu’est le jihadisme, mais le seul papier qui soit vraiment entré en résonnance avec mon travail est le long texte de l’anthropologue Scott Atran, qui me semblait correspondre en tous points à la réalité que j’observe depuis quatre ans. Ce texte d’abord publié dans la revue Aeon a ensuite été publié en version française dans L’Obs sous le titre « L’Etat islamique est une révolution ». Ce qui fait la valeur de ce texte est que Scott Atran travaille avec de jeunes chercheurs qui mènent un travail d’enquête de terrain. En France, il y a deux ans, faute d’avoir fait ce travail, certains de mes interlocuteurs universitaires pétris de certitudes refusaient absolument mes propos quand je parlais d’un retour à venir des jihadistes sur le territoire européen. C’était « jouer sur la peur des gens »…
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