Convoquant la littérature, la philosophie et les ressorts de la psychologie humaine, Nicolas Grimaldi brosse dans Les nouveaux somnambules le portrait des fanatiques qui frappent à la porte de nos sociétés démocratiques. Des fanatiques plus préoccupés à entrer en dissidence avec le réel qu’à le vivre.

 

Nonfiction.fr : Pour comprendre les rouages du fanatisme et de la barbarie qui ont marqué de leur tragique empreinte l’année 2015, vous introduisez dans votre ouvrage la figure du somnambule. Figure allégorique qui perçoit ses rêves comme profondément réel et qui, dans un mouvement de balancier, altère la réalité dans laquelle il évolue. Comment s’opère chez ces somnambules ce phénomène d’inversion entre fiction et réalité ? Quels sont les mécanismes de cet aveuglement et de ce déni de réel ?

 

Nicolas Grimaldi : L'un des symptômes les plus saisissants et les plus caractéristiques du fanatisme me semble en effet son aveuglement au réel.  Pour le fanatique, le réel est à peine plus que rien : une zone si indifférenciée qu'il n'y distingue aucune détermination. Tout de même que les dirigeants des camps d'extermination nazis faisaient uniformément disparaître dans la fournaise les hommes et les femmes, les enfants et les vieillards, les riches et les pauvres, les savants, les artistes, et les analphabètes, de même les assassins de Daesh mitraillent-ils avec la même indifférence et le même aveuglement tous ceux qui sont là. Rien n'est plus évident lorsqu'il s'agit du massacre de novembre. Mais la chose est presque plus évidente encore lorsqu'il agit de la tuerie de janvier. Où ces jeunes gens issus de l'immigration auraient-il pu rencontrer personnalités plus attentives à leurs difficultés, mieux disposées à les comprendre, et toutes prêtes à dénoncer les mêmes choses qu'eux? Or ce sont justement les personnes les plus capables de sympathie, de connivence, ou même de complicité à leur égard qu'ils vont massacrer. Qu'ils n'en percevaient, n'en distinguaient, ni n'en connaissaient rien, le fait m'en paraît donc établi. Aussi me paraît-il assez vraisemblable  que l'affaire des caricatures n'ait été qu'un prétexte pour perpétrer un meurtre qu'ils avaient formé le dessein d'accomplir avant même d'en avoir conçu aucune raison.

 

Or rien n'est plus banal qu'un tel effacement de la réalité. Une expérience fort commune nous délie ainsi de tout rapport à la réalité au point d'en tout effacer : c'est le rêve. Comme dans le cas du fanatisme, le rêve aussi, par ailleurs, substitue une fiction à la réalité. En même temps que nous vivons alors le réel comme irréel, nous prêtons à l'irréel autant de consistance et de prégnance que s'il s'agissait de la réalité même.

 

Comment en venons-nous à rêver ? Comment, dans le rêve, en venons-nous à prendre une fiction pour la réalité ? Je laisse aux neurologues la tâche  d'en fournir une explication scientifique. La seule chose, toutefois, que j'en puisse observer, c'est que l'endormissement (le simple projet de s'endormir) consiste presque toujours dans une entreprise concertée pour se détacher du réel. En même temps que nous faisons l'obscurité et que nous organisons le silence, plus rien ne sollicité notre attention. Du même coup s'abolit entre nous et le monde cette originaire distance sans laquelle il n'y a pas de représentation possible. Dès lors que plus rien ne nous sépare du réel, tout ce qui nous affecte usurpe le statut même de la réalité : sans échappatoire possible, nous en sommes possédés. Cette fiction, nous la subissons alors comme une contrainte. Faute qu'aucune distance ne nous en puisse séparer, l'imaginaire exerce alors sur nous encore plus de coercition qu'une perception. C'est ce qui fait du rêve la figure la plus ordinaire d'une hallucination. Ce que vous appelez un « déni du réel » commence donc par une exténuation ou par un effacement très méthodiquement concertés de la réalité. Voilà pourquoi se disposer à dormir, c'est aussi se préparer à rêver.

 

Nonfiction.fr : Qui sont ces somnambules que vous décrivez ?

 

Nicolas Grimaldi : Au sens où j'emploie ce mot, est comme un somnambule quiconque agit dans la réalité sans la voir et y poursuit une fiction aussi méthodiquement que s'il s'agissait d'une tâche. À cet égard, la plupart des persécutions et des massacres, des éliminations de masse et des génocides, furent accomplis aussi aveuglément par ceux qui les perpétraient que s'ils avaient été des somnambules. Envoûtés par la purification ou par la régénération qu'ils imaginaient accomplir, ils ne voyaient pas même le regard, ils n'entendaient pas même la plainte, ils en reconnaissaient pas même l'humanité de ceux qu'ils martyrisaient. Aussi l'histoire du fanatisme est-elle aussi longue que celle de l'humanité. En caractérisant l'homme comme « un rêveur définitif », Breton ne nous préparait-il pas à comprendre  le fanatisme comme la démence la plus ordinaire? Le plus étrange, de surcroît, est qu'elle soit généralement identifiée par ceux qui s'y livrent à une sorte d'angélisme exterminateur. N'est-ce pas en effet pour un monde plus juste, plus digne, plus fraternel, qu'ils organisent à chaque fois le massacre des innocents?

 

Nonfiction.fr : Votre ouvrage s’intitule Les nouveaux somnambules. Qui sont les anciens somnambules ? Faut-il y percevoir, à l’échelle de notre époque, un glissement d’une violence de nature idéologique à une violence proprement religieuse ?

 

Nicolas Grimaldi : Votre question m'invite à une enquête historique qui nous permettrait d'identifier la figure la plus ancienne du fanatisme. Sans doute ma culture historique est-elle trop courte pour que je puisse en tenter l'entreprise. Je vous rappelle toutefois combien les philosophes du XVIIIème siècle (Voltaire, Rousseau, Diderot, La Mettrie, de Jaucourt, etc.) imputaient au catholicisme d'avoir fait de l'intolérance (et par conséquent du fanatisme) une sorte d'acte de foi. Auparavant, disaient-ils, chaque peuple, chaque ville, avait ses dieux, sans jamais prétendre en imposer le culte aux autres. La religion, pensaient-ils, était une sorte d'affaire locale, domestique. Pas plus que nos parents ne sont ceux de nos voisins, pas plus les dieux de notre cité n'en protègent-ils une autre ni n'en attendent de culte ni d'offrandes. En se prétendant universelle, seule la religion catholique entra en guerre avec toutes les autres en les obligeant ou les contraignant à se convertir. C'est donc le christianisme qui aurait inventé les guerres de religion, en s'en remettant au pouvoir royal d'extirper jusqu'au moindre soupçon d'hérésie.

 

Or il est saisissant d'observer comment, au nom des Lumières et de la tolérance, la Révolution française institua l'intolérance de la Terreur. Le Traité sur la tolérance de Voltaire est de 1763. La loi des suspects est de 1793. Mais ceux qui la promulguèrent étaient les mêmes qui conduisaient au Panthéon les cendres de Voltaire et de Rousseau. Aussi Tocqueville a-t-il admirablement montré le caractère religieux de l'idéologie révolutionnaire. La violence de la Convention ne fit que perpétuer tant de violences qu'avait suscitées l'Église : c'était la même. Depuis la Convention, que de persécutions, que de massacres, que de morts ! Au nom d'idéologies toutes plus fantasmatiques les unes que les autres, tout le XXème siècle ne fut qu'un immense charnier. Innombrables furent néanmoins ceux  qui y applaudissaient,  aussi bien les plus raffinés que les plus sommaires, aussi bien les plus cultivés que les plus ignorants, et les intellectuels presque plus nombreux que n'avaient été les prolétaires.

 

Nonfiction.fr : Vous explorez ensuite la « capacité hallucinatoire de la conscience ». Tout aveuglement, dites vous, est consenti. La croyance est-elle une servitude volontaire ? 

 

Nicolas Grimaldi : Trois figures de la conscience me semblent propres à éclairer la nature du fanatisme : le rêve, le jeu, et la croyance. Ainsi qu'en un rêve, le fanatique ne voit rien de la réalité. Quoiqu'il ait les yeux ouverts, il n'en continue pas moins de rêver. Mais quoique tout soit involontaire dans le rêve, c'est volontairement que nous décidons de suspendre la réalité, de la mettre entre parenthèses, pour nous abandonner à une fiction, comme on se livre à un jeu. Aussi longtemps que nous ne sommes pas entrés dans le jeu, nous sommes libres  d'y consentir ou de le refuser. Je suis, à tout moment, aussi libre d'aller au cinéma ou au théâtre que de n'y pas aller, aussi libre d'adhérer que de ne pas adhérer à un parti, etc. Peut-être même suis-je encore libre, lors d'une première rencontre, de céder ou de ne pas céder au charme d'une inclination. Refuser d'y céder, c'est s'interdire d'y penser. C'est se garder d'attribuer aucun rôle à la personne rencontrée dans nos scénographies imaginaires. Aussi longtemps que je ne suis pas entré dans le jeu, je suis libre d'en sortir.

 

Mais à peine avons-nous commencé à jouer que nous nous prenons au jeu. Aussi arbitraires et gratuites que soient les règles du jeu, nous nous y soumettons alors aussi inconditionnellement que s'il s'agissait de lois de la nature. Du même coup, prenant le jeu au sérieux, nous jouons à oublier qu'il s'agit seulement d'un jeu. Quoiqu'il ne s'agisse que d'une fiction,  nous nous y soumettons aussi inconditionnellement que s'il s'agissait de la plus prégnante et de la plus obsédante réalité. Le propre du jeu consistant à prendre une fiction pour une réalité, jouer c'est délirer.  Mais, à la différence du rêve, il s'agit d'un délire volontaire.

 

Volontaire, ce délire ne l'est que lorsque nous nous décidons à jouer. Mais, une fois happés par le jeu, nous ne sommes pas plus libres de l'abandonner que nous ne sommes libres de sortir de la réalité lorsque nous y vivons. Dès lors, nous ne nous appartenons plus. Chacune de nos initiatives nous est dictée, et quasiment imposée par le jeu. Et voilà comment, aussi libres que nous ayons été d'entrer dans le jeu, nous ne sommes plus libres d'en sortir.

 

Cette analyse du jeu que nous venons d'esquisser, il nous faut l'appliquer à la croyance. De même que jouer, c'est feindre de croire à la réalité d'une fiction,  de même joue-t-on, lorsqu'on croit, à tenir pour certain ce qu'on sait pourtant ne l'être pas. Aussi absurde que nous paraisse une croyance tant que nous ne la partageons pas, ainsi suffit-il d'y avoir adhéré pour ne plus même comprendre que nous ayons pu y résister. Voilà le fanatisme : on y est enfermé, sans autre clôture que le consentement donné à une fiction.

 

Nonfiction : Vous consacrez un chapitre aux attentats de Charlie Hebdo et de l’Hypercasher de Vincennes. Des attentats à la charge symbolique lourde. Pour les terroristes, il s’agissait d’une part de punir des caricaturistes coupables d’avoir tourné en dérision le prophète et de l’autre, de sanctionner des juifs coupables d’être nés juifs. Selon vous,  quel sens revêtent les attentats du 13 novembre où la dimension vengeresse de janvier semble moins évidente ?

 

Nicolas Grimaldi : Lors de la deuxième guerre mondiale, les bombardements tuaient indifféremment tous ceux qui se trouvaient à Dresde, à Hambourg, à Brest, à Caen, ou à Bayeux. Ils ne visaient pas telle ou telle personne particulière, ni même une population déterminée. À travers elles, c'était une armée dont ils s'efforçaient de briser les défenses, et un État dont ils faisaient vaciller l'invincibilité. Ainsi en va-t-il des massacres du 13 novembre. Ils atteignaient des personnes, mais c'est la France, ou l'Europe, ou l'Occident, qui étaient visés. Qu'il ait été choisi par les meurtriers, ou qu'il leur ait été désigné par leurs commanditaires, c'est un mode de vie, un comportement collectif, une attitude morale, ou même quelques initiatives géopolitiques qui étaient en fait leur véritable objectif.

 

En l'occurrence, les terroristes étaient des francs-tireurs. Ils étaient envoyés derrière les lignes de l'ennemi pour l'effrayer, le déconcerter, en désorienter et en disperser les efforts. Il s'agirait donc moins d'initiatives individuelles que d'opérations guerrières dont les tueurs ne seraient que les exécutants. Or qu'y a-t-il, dans une guerre, qui importe le plus ? Est-ce la psychologie et les états d'âme des soldats, ou la stratégie poursuivie par leur état-major ? Aussi sommes-nous placés face à deux types de problèmes fort différents. Le premier consiste à identifier l'adversaire : de qui s'agit-il ? Quels sont ces buts ? Quels sont ses intérêts ? De quels moyens, de quelles réserves dispose-t-il ? Cela relève du renseignement. Le deuxième problème est plus psychologique, et peut-être sociologique. Il consiste à se demander par quelles motivations des citoyens français choisissent de s'enrôler au service d'une organisation ennemie. Mais combien n'avons-nous déjà connu d'organisations ou de partis politiques tout obsédées de renverser la République quoique tous leurs membres fussent français ?

S'il en était ainsi, comment n'en viendrait-on pas à douter qu'aucune caricature n'ait été la cause, mais seulement le prétexte des attentats de janvier contre Charlie Hebdo.

 

 

Nonfiction.fr : Vous nous livrez ensuite un long développement sur la fonction du rire. La vertu pédagogique de la caricature, dites-vous, est de faire voir le réel tel qu’il est. Le rire jouerait alors un rôle double : il serait à la fois un affranchissement et une subversion. Que voulez vous dire ?

 

Nicolas Grimaldi : Il me paraît peu douteux qu'il y ait une fonction pédagogique du comique. De même que le propre d'une caricature est d'exagérer les traits caractéristiques d'un visage ou d'une personne, de même le propre du comique est-il  de grossir les traits d'un caractère ou d'une situation. D'autant plus comique qu'elle est en même temps plus juste, c'est cette disproportion qui nous fait rire. Mais elle attire du même coup notre attention sur des vérités que nous ne remarquions même plus tant elles nous paraissaient ordinaires. Par cet effet de grossissement, à la manière d'une loupe, le comique nous fait voir ce qu'on avait sous les yeux mais qu'on ne voyait plus à force de l'avoir vu. Telle est sa fonction pédagogique : comme s'il nous réveillait, il nous force à voir soudain une réalité que l'habitude avait fini par nous rendre insensible. Mais le rire est aussi une sanction. Ce dont il nous fait rire, il le rend ridicule. Or le ridicule est un pilori. En isolant celui qui en est l'objet, il le retranche de la communauté. Il l'en exclut, il l'en sépare, il l'en isole : il en fait un paria.

 

Nonfiction : Vous pointez un paradoxe de la condition humaine. N’est-il pas contradictoire pour un homme, écrivez vous, d’être dénué de toute humanité ? Vous déconstruisez le mythe de l’identité, de l’homogénéité et l’universalité du genre humain. Qu’entendez-vous lorsque vous dites que l’homme est une espèce équivoque ?

 

Nicolas Grimaldi : Serions-nous aussi tétanisés, fascinés, effarés, révulsés par tant d'actes inhumains si ce n'était toujours des hommes qui les eussent accomplis. Que l'inhumain soit le propre de l'humain, cela serait incompréhensible si le statut de « l'humain » n'était fort différent ici et là. Pour s'étonner que tant d'hommes puissent être inhumains, il faut tenir pour humain tout bipède capable de parler et disposant d'outils. Hannah Arendt rapporte pourtant la perplexité des compagnons de Colomb en découvrant les Aztèques, ou celle des Boers en découvrant des bipèdes armés de lances mais aussi  nus que des singes. Or peut-il exister des hommes sans pudeur, sans retenue, sans fierté ? Pour douter que tant d'autres hommes puissent être nos semblables, il suffit d'identifier le propre de l'humain à certains caractères dont nous nous imaginons pourvus. Que d'hommes dont l'humanité vient alors à nous paraître problématique ! De même qu'on n'en finit pas alors de s'en interroger, de même s'ensuit entre tous une ségrégation sans fin. Dans un très célèbre poème, Kipling eût-il indiqué  à son fils tant de qualités qu'il lui fallait acquérir pour être un homme, si ne s'étaient également offertes à lui  tant de manières de ne l'être pas ? Va alors se développer  la litanie sans fin de tout ce que devrait être un homme pour ne pas avoir pris le parti de l'inhumain. Peut-on en effet imaginer un homme sans honneur, sans générosité, sans loyauté, sans sincérité, sans courage, etc. ? Pour l'imaginer, il suffit d'observer : on le peut. C'est ce qui fait de l'Homme « une espèce équivoque ». Comme chez Kipling, ce qu'on nomme sa liberté est ce qui fait sa contingence. Il est bien moins déterminé à un type de comportement qu'il ne s'y détermine.

 

Alors que tout animal est originairement déterminé à développer en lui tous les caractères de son espèce, il appartient à tout homme de choisir l'espèce d'homme qu'il sera. Le but qu'il poursuit, le type d'homme qu'il s'efforce de devenir, le style qui le caractérisera, il s'est lui-même assigné tout cela. Une finalité biologique le rend semblable à tous les autres. Tout autre, une  finalité  élective le distingue autant de tous les autres que s'il appartenait à une autre espèce. Dans Fidelio, Pizarro appartient-il à la même espèce que Florestan ? De toutes parts, dans tous les camps d'extermination, les bourreaux appartiennent-il à la même espèce que leurs victimes ? C'est ce qui avait fait dire à Montaigne qu'il y a plus de différences entre les hommes qu'entre toutes les  espèces.   

 

 

Nonfiction.fr : Vous vous interrogez enfin sur les origines de la croyance. Des origines qui ne peuvent être bien comprises sans faire appel au goût, aux relations et aux affinités idéologiques de chacun. Comment expliquer l’effondrement de notre système normatif ?

 

Nicolas Grimaldi : Je crois que vous avez raison d'associer les divers systèmes normatifs aux croyances dominantes de chaque groupe et de chaque société. Le procès de Socrate, celui de Jésus, ne manifestent-ils pas la lutte à mort de toutes les idéologies et de toutes les religions entre elles ? Or quel mal avaient-ils fait ? Aucun ; mais ce sont tous les autres qu'ils avaient défié en pensant autrement qu'eux. À n'en juger que par l'exemple de la France au XVIIème siècle, il va de soi que les libertins jugeaient toutes choses autrement que Bossuet ou Mme de Maintenon, et qu'en toute circonstance l'attitude d'un janséniste était tout autre que celle d'un jésuite. Sur ce qui est humain et ce qui est inhumain,  le point de vue du Grand Inquisiteur et celui du marquis de Posa ne manifestent-ils pas, chez Verdi, des positions si inconciliables que, pour continuer d'exister, chacune doit éliminer l'autre ? Tocqueville a bien montré combien étaient incompatibles  la manière dont  l'Ancien Régime faisait concevoir l'existence et  celle que la démocratie faisait prévaloir en Amérique. La philosophie des Lumières fut-elle d'ailleurs autre chose qu'une insurrection de la tolérance contre l'intolérance, une récusation du magistère de l'Église et de sa prétention à imposer ses dogmes comme autant de croyances ? La divergence de points de vue incompatibles, le conflit des valeurs, ne sont donc pas choses récentes.

 

Longtemps, il est vrai, on avait cru les réduire en les empêchant de s'exprimer. Mais l'unanimité dévote des religions d'État, la ferveur enthousiaste et craintive de tous les citoyens sous toutes les dictatures, ne font-elles pas qu'en masquer la dissidence ? Ce que vous nommez « l'effondrement de notre système normatif », l'anarchie des valeurs, la Babel axiologique, ne correspondent donc pas à quelque moment historique dont nous pourrions tenter de caractériser l'origine et de fixer la date. Ils apparaissent et se développent partout en même temps que la démocratie. Car en faisant de l'égalité la valeur primordiale, la démocratie est aussi prompte à récuser toute autorité qu'à contester tout talent. De ce qui est beau et de ce qui est bon, chacun est désormais le seul juge. C'est le plus immédiat effet de toutes les révolutions : comme par une sorte de génération spontanée, elles font éclore presque autant de législateurs que d'individus.

 

Sans doute peut-on identifier les compétitions électorales à des luttes partisanes, et cette confrontation des programmes à un antagonisme idéologique. Dans cette sorte de champ clos, toutes les valeurs auraient droit de cité. Le droit qu'elles auraient  de s'exprimer serait aussi celui qu'elles auraient donc de se combattre. Or il advint, vers 1913, qu'on prétendit instaurer une valeur dont nul ne s'était encore avisé : l'absence de toute valeur, l'indifférent, l'indifférencié. Ce fut le dadaïsme. N'ayant aujourd'hui pour règle que de n'en avoir aucune, sans rien penser ni rien juger, sans nous réjouir ni nous affliger de rien, nous vivons aujourd'hui un dadaïsme généralisé.  

 

 

Nonfiction.fr : Dans votre dernier chapitre, vous analysez l’ambivalence de la notion philosophique de raison. L’universalité de la raison rendrait tout désaccord entre les hommes impossible.  Comme vous le rappelez, « la raison ne pouvant parler que d’une seule voix, toute dissonance exprime un dévoiement ». L’universalisme de la raison serait indissociable de sa dimension totalitaire.  Est-ce à dire que nos sociétés démocratiques portent en elles les germes du fanatisme ?

 

Nicolas Grimaldi : L'homme ayant longtemps été défini comme « animal rationnel », on ne pensait pas qu'il pût se soustraire à la raison sans se démettre aussi de son humanité. Semblable en tout homme, elle devait donc faire reconnaître à tout homme raisonnable son semblable en chaque autre. L'universelle rationalité devait donc faire de l'humanité tout entière une robe sans couture. Sous le gouvernement de la raison, tout homme allait donc se reconnaître en chaque autre. On allait donc pouvoir considérer toute l'histoire de l'humanité comme celle « d'un seul et même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ».

 

Quoique Rousseau eût attribué à « la volonté générale » cette reconnaissance par chaque homme de ce qui l'unit à tous les autres, lui aussi avait fait de cette universalité le fondement de son contrat social et le ciment de la république. Bien loin d'être identifiable à aucune somme des volontés particulières, cette volonté n'est générale qu'en étant générique. Propre à l'humanité tout entière, elle exprime ce qu'aucun homme ne peut se dérober à vouloir sans cesser d'être un homme. Du même coup, exprimant cette volonté générale, la loi républicaine exige de chacun ce que tout homme attend naturellement de tous les autres. Quiconque y résiste n'a pu faire choix de ses intérêts les plus particuliers qu'en ayant résilié son humanité même. Il s'est placé hors de l'humanité en se mettant hors la loi. Rien que cette identité de l'humanité en tout homme justifiera donc l'intolérance de Robespierre. « Il ne peut y avoir que deux partis dans la Convention, dira-t-il, les bons et les méchants,  les patriotes et les contre-révolutionnaires hypocrites ».

 

Peut-être un tel exemple est-il propre à nous faire saisir l'origine du glissement qui conduit presque naturellement l'universalité de la raison à justifier le totalitarisme du parti unique. Aussi tolérant et libéral qu'on puisse être, personne en effet n'attend qu'on puisse laisser libre cours à l'erreur après qu'on en ait démontré la fausseté. Mais ceci n'est vrai que de vérités géométriquement démontrées à partir d'axiomes si naturellement évidents qu'ils paraissent inhérents à la pensée même. Quand on accepterait la validité d'un tel modèle géométrique, c'est seulement la  connaissance du vrai qui ferait reconnaître, dénoncer, et récuser l'erreur.

 

Mais, en matière politique, sur des sujets qui touchent à la justice et à l'injustice, au supportable et à l'insupportable, la distinction du tolérable et de l'intolérable ne se réduit pas à celle du vrai et du faux. Autant qu'on puisse argumenter et discuter en ces matières, tout s'y déduit de principes qui relèvent bien plus de la sensibilité que de la raison. D'ailleurs, quand bien même réduirait-on toute discussion au formalisme d'une déduction, Pascal n'en serait pas moins fondé à nous rappeler que « les propositions se concluent », mais que « les principes se sentent ». C'est cette sensibilité originaire que tous nos raisonnements s'emploient ensuite à justifier et à défendre. Ces structures originaires de notre affectivité, certaines affinités ou certaines répulsions spontanées, ce sont elles qui déterminent en fait les choix primordiaux qui régissent tous nos comportements.

 

Que sont en effet les différentes cultures ethnographiques, les différentes philosophies, les différents styles musicaux, sinon différents systèmes qui fournissent leur armature à la sensibilité et à l'expressivité de chacun ? Aussi est-il assez vraisemblable que le recours au modèle géométrique  comme à une norme universellement généralisable ne nous ait longtemps détournés de reconnaître ce qui fait l'humanité de l'homme. Car la géométrie n'a jamais rapport à des individus, mais seulement à des généralités abstraites. Or l'humanité n'est pas dans l'homme comme la circularité en chaque circonférence. Elle est bien moins une donnée qu'elle n'est au contraire une tâche. Encore appartient-il à chacun de choisir le type d'homme qu'il va tenter de réaliser. Voilà pourquoi, aussi rationnels que nous puissions être, sa raison ne fait pas de chaque homme le semblable de tout autre. Biologiquement, tout individu est précédé et déterminé par son espèce. Moralement, tout individu choisit le caractère de son humanité en s'y déterminant. 

 

Quant à la démocratie, elle s'entend en bien des sens, dont aucun ne correspond à ce que le mot signifie. Qu'un peuple se gouverne lui-même, cela ne s'est jamais vu. Par opposition à des régimes dont le despotisme justifie l'arbitraire, on s'accorde généralement à nommer démocratiques toutes les sociétés soumises à un état de droit. Presque toutes justifient leur prétention à être démocratiques par l'existence d'un parlement. Il s'agit donc toujours de démocraties représentatives. Des députés y sont censés exprimer la volonté populaire, même s'ils sont simplement délégués par leur parti pour la représenter. Lorsque plusieurs partis se concurrencent pour obtenir les suffrages du corps social, deux situations peuvent se présenter. Tantôt c'est un seul et même parti qui obtient la majorité absolue: comment ne serait-il pas tenté d'accaparer alors toutes les institutions et d'identifier ses propres intérêts à ceux de la nation ? Considérant comme nulle l'existence d'une minorité sans pouvoir, sa constante tentation est alors d'agir comme s'il était le parti unique. Tantôt, comme c'est le cas lorsqu'on s'en remet à un scrutin proportionnel de manifester la volonté populaire, le gouvernement est issu d'une majorité composite, s'ensuivant elle-même de discussions, de tractations, de négociations, de marchandages.

 

Comme en mécanique la résultante prend une tout autre direction que celle des forces qui ont concouru à la produire, ainsi le programme du gouvernement est-il alors accepté par tous quoiqu'il ne soit celui de personne. A défaut d'être le meilleur, du moins n'est-il pas non plus le pire.

 

Ou bien, se considérant comme le syndic d'intérêts particuliers, tout parti s'efforce d'en plaider la cause. S'il renonce à quelque chose, c'est pour obtenir en échange davantage. S'ensuit dans la société un équilibre instable où chacun trouve son intérêt sans qu'il satisfasse personne. Aussi irrationnelle que soit une telle situation, elle permet néanmoins la coexistence rivale de tous les différents groupes et des diverses corporations. N'exaltant personne mais n'empêchant personne de vivre, sans doute ce genre de démocratie maquignonne est-elle le moins satisfaisant des régimes, mais aussi le moins déraisonnable.

 

Ou bien, selon le vœu de Saint-Just et de Robespierre, un parti croit représenter l'humanité universelle, en exprimer les attentes et en incarner la volonté: ce que veut son chef est ce que tout homme veut, qu'il le sache ou non. En ayant d'autres intérêts que ceux de l'humanité, tout dissident, à ce compte, a pris le parti de l'inhumain. Il faut donc le supprimer. Ce totalitarisme de la raison, en politique, c'est la logique des fous.

 

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