La notion d'égalité posée comme horizon politique de sens est présentée par Réjane Sénac, dans le cadre d'une réflexion sur l'égalité, la parité et la diversité.
Chaque semaine dans « Nation ? (chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle.
Les inégalités naturelles sont des différences biologiques, expliquait Rousseau, en les distinguant des inégalités sociales qui doivent être corrigées par le politique. Même si elle est loin d’adhérer aux thèses rousseauistes, Réjane Sénac, chargée de recherche CNRS au Cévipof, auteur-e de L’égalité sous conditions, Genre, parité diversité , constate avec le philosophe que la naturalisation des différences conditionne un discours politique sur l’égalité, ce qu’elle appelle une « égalité sous conditions ». Croisant enquêtes sur le terrain du social et du politique avec des références érudites (très nombreuses), l’auteur-e fait plus que le point sur la question de l’égalité : elle dégage les implicites qui en freinent la réalisation et en appelle à l’action de la réflexion.
La confusion entre l’ordre naturel et l’ordre social
L’adhésion consensuelle au principe d’égalité est loin d’aller de soi, affirme Réjane Sénac, car comprendre ce que le terme même d'égalité recouvre est déjà problématique. La France est-elle sortie de la confusion entre l’ordre naturel et l’ordre social hiérarchisé – ce dont traite Rousseau dans le Discours sur l’origine et les Fondements de l’inégalité parmi les hommes – ou assiste-t-on à de nouvelles formes de naturalisation des inégalités ?
La question qui se pose est le rapport du biologique – sexe, couleur de peau… – au politique, et plus précisément à l’égalité. Mettre l’égalité « sous conditions » – par exemple d’appartenance à un groupe dit « minoritaire » car différent – n’est-ce pas en définitive, perdre l’égalité ?
Comprendre les inégalités à partir des principes de justice
Refusant le décalage entre la pureté des principes et des idéaux, et la compromission des faits et du politique, l’auteur-e cherche d’abord à « comprendre la persistance des inégalités sexuées et racialisées dans ce qu’elle dit de la définition et de la portée du principe d’égalité, entre héritage et réactualisation » . En s’appuyant sur la méthode des travaux des féministes (Elisabeth Frazer, Joan Scott…), elle cherche à ressaisir l’incapacité des cadres théoriques classiques à « penser l’inclusion des femmes comme actrices politiques à part entière » .
De l’universel abstrait à la défense des singularités dans la tradition républicaine
L’universel abstrait des droits de l’Homme aurait conduit à une position politique définie d'« assimiliationnisme » républicain. Cette position a été rejetée en tant que « tradition jacobine, jugée inefficace et excluante » , qui donnait à l’école le rôle de forger des citoyens égaux au-delà de leurs différences et niant ainsi la diversité culturelle. Elle a alors été remplacée par un « libéralisme républicain » promouvant un « individualisme démocratique dans le cadre d’un républicanisme intégrant le socle libéral » , ayant pour fin la cohésion sociale, par intégration des différences.
Dans le cadre de ce « libéralisme républicain », peuvent être distinguées trois formes de solution à la question de la cohésion sociale, écrivent Sylvie Masure et Alain Renault : la solution morale de Jean Jacques Rousseau dans le cadre du Contrat Social, cherchant à éviter la dérive individualiste ; le libéralisme républicain culturel de Charles Taylor et Michel Walzer, mettant en valeur le « multiculturalisme » ; le libéralisme républicain politique de Tocqueville, insistant sur le développement de la participation politique grâce à des structures plus démocratiques, ce qu’on appelle la « démocratie participative » .
Depuis 2012, suite à la dissolution du HCI, Haut Conseil à l’Intégration, dont Jacky Dahomay et Edouard Glissant démissionnèrent en 2008, refusant la prééminence de l’intégration culturelle ou éthique sur l’intégration politique, on assiste à la perte d'intérêt pour le projet d’intégration politique telle que la présente Tocqueville, et qui a été défendue aussi par Jürgen Habermas, lequel insistait sur les enjeux des procédures délibératives de communication .
À la recherche d’une liberté de « non-domination » dans les groupes dits « vulnérables » : une autre voie possible ?
Pour Réjane Sénac, les travaux du philosophe irlandais Philip Pettit – dans la continuité duquel elle inscrit son travail – autour de « la liberté de non-domination » permettent de comprendre comment la déconstruction de la notion de « classes d’égaux » prend sens par rapport à celle des « classes de vulnérabilité ». Augmenter la non-domination sur un individu vulnérable, parce que de sexe féminin, âgé, pauvre, etc, augmente de fait la non-domination sur tous les membres de la classe ou des classes de vulnérabilité auxquelles cet individu appartient, dans une sorte de jeu de ricochet. Le sentiment d’injustice renvoie dès lors à un sentiment d’appartenance à une des « classes de vulnérabilité ». En d’autres termes, on ne cherche pas seulement à agir sur les individus mais on met en valeur ce lien qui les unit permettant de sortir de la voie individualiste.
Les Lumières : un héritage à examiner
L’exclusion des femmes de la sphère publique est bien plus qu’un malentendu. Ce n’est pas qu’une question de misogynie. Faisant référence au livre collectif Les femmes de Platon à Derrida, Anthologie Critique , Réjane Sénac écrit : « le statut aporétique des femmes se situe au cœur de l’entendement politique proposé par Rousseau qui marque aujourd’hui encore la pensée de la démocratie ». En distinguant le public et le privé, cette compréhension du politique rend impossible la démocratisation politique de l’espace familial, espace privé où sont reléguées les femmes, soumises à l’ordre arbitraire du père de famille – « despote » en grec. À la femme, l’espace privé, aux hommes l’espace public. L’exclusion des femmes du politique est un impératif politique inhérent à la définition de la « Res-Publica ». Le politique se trouve ainsi fondé sur des discriminations biologiques au nom de la complémentarité des sexes. Bien sûr, il ne s’agit pas de généraliser abusivement : Condorcet donnera une autre image des Lumières, en réclamant le droit de vote des femmes en 1790 .
Contre l’essentialisation des différences
S’il a toujours été facile d’universaliser le masculin, voire le désincarner, « les femmes ne peuvent pas s’extraire d’une relation aux autres et à elles-mêmes qui passe par le corps » écrit Réjane Sénac, citant Camille Froidevaux-Metterie . Pour sortir de cette opposition entre les sexes, de cette essentialisation de la différence, opposition somme toute indépassable, il faut alors changer de perspective. Il faut associer l’égalité à un horizon, un « idéal régulateur », selon la terminologie kantienne, celui de la non-domination, et à un processus de continuité naturelle entre les sexes, que seule la société distingue.
Il nous faut donc, conclut dans un premier temps Réjane Sénac, reconnaître que la persistance des inégalités entre les sexes est liée au mythe républicain de la complémentarité des différent-e-s, ce que le concept de « singularité » porte en soi… en tant peut-être que complément lui-même au concept d’universalité. Penser les sexes en terme de complémentarité, c’est rendre caduque l’idée d’égalité, en figeant chacun dans des identités fixes.
La loi Taubira sur le « mariage pour tous » ou le refus des déterminations biologiques
Si, lors des élections présidentielles de 2012, la question de l’égalité des femmes est unanimement partagée par tous les groupes politiques, le consensus n’est qu’apparent, comme le montrera la polémique autour du mariage pour tous en 2013.
L’événement qui déclenche la bataille est la circulaire promulguée le 30 septembre 2010 à propos de l’enseignement des Sciences de la Vie et de la Terre en classe de première. Sera reproché à Luc Chatel de promouvoir la « supposée » « théorie du genre ». Par-delà les événements qui alimenteront des combats d’idées très vifs, ou provoqueront des associations surprenantes, comme celle d’un site salafiste et de l’extrême droite catholique dénonçant la théorie du genre comme « fruit de lesbiennes juives américaines » , ce qui est en jeu c’est la frontière entre le privé et le public. Car, selon les détracteurs de la « théorie du genre » , seule la famille est qualifiée pour la transmission des valeurs privées telles que le mariage.
Derrière ces prises de position, ce qui est défendu, c’est l’idée d’une complémentarité des sexes et la hantise (qui ne date pas du XXIe siècle !) de la confusion des sexes aboutissant à une dégénérescence fantasmée
La parité : une idée en action
Le paradoxe, avec l’idée de parité, c’est qu’elle maintient le fondement biologique du pouvoir avec le présupposé d’une complémentarité des sexes. La réforme sur la parité a rendu les élections plus contraignantes depuis 1999. Au plan des collectivités territoriales et du gouvernement, une recomposition a effectivement lieu, mais cela ne vaut pas à la tête des exécutifs. Il faut se demander ce qui résiste, affirme alors Réjane Sénac.
Cependant l’idée de « parité » introduit les femmes dans le jeu politique en tant que groupe d’intérêt émanant de la société civile. Représenter un groupe suffit-il à défendre les intérêts de celui-ci ? En vérité les intérêts peuvent être divergents, comme le montre le programme du Front national qui s’oppose au droit à l’avortement. Les femmes ne sont pas un groupe homogène, comme pourrait le laisser croire la généralité de l’article défini. Le risque, dès lors, c’est de retomber, à travers l’idée de parité, dans un universalisme abstrait. Plus que la question de savoir qui les femmes représentent, se pose celle de savoir ce qu’elles représentent.
Le néolibéralisme conservateur : de la parité à la diversité
La rationalité néolibérale consiste « à intervenir sur [la] société pour que les mécanismes concurrentiels, à chaque instant et en chaque point de l’épaisseur sociale, puissent jouer le rôle de régulateur » écrit Réjane Sénac, citant Michel Foucault . La parité et la diversité sont-elles alors le « supplément d’âme » d’un capitalisme comptable ? Non, répond l’auteur-e. Il suffit de lire la tribune dans le journal Le Monde du 28 mai 2014, rédigée par le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, Bruno Leroux. La réduction des inégalités est d'abord liée à un facteur d’efficacité économique et sociale : la diversité est promue lorsqu'elle se révèle rentable, lorsqu'elle apporte une « plus-value » complémentaire.
Égalité des droits, égalité des chances, promotion de la diversité
Ce glissement de l’égalité des droits à la promotion de la diversité conduit à la « performance », au sein d’une nouvelle construction politique reprise au modèle du management et qui se substitue à la parité. Cela a pour conséquence de faire des inégalités non plus une conséquence d’une construction structurelle et collective, mais de les associer à la responsabilité de l’individu. On retrouve l’association de l’égalité méritocratique et l’éthique de performance : « tu seras mon égal, si tu es aussi performant que moi ».
Le Medef a édité en 2014 un guide « pour manager les singularités » , soulignant qu’un cadre juridique trop contraignant est préjudiciable à la créativité individuelle. La question de l’égalité devient de fait, par son identification à l’utile et non au juste, une catégorie économique. Cette technique d’autorégulation retire à l’État son intervention en termes de justice.
Le passage du RMI au RSA incarne ce passage d’une conception de la solidarité comme « construction collective universelle à une logique de contrepartie par la responsabilisation individuelle » . Exit l’État Providence « de la vieille Europe », au bénéfice d’un État social qui se présente comme performant et dont le modèle est nordique.
L’égalité politique a-t-elle encore un sens ?
Sauver l’égalité est possible, conclut Réjane Sénac. Il faut en faire un idéal régulateur, afin d’orienter la réflexion, dans la mesure où c’est un idéal inter-subjectivement partagé. Face à la performance, construire, comme le dit John Rawls, un horizon du sens du politique .
Cette égalité doit être libérée de la loi du marché, d’un côté, et de la « fraternité », de l’autre, qui ne cesse d’entretenir l’opposition aux « non-frères », rangés dans la catégorie de la « diversité ». La discrimination positive n’a de sens que dans un cadre différent, dégagé de tout souci de « performance », un cadre qui ne saurait surgir que d'une rédifinition attentive de l'articulation entre la liberté, la fraternité et l'égalité.
Le biologique ne fait pas le politique. L’égalité, ce n’est pas être le « complément » de l’autre, encore moins son « frère ». Elle n’est possible qu’en rassemblant, autour d’une communauté d’idées, des individus soucieux d’une pensée politique du vivre ensemble, à construire. Rectification du Contrat Social – on n’adhère pas au contrat, mais celui-ci se construit au sein de la communauté : l’égalité surgit à l’horizon, dans le ciel étoilé.
Ceci a pour nom : le défi d'une utopie réaliste
L'égalité sous condition. Genre, parité, diversité
Réjane Sénac
Les Presses de Sciences Po
13 mai 2016
260 pages, 25 euros