Chaque semaine dans « Nation ? (chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle. Cette semaine elle se penche sur la figure et les représentations du singe, de l'Egypte ancienne à l'art contemporain de Nicolas Perruche. Plus que tous les autres animaux, le singe rappelle à l'homme la frontière subtile qui le sépare de l'animalité.


Les Egyptiens leur vouaient un culte, en particulier au dieu Thot. Thot (« trois fois très grand ») est le nom qui avait été donné par les Grecs au dieu Djehouti (Zahouiti, Dhouit) et qu'ils avaient identifié à Hermès à cause de leurs fonctions et attributions semblables. Thot est le messager des dieux, l’intermédiaire entre les hommes et les dieux. Adoré partout en Egypte comme le dieu de la Lune, tantôt au visage d’ibis, tantôt au visage de singe, maître des lettres et des sciences, des inventions, porte-parole et archiviste des dieux, il est devenu le dieu de sagesse dont les larges connaissances étaient associées à la magie, la musique, la médecine, l'astronomie, la géométrie, le dessin et l'écriture. Doué de tout savoir et de toute sagesse, il est l'inventeur des sciences et des arts : l'arithmétique, l'arpentage, la géométrie, l'astronomie, la divination, la magie, la médecine et la chirurgie, la musique avec les instruments à cordes et à vent, le dessin et surtout l'écriture, invention que Platon condamne dans Phèdre, dans un dialogue où il montre que l’écriture développe une mémoire purement passive.

Cette toute-puissance se voit renversée chez les chrétiens pour lesquels le singe devient symbole de l’homme déchu. 

Paradoxales représentations, qui à partir des travaux de Linné sur l’orang-outang en 1760, font du singe la limite chancelante de l’humain. S’il a occupé l’univers burlesque de la Renaissance, il devient peu à peu ouverture sur la crainte, et tout en même temps il fascine.

Cette crainte se traduira en littérature dans Les animaux dénaturés de Vercors, où on cherche désespérément le chaînon manquant entre l’homme et le singe, la proximité du singe inquiétant les églises inquiètes d’une telle limite instable.

 

Comment définir en effet l’homme ?

Si l’on se réfère au syndrome de Protée qui est connu à travers le film Elephant Man de David Lynch et de son héros Joseph Merrick qui a réellement vécu de 1862 à 1890, en voyant un tel visage, il semble difficile de dire qu’il s’agit de celui d’un être humain, et pourtant c’est le cas. Le syndrome de Protée est une maladie génétique complexe comprenant des hamartomes (malformation du tissu d’aspect tumoral) de taille importante impliquant plusieurs tissus : tissu conjonctif, tissu épidermique et tissu osseux. Ainsi ce n’est pas le corps qui est critère de l’humain   .

Au plan de l’esprit ou du langage, on retrouve cette même instabilité. Il n’y a pas une coupure nette entre l’animal et l’humain, et le singe est là pour nous le rappeler.

 

Nicolas Perruche, peintre des singes.

Nicolas Perruche est artiste peintre. Son pari est de peindre à l’acrylique des singes divers sur lesquels il s’est largement documenté. Peintre animalier, il ne cherche pas à reproduire à l’identique, fidèle en cela à Chardin qui peignait des singes pour dénoncer et ironiser sur la peinture d’imitation simiesque.

S’il peint des singes c’est peut-être pour réaffirmer ce parti-pris, pour nous faire réfléchir aussi à la condition humaine. Il peint d’abord des regards. Ceux, naïfs et vifs à la fois, de ces animaux si proches de l’humain. Des regards pétillants, qui nous parlent. Peinture en noir et blanc qui n’est pas sans évoquer la photographie, il va même jusque faire « éclater » l’œuvre, achevant par là cette série. Reste à la fin - c’est son dernier tableau - un œil. Œil du peintre travesti en singe. Œuvre éphémère que donne à penser la tête si proche parfois de la mort évoquée par ces ossatures.

 

Quand le détail se fait œuvre

Le singe est souvent un détail dans les tableaux. Une sorte de clin d’œil de l’artiste. Dans l'allégorie du Toucher qui figure parmi les différents motifs de la tapisserie renaissante La Dame à la Licorne, le singe est attaché, symbolisant les instincts animaux retenus.

Le singe occupe toute la toile chez Nicolas Perruche. Nullement attaché il sort du cadre du tableau. Le peintre sort du cadre lui aussi, laissant l’œil errer sur un hors-champs…que tente de deviner l’œil du spectateur.

 

Tantôt perdu dans son cri, tantôt ouvrant un œil curieux sur le monde, tantôt portant la mort, ou son contraire…l’œuvre s’émancipe de toute interprétation réductrice. Pourquoi ces bulles ? L’œuvre reste énigme