Une synthèse sur l’édition de bandes dessinées.

Ces dernières décennies, les formations au métier d’auteur de bande dessinée se sont multipliées comme en témoignait un récent supplément au magazine Télérama. Si le métier d’éditeur de bande dessinée ne bénéficie pas de cursus dédié – il s’apprend sur le tas ou dans le cadre d’enseignements plus généralistes, comme le fameux master édition de l’Université Paris-13-Villetaneuse – il dispose désormais d’un manuel avec Éditer la bande dessinée. Son auteur, Benoît Berthou, est maître de conférences à Paris-13 et joue depuis quelques années un rôle essentiel dans la structuration des recherches sur la bande dessinée. Fondateur d’un carnet de recherche dédié sur la plateforme Hypotheses.org, il est aussi à l’origine de la revue universitaire pluridisciplinaire Comicalités qui fédère désormais une partie des travaux sur le sujet. En 2015, il dirigeait un ouvrage collectif sur le lectorat de la bande dessinée    ; il se penche aujourd’hui sur les principaux médiateurs de la bande dessinée : les éditeurs.

 

Un secteur éditorial singulier

 

La bande dessinée se porte bien, au moins quantitativement. Son lectorat et sa popularité sont en hausse, tout comme sa croissance, très forte par rapport au reste du monde du livre. Son chiffre d’affaires a été multiplié par cinq sur vingt ans et a progressé de 350 % entre 1994 et 2005. La bande dessinée attire de grands éditeurs généralistes (Gallimard), toutefois tous les grands groupes ne sont pas présents, certains même se désengagent du secteur (La Martinière, Albin Michel). Le marché est concentré, mais il laisse place à de grands groupes indépendants spécialisés comme Glénat et Delcourt qui combinent « gestion rigoureuse » et « audace éditoriale » comme à de plus petits éditeurs, les « alternatifs » (Cornélius, Ego comme X, Frémok, L'Association), qui s’inscrivent dans un mouvement de renouvellement du médium. Une fois ce décor planté, Benoît Berthou s’intéresse principalement à cinq thématiques : la singularité de l’édition de bande dessinée, la traduction avec le phénomène manga, le classique, la série et l’impact du numérique.

Qu’est-ce qui permet d’affirmer la singularité de ce secteur éditorial ? Tout d’abord, la croissance du secteur déjà évoquée, quand elle n’est pas qualifiée par certains acteurs de « surproduction ». Le développement de nouveaux segments comme le roman graphique et surtout le manga explique cette vigueur. Toutefois, la bande dessinée repose sur la nouveauté, dont la part dépasse les 50 % contrairement au secteur de la littérature par exemple. Le prix d’une bande dessinée augmente, ce qui en fait un livre relativement cher en dépit de tirages moyens parmi les plus conséquents de l’ensemble du paysage éditorial   . Elle est présente dans des points de vente nombreux et variés (grandes surfaces, librairies généralistes et spécialisées – qui garantissent une certaine diversité en termes de production) ce qui en fait un « livre multi-canal »   . La lecture de bande dessinée se prête aux échanges : 9e art et bibliothèques font bon ménage, les lecteurs empruntent beaucoup et lisent sur place.

Un phénomène comme l’irruption du manga dans le paysage français de la bande dessinée au début des années 1990 met en lumière la place occupée par la traduction dans ce secteur (15,3 % contre 34,1 % pour la littérature ou 13,7 % pour les sciences humaines et sociales) : Japon et États-Unis sont en effet les principaux exportateurs - les autres langues européennes sont peu traduites. Les traductions du Japonais sont prédominantes depuis les années 1990, bien que dans le cas du manga, il ne s’agisse pas d’une simple opération de traduction : l’expérience de lecture s’en trouve modifiée, le lettrage constituant un enjeu majeur de l’exercice.

 

Classiques ou séries ?

 

Le milieu de la bande dessinée ne se soucie guère, pour l’instant, de la pérennité des œuvres : constituer et faire vivre un « fonds » éditorial ne se situe pas au cœur des projets des éditeurs, à l’opposé, par exemple, de la littérature où règne une longévité différente. Il existe très peu de collections dédiées aux « classiques » ou, lorsqu’elles existent, elles se composent de quelques titres et ne sont guère rentables. Le mythe de « l’éternelle jeunesse » de la bande dessinée prévaut chez les éditeurs : ils rééditent dans la plupart des cas les titres à l’identique comme si le temps n’avait aucune incidence. L’absence de contextualisation pour un album comme Tintin au Congo illustre ce travers. L’intégrale constitue le véhicule le plus populaire pour les rééditions puisqu’il permet, notamment pour les séries, de maintenir disponible la totalité des tomes et d’en faire baisser les prix. Contrairement à la littérature, à l’essai ou aux SHS, la bande dessinée ne dispose pas du format poche comme instrument de patrimonialisation   .

Elle se distingue en revanche par l’importance accordée à la série. Ce goût du feuilleton et du très long récit ne lui est pas exclusif mais il est particulièrement marqué dans ce secteur où certaines séries ont dépassé les 70 tomes comme « Ric Hochet » ou « Lucky Luke ». Les chiffres sont encore plus impressionnants avec le manga où des séries culminent à plus de 100 tomes. Cette caractéristique a une explication économique : chaque nouveauté d’une série contribue à rentabiliser l’ensemble car chaque nouveau tome relance les ventes des précédents. La série, mode de production fondé sur la répétition, repose ainsi sur un « pacte de stabilité »   avec le lecteur. Elle représente toutefois un « piège éditorial » aussi bien pour les auteurs que pour les éditeurs, qui ont bien souvent du mal à envisager de l’arrêter.

Enfin, comme d’autres, le monde de la bande dessinée évolue à la suite des bouleversements induits par le numérique. Dans le domaine de la promotion par exemple, il est désormais attendu que l’auteur se fasse communiquant, organise son autopromotion, notamment en tenant un blog. Une partie de la relation avec le lectorat est ainsi directement prise en charge par l’auteur, renforçant son autonomie vis-à-vis de l’éditeur.

Le lien entre numérique et bande dessinée s’affirme sur d’autres plans : les forums d’échange autour des œuvres sont très actifs alors que les éditeurs mettent en place des plateformes numériques de distribution comme Izneo. Leurs politiques éditoriales changent en conséquence : le support devient secondaire par rapport au contenu. Papier et numérique sont perçus comme équivalents, ce qui ne va pas sans questionner la rémunération des auteurs puisque le prix est souvent moins élevé au format numérique. Ces derniers souhaitent disposer d’un droit de regard concernant les adaptations numériques de leurs œuvres. Toutefois, si de nouvelles possibilités émergent avec le numérique, il n’existe pas encore de modèle économique éprouvé.

 

L’ouvrage de Benoît Berthou offre donc une introduction à la fois dense et ramassée à l’édition de bande dessinée, qui, outre les thèmes développés ici, aborde une large série de questionnements tels que la professionnalisation des auteurs   ou la circulation transmédiatique des œuvres. À chaque fois, l’auteur s’appuie sur des recherches récentes ou en cours. Professionnels comme étudiants trouveront dans Éditer la bande dessinée de nombreux chiffres et informations très utiles. Certains aspects auraient peut-être mérité plus de développements comme les formes juridiques et les modalités d’organisations adoptées par les éditeurs « alternatifs ». En conclusion, cet opus de la collection « Pratiques éditoriales » constitue une synthèse complète et plaisante à lire sur un sujet pour lequel la recherche débute