Lecture croisée de deux ouvrages traçant des perspectives encyclopédiques sur un genre longtemps dominant sur les écrans : le western.
Au moment où Les Huit Salopards de Quentin Tarantino et The Revenant d’Alejandro G. Inarritu polarisent l’attention en salle, deux ouvrages de grande qualité tracent des perspectives encyclopédiques et cinéphiliques sur un genre longtemps dominant sur les écrans, et invitent, en creux, à réfléchir à la place du western dans le cinéma contemporain. Phénomène culturel à la fois national (américain) et universel, générateur de récits et de formes spécifiques, le western a été l’objet d’amours dévorants, de passions de jeunesse et de cinéphilies clivantes. Semblant aujourd’hui faire l’objet d’un consensus critique, figé autour d’une cinéphilie vue comme « hors du temps », le genre produit peu de longs métrages – bien qu’il irrigue la vision du monde (et du cinéma) de nombreux réalisateurs contemporains (de Clint Eastwood à Michael Mann).
Commençons par ouvrir les deux volumes de la magnifique Encyclopédie du western de Patrick Brion. Cette somme, qui témoigne d’un goût très sûr et d’une connaissance pléthorique de ce genre filmique, regroupe plus de 1100 références de films, fiches techniques, résumés et lieux de tournages, commentés et illustrés. Classées par grandes périodes historiques, les entrées alternent entre références écrasantes (La Captive aux yeux clairs de Howard Hawks, La Prisonnière du Désert de John Ford, L’Homme de l’ouest d’Anthony Mann) et petits bijoux oubliés (The Last Sunset de Robert Aldrich, Quarante tueurs de Samuel Fuller), sans oublier des films à la valeur artistique plus douteuse mais qui à leur façon ont compté dans le champ culturel, comme Le Banni d’Howard Hughes, avec la scandaleuse Jane Russel, le western musical (Annie Get her Gun, sans Judy Garland), ou encore Terreur à TinyTown (1938), mettant uniquement en scène des cow boys nains. Patrick Brion, que le public connaît surtout pour ses chroniques sur France Télévisions dans « Le cinéma de minuit », décortique ainsi plus d’un siècle de western.
Ce genre, très prolifique dans les années 1920 (il concerne alors près du tiers de la production de films à Hollywood), a connu des fortunes diverses au cours du XXe siècle siècle. Avec l’arrivée du parlant, les westerns intéressent moins les studios, qui se tournent plutôt vers le music-hall ; dominent alors des productions de moins grande envergure, de série B, mettant en scène des cow-boys chantant à la guitare… Le genre retrouve un nouveau souffle avec l’arrivée de la couleur en 1938 (on pense à Dodge City de Michael Curtis en 1939), puis avec le CinemaScope dans les années 50, permettant aux grands espaces de l’Ouest américain de s’étaler considérablement à l’écran.
L’ouvrage permet également de reconstituer en filigrane le changement de regard porté par ces films sur les Indiens, résultat d’une évolution des consciences autant que d’un besoin de renouvellement des schémas narratifs. Alors que le genre s’essouffle à nouveau dans les années 60, épuisé par la télévision et rapidement dépassé par l’actualité politique (le Vietnam notamment), il faut regarder du côté de l’Europe pour voir apparaître un western plus sombre, violent et baroque, dans lequel les personnages, peut-être plus proches de leurs référents historiques que leurs homologues hollywoodiens (en tant que grand récit mythologique de la naissance d’une nation, le western américain était toujours teinté d’un certain idéalisme), n’hésitent pas à se tirer dans le dos. Aux Etats-Unis, le genre, désormais minoritaire au sein de la production cinématographique, affecté par l’échec commercial de La Porte du Paradis de Michael Cimino, ne retrouvera jamais sa vitalité d’antan, même si Clint Eastwood (L’Homme des hautes plaines en 1972, Impitoyable en 1993), notamment, ajoute quelques nouveaux titres à sa légende.
Le second livre, 20 ans de western européen, réédite le fanzine d’Alain Petit, sorti en 1980 en cinq cahiers. Cette publication donnait alors à lire une vision amoureuse de ce cinéma bis, en un temps où il était largement ignoré par la critique. Car autour de la figure d’autorité de Sergio Leone gravite en effet un « sub-genre » à part entière, adossé au western américain classique tout en en explorant les zones d’ombre. Après les premiers essais des années 1902-03 (Le Desperado de Joë Hamman, tourné dans les carrières d’Arcueil), le genre s’implante vraiment en Europe en 1961 avec Le Gout de la violence de Robert Hossein (tourné en Yougoslavie), qui annonce la tendance sanglante du western européen; l’année suivante, une adaptation allemande du roman de l’écrivain populaire Karl May, Le Trésor du lac d’argent, remporte un succès fulgurant, tandis qu’en Espagne, se lance le tournage de La chevauchée des Outlaws par un producteur américain souhaitant profiter des paysages et de la main d’oeuvre espagnole à bas coût. Dès lors, les producteurs espagnols se lancent eux aussi dans le genre, avant d’attirer l’attention de leurs homologues italiens, dont les péplums sont en perte de vitesse. Les producteurs italiens de Jolly Film, cofinancés par l’Espagne et l’Allemagne, permettent à Sergio Leone, initialement réalisateur de péplums (Le Colosse de Rhodes) de mettre en chantier Pour une poignée de dollars, remake à peine déguisé du Yojimbo d’Akira Kurosawa. Acquis et distribué par United Artists aux Etats-Unis, le film bat des records de recettes et lance la vogue du western italien outre-Atlantique. Baroques, cyniques et violents, les westerns européens se multiplient, mettant en avant la figure emblématique de l’étranger au poncho : Ringo, Gringo et Django alterneront sous les caméras talentueuses de Sergio Corbucci, Ferdinando Baldi et Sergio Sollima, et nourriront abondamment les salles grand public, avant de rejoindre lentement les circuits spécialisés. Peu à peu, le genre dégénère sous les clichés du cinéma d’exploitation : d’abord par le “gadget-western” (la trilogie Sabata de Gianfranco Parolini), qui met dans les poches de ses héros invincibles des accessoires explosifs improbables ; puis dans la parodie (On l’appelle Trinita, de Terence Hill), voire enfin dans le film de kung-fu (Shanghai Joe). Le genre périclite peu à peu à la fin des années 70, et s’éteint, malgré des réalisations telles que Keoma et Adios California.
On comprend bien que l’outrance, la violence et les excès de nombre de ces films aient pu conférer à ce cinéma une mauvaise réputation, aussi bien auprès des tenants du western traditionnel que de la critique. « Parricide », commercial et parodique, le western européen fait assez peu référence à la véritable histoire du Far West – à l’exception notamment du Grand Silence, de Sergio Corbucci, qui s’inspire des massacres de Snow Hill, ou encore de la fameuse arrivée des protagonistes en pleine Guerre de Sécession dans Le Bon, la Brute et le Truand. Plus amusantes, les pages sur les hybridations du western et d’autres genres : le fantastique, par exemple, chez Anthony Margheriti qui met en scène Klaus Kinski à la manière d’un film d’épouvante dans Un homme, un cheval, un fusil, ou encore chez Sergio Garrone, dont le héros de La horde des salopards est le fantôme d’un soldat venu venger ses compagnons. Le cinéma érotique (principalement français), a également pu livrer ses propres versions (L’éperon brûlant, Les aventures galantes de Zorro, L’arrière train sifflera trois fois). D’une grande érudition, écrit avec passion, l’ouvrage d’Alain Petit permet de se replonger dans un genre et un goût cinéphilique qui ont structuré leur époque.
Que reste-t-il donc de ce genre roi, le western, développé et exploité sous toutes ses formes à travers des décennies de mercantilisme et de passion cinéphile ? Etiré, gonflé, lessivé, le western rappelle que le cinéma est avant tout un art commercial qui produit à la demande. Au-delà des codes visuels du western, qui continuent d’irriguer des productions audiovisuelles de toute sorte, pour le meilleur (Rango de Gore Verbinski, 2011) ou le pire (Bandidas avec Salma Hayek et Penelope Cruz, 2004), le western américain classique trouve aujourd’hui des héritiers dans quelques propositions isolées (L’Assassinat de Jesse James, Blackthorn, Gold, The Salvation) ou dans un certain cinéma néoclassique hollywoodien qui cherche à retrouver la force artistique et l’évidence du rapport au monde du classicisme américain (Three Burials, The Homesman), tandis que le western spaghetti est abondamment cité dans le cinéma d’action qui en retient la violence et les audaces formalistes. Les propositions ambitieuses de Quentin Tarnatino, comme Django Unchained et Les Huit Salopards, investissent quant à elles le registre du pastiche amoureux. Mais le western demeure globalement un genre rare, référentiel et exigeant, que le cinéma d’exploitation a abandonné, préférant aujourd’hui cloner, dériver et user jusqu’à la corde le film de super-héros. On trouve étonnamment quelques traces éparses (et inégales) de western hors du genre, dans le cinéma de science-fiction (le territoire désertique et frontalier de Seul sur Mars de Ridley Scott, réactualisant, sans vraiment la traiter, la théorie exceptionnaliste et fordienne de la « destinée manifeste »), d’action (chez George Miller, la longue course poursuite de Mad Max: Fury Road reproduisant sous amphétamines le schéma de l’attaque de la diligence), ou encore dans un certain cinéma d’auteur – on pense à Jauja, de l’Argentin Lisandro Alonso, qui montre un Viggo Mortensen engagé dans une quête mystique au sein de la pampa patagonienne. The Revenant, qui retrouve la pulsion scopique des premiers westerns panoramiques des années 50 et l’aridité narrative de certains Sergio Corbucci, patine quant à lui dans une ambition formelle au goût douteux. C’est peut-être du côté de la télévision, finalement, que le genre s’est épanoui avec le plus de succès, avec notamment les séries Longmire, Justified, Hell on Wheels et surtout l’excellente série de HBO Deadwood, qui s’ouvrait avec la mort de Wild Bill Hickok et racontait avec noirceur les rouages mafieux d’une colonie humaine dans une des dernières villes frontalières américaines des Blacks Hills. Interrompu en plein vol à l’issue de la troisième saison, faute d’une audience suffisante, ce chef d’oeuvre attend toujours sa conclusion…