Comment définir la radicalisation ? Une analyse sociologique, historique et psychologique du phénomène.
La « radicalisation » est un processus de compensation sociale et affective qui ne se confond pas nécessairement avec le terrorisme. Telle est en tout cas l’hypothèse de départ du sociologue Farhad Khosrokhavar, auteur de Radicalisation, ouvrage paru quelques semaines avant les attentats de janvier 2015.
L’analyse de F. Khosrokhavar se présente à la fois comme sociologique, historique mais aussi psychologique. Il ne s’agit pas de prendre seulement en compte les motivations collectives d’un acte, mais aussi les raisons subjectives.
Définir la radicalisation
Farhad Khosrokhavar introduit sa réflexion par la recherche d’une définition acceptable et rigoureuse du terme qui constitue le titre de son livre. La radicalisation est souvent confondue avec le terrorisme, et cette confusion doit être analysée, estime l'auteur.
« Par radicalisation, on désigne le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel ». Dans cette perspective, le djihadisme pourrait être interprété comme l’héritier des mouvements anarchistes et d’extrême-gauche des XIXe et XXe siècles.
Les gouvernements ont depuis quelques années sollicité le monde académique « afin d’identifier des prétendants à une action violente fondée sur une idéologie radicale où l’islam jihadiste se taille la part du lion » . On en est même venu à parler d’une nouvelle forme de guerre « à basse intensité » depuis la chute du mur de Berlin en 1989, guerre faite de guérilla, de terrorisme au sein des villes, et contre laquelle les armées traditionnelles ne sont pas préparées. Cependant, à y regarder de près, l’angoisse du public se dirige vers les djihadistes radicaux, alors que des actions d’extrême droite ou d'obédience séparatiste suscitent un moindre intérêt.
Il faut distinguer, souligne Farhad Khosrokhavar, deux types d’utopies. La première est assez classique et a des visées nationalistes. C’est le cas palestinien ou tchétchène, cherchant à instituer une nation. La seconde est ce que l'auteur qualifie d'« échevelée », qui peut d’ailleurs se développer aux côtés de la première…et qui relève de la radicalisation. Dans cette utopie « les deux couples de sentiments les plus répandus sont l’humiliation subie et le désespoir d’un côté, la volonté d’infliger une humiliation encore plus profonde à l’adversaire et la conviction de pouvoir réaliser l’utopie à partir d’une "théologie de la folle espérance"» . Désespoir de ces héros négatifs au service d’une justice qui se veut « réparatrice ».
Des anarchistes aux djihadistes
Au-delà d’une définition de la radicalisation, l’essai de Farhad Khosrokhavar a pour principal objectif de montrer que la radicalisation, dont le djihadisme est une forme, n’est pas propre à l’Islam ; le djihadisme se définirait au contraire comme l’héritier des mouvements anarchistes des XIXe et XXe siècles, et de ceux d’extrême-gauche des années 70 en Europe, qui sont d’autres formes de radicalisation.
Développant cette idée, l’auteur esquisse une brève histoire de la radicalisation : du « groupe des assassins » au XIe siècle, en Iran, société secrète se réclamant de l’ismaélisme, aux Fractions de l’Armée rouge, ou d'Action Directe, dans les années 1970-1980, en passant par les mouvements ouvriers du XVIIIe siècle détruisant les machines, ou encore les anarchistes s’en prenant aux autorités gouvernementales aux XIXe-XXe siècles. Le mouvement Al-Qaïda, « par son caractère transnational comme par la globalité de ses vues » (p.36), est, selon l’auteur, proche des mouvements anarchistes de la fin du XIXe siècle.
Si on cherche à comprendre le développement d’Al-Qaïda, on peut distinguer plusieurs périodes. Tout d’abord le mouvement est toléré, ou même considéré légitime, par l’Occident, car il s’opposait à l’Union soviétique en Afghanistan, en contexte de Guerre Froide. Avec la fin de celle-ci, et la disparition de l’ennemi commun, commence une période de lutte contre l’Occident, qui culmine le 11 septembre 2001. Enfin, depuis l’affaiblissement du mouvement Al-Qaïda à cause de l’élimination de la plupart de ses dirigeants, de nombreux groupuscules de différente nature s’en réclament.
Comme Al-Qaïda, la violence anarchiste se voulait autrefois une réponse à la violence d’un ordre mondial réduisant à la misère les classes populaires. C’est la même idée que l’on retrouve dans les groupes djihadistes. « La radicalisation est la conséquence de la perception de la violence et de son interprétation selon des axes idéologiques, qui poussent l’acteur à s’engager dans l’action violente » . Dans le monde musulman, écrit l’auteur, la radicalisation a été la conséquence du « cumul de l’humiliation arabe et musulmane et de la permanence des autocraties. » .
Ainsi, selon l’auteur, le phénomène de la radicalisation djihadiste servirait à la fois d’éclairage sur les conséquences de l’échec du Parti communiste (et d’autres mouvements d’extrême-gauche) et sur les vestiges d’une utopie propre à rassembler les désespérés. Face au vide politique, le djihadisme et l’extrême-droite prendraient le relai des mouvements d’extrême-gauche des années 1970.
Rôle des théoriciens et sociologie des acteurs
On se souvient, écrit l’auteur, que ce sont des théoriciens de l’Internationale situationniste (Guy Debord par exemple) ou le groupe « Socialisme ou Barbarie » fondé par Claude Lefort et Cornélius Castoriadis et d’autres théoriciens de l’extrême-gauche qui furent à l’origine d’Action Directe en France. Dans les pays musulmans aussi, on assiste au même phénomène de justification théorique de la radicalisation. Sont remis en cause aussi bien les régimes démocratiques que ceux autoritaires, car dans les deux cas, il y aurait déni de la puissance d’Allah. Des maîtres à penser donnent des arguments pour justifier ce qui poussera d’autres individus à agir. Farhad Khosrokhavar cite par exemple Seyyed Qoth, l’un des premiers théoriciens du Djihad, exécuté en 1966 par le régime de Nasser en Egypte. Cependant, ces théories ont un faible poids sur les radicalisés : elles sont mois à l'origine de la radicalisation qu'elles en sont l'aboutissment.
En Europe, en effet, les radicalisés sont d'abord les jeunes des quartiers dits « difficiles », sensibles aux discours de l’Islam contre l’impérialisme. La facilité de les trouver sur internet, l’isolement de ces jeunes, renforcent leur perméabilité à une idéologie qui leur donne la reconnaissance mais nourrit rancœur et ressentiment. Le film de Mathieu Kassovitz, La haine (1995), en est une très bonne illustration.
Si les femmes musulmanes participent peu aux attentats, toutefois leur implication est à souligner, comme une revendication d’égalité, un certain féminisme, qui se trouve en contradiction avec la promesse djihadiste d’un patriarcat donnant tout pouvoir à l’homme.
Paradoxalement, dans les pays musulmans, ce sont les classes moyennes et une partie de l’intelligentsia qui sont les plus ouvertes au discours djihadiste. Cela démarque ces pays de l’Europe, où ce sont les jeunes – terme incluant toutefois les quadragénaires – en situation difficile qui sont les plus perméables à cette idéologie.
Depuis le début du XXIe siècle, on assiste à une modification de la figure de l’individu radicalisé. Mohamed Mérah ou le norvégien Anders Breivik sont à ce propos emblématiques. L'extrémiste ne cherche plus à se démarquer mais se fond dans la masse, ce qui le rend difficilement repérable. Introverti, esseulé, atteint de déficiences psychiques – Farhad Khosrokhavar en dresse un portrait qui n’a plus rien à voir avec la figure du fondamentaliste au comportement ostentatoire.
La radicalisation est « autoradicalisation », et, loin de passer par des relais idéologiques – même s’il y en a quelques-uns, comme noté plus haut – elle commence bien souvent avec les copains du Net. La fin des idéologies révolutionnaires laïques aboutit à des engagements « romantiques » sur le front syrien, engagements soucieux de « nobles causes » mais qui très vite sont sur-radicalisés. C’est cette sur-radicalisation qui est à craindre au moment du retour.
Des thèses trop simplificatrices ?
La collection « Interventions » dans laquelle paraît cet essai est certes, comme son nom l’indique, une collection qui se situe dans le domaine de la prise de position, et sa dimension théorique est moindre que celle d’autres publications des éditions MSH. Dès lors il ne faut pas être étonné par le ton de l’ouvrage, plus près du militantisme que de la réflexion sociologique.
Le point de vue de Farhad Khosrokhavar a donc le mérite de poser des questions et d’engager le débat. Si, précisément, nous tentons d’entrer dans ce débat, bien des prises de position de l’auteur nous semblent susciter des réserves et des interrogations.
Tout d’abord, arrêtons-nous sur la thèse principale de l’auteur : percevoir la violence, l’injustice, seraient cause, en retour, d’un mouvement violent de rejet. Ces propos nous semblent exemplaires d’une démarche propre à l’ensemble du livre : affirmations sans justification qui, au lieu de mettre à mal, comme le souhaite l'auteur, les préjugés, en créent d’autres, renforçant, dès lors, ce qu’elles prétendent combattre.
Car, peut-on vraiment établir un lien de cause à effet entre un affect psychologique subjectif (la perception de l’injustice) et le choix d’insérer son action dans une structure idéologique donnée, ou l’engagement activiste ? Si la perception est singulière, comment comprendre que chez certains elle déclenche des comportements de radicalisation, et chez d’autres l’indifférence, ou du moins une acceptation (peut-être provisoire) ?
La thèse – qui contient certainement une part de vérité en ce qu’elle cherche à mettre en évidence une raison qui serait à l’origine de la radicalisation – est adoptée trop rapidement par l’auteur, qui opère ainsi une simplification regrettable d’un phénomène complexe.
Faire un lien de cause à effet entre désespoir et djihadisme c’est généraliser et oublier que les désespérés ne deviennent pas tous radicalisés, et, vice versa, qu’il y a aussi des « jeunes » non désespérés qui passent du côté de la radicalisation …
Autre point discutable : selon Farhad Khosrokhavar, les idéologies d’extrême gauche sont moribondes, et sont remplacées par les discours islamistes et d’extrême droite. Mais il ne cherche pas vraiment à expliquer pourquoi ces idéologies ont disparu de l’horizon politique. La chute du mur de Berlin ? Certes, mais une idéologie est plus qu’un ensemble de « parpaings ». Insister sur le remplacement des idéologies d’extrême gauche par le désespoir d’une partie de la jeunesse, c’est peut-être aller bien vite en besogne.
Farhad Khosrokhavar fait état de la figure du martyr. L'auteur déclare qu'elle est importante ). Mais ses propos demeurent ici extrêmement allusifs. La figure du martyr aurait mérité une analyse plus déployée car elle ne se réduit pas à la psychologie ou à l’anecdote. L'auteur le suggère – trop rapidement hélas – à propos de la secte des « Assassins » dont les membres prenaient des substances afin de vivre avant l’heure les promesses du Paradis.
À la fin de son livre Farhad Khosrokhavar cite Durkheim et dit qu'une société ne dure que si « elle fabrique du lien ». En l'occurrence, Durkheim n’analyse que les effets du catholicisme et du protestantisme. Le citer supposerait une lecture nuancée.
« La radicalisation, déclare encore Farhad Khosrokhavar, est l’un des lieux où se joue le mal-être d’une partie des citoyens dans un monde dépourvu de réelle citoyenneté ». Si cette conclusion se veut un appel aux politiques et à leur responsabilité, elle est desservie par l'ensemble de l'exposé qui la précède à force de confusions et de répétitions, qui confère peut-être inconsciemment un autre objectif à ce livre. Car cet ouvrage ne consiste pas tant, selon nous, en une compilation de causes (de rigueur incertaine) ou en un point de départ pour un débat, qu’en un renoncement à changer l’ordre des choses, du fait de la constatation de la toute-puissance d’Internet ou de la mort de la « gauche, extrême-gauche ».
Depuis ce livre, Farhad Khosrokhavar a publié une nouvelle analyse au sein d’un ouvrage collectif, Le Jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre, en 2015 chez Plon. Nous y reviendrons