Le dossier Polyphonies syriennes va à la rencontre d'écrivains, d'intellectuels et d'artistes venus de Syrie à Paris : retrouvez un nouveau portrait tous les lundis et vendredis sur nonfiction.fr.

Prêter attention aux voix de ces exilés syriens de Paris – qu’ils soient là depuis longtemps ou qu’ils soient arrivés depuis 2011 –, c’est trouver auprès d’eux des éléments de réponses à la question « Comment en sommes-nous arrivés là ? ».

Les écrivains qui ont fui la Syrie ont laissé derrière eux la dictature mais emporté leur langue dans leurs bagages, leur bien le plus précieux.  

 

La poésie, un art premier

«  À Damas :

Le verbe au présent poursuit

Ses tâches omeyyades :

Nous marchons à notre lendemain, sûrs

Du soleil dans notre passé.

Nous sommes l’éternité et nous,

Les habitants de cette ville.  »

Mahmoud Darwich, Le collier damascène de la colombe

 

 

En Syrie comme dans l’ensemble du monde arabe, la poésie n’a pas été complètement supplantée par les autres expressions artistiques ou les divertissements télévisés. Elle demeure un art premier, et non une occupation mineure. Un art oral – avant d’être transcrit –, qui a précédé l’islam, a traversé les temps et porte les émotions, les rêves et les frustrations des lettrés comme du peuple.
Ainsi, quand des artistes, signataires de l’Appel d’Avignon en juillet 2011, invitent des écrivains et des artistes syriens à l’Odéon théâtre de l’Europe pour une soirée de solidarité le 10 octobre 2011, celle-ci s’ouvre sur la voix de Mahmoud Darwich, le poète palestinien mort en 2008.

 

Son poème À Damas commence par ces vers qui résonnent dans la mémoire des amoureux de Darwich et des réfugiés syriens présents dans la salle – comble – :

À Damas**, je sais que je suis dans la foule.

Une lune miroitante dans la main d’une femme

Me guide… vers moi.

Et me guide une pierre qui a fait ses ablutions

Dans les larmes du jasmin

Et s’est endormie. Et me guide le Barada

Aussi pauvre qu’un nuage

Brisé. Et me guide une poésie de geste :

Là-bas, au bout du long tunnel, un assiégé,

Comme moi,

Allumera, de sa plaie, une bougie

Pour que tu la voies

Secouer les ténèbres de sa cape. 

 

Quand le soulèvement a éclaté, rares sont ceux qui ont pu écrire aussitôt. Aïcha Arnaout, qui a plusieurs recueils de poésie à son actif, s’est contentée d’un poème en prose sans titre, pour saluer l’instant inaugural :

Un bouquet de flammes ouvre la voie au printemps nomade et le nomme : Rencontre.

L’étincelle traverse les distances de quelques jours-lumière, réveille l’artère sismique dans le ventre de notre terre.

L’imprévisible surgit, l’inattendu se met à jour.

Chantons d’une seule voix l’Hymne à la Liberté.

 

Mais, très vite, la donne change sur le terrain. Dans le recueil Elle va nue la liberté, Maram al-Masri évoque le prix exorbitant que paient les Syriens à cause du désir qui les a poussés à descendre dans les rues :

 

Elle va nue, la liberté***, 

Sur les montagnes de Syrie 

Dans les camps de réfugiés. 

Ses pieds s’enfoncent dans la boue  

Et ses mains gercent de froid et de souffrance. 

Mais elle avance.    

 

 La première fois que j’ai écouté les vers de Maram al-Masri, c’était au musée d’histoire de la médecine à Paris après le vernissage de l’exposition de six artistes syriens – tous masculins – à la Faculté de médecine en mai 2013. Comme si les hommes avaient décidé d’occuper l’espace et elle avait décidé d’aller chercher des mots au fond de ses entrailles pour dire la souffrance de son peuple, quitté trente ans plus tôt quand elle est venue de Lattaquié à Paris. Maram al-Masri était heureuse de rencontrer son public dans un lieu symbolique puisqu’en Syrie, les médecins qui osent exercer leur métier sans discrimination sont une des cibles favorites du régime depuis 2011.

 

Au début du soulèvement, sans hésiter, elle abandonne la poésie amoureuse – érotique ou élégiaque, selon les époques de sa vie – pour écrire « sous perfusion permanente des images » qui lui parviennent via Internet, les médias arabes, Facebook, YouTube… Avec un mélange de joie – devant l’audace des manifestations pacifiques –, de douleur – face à l’ampleur de la répression et des destructions – et de sentiment de culpabilité, du fait qu’elle n’est pas là-bas. Mélange de sentiments propre à tous les exilés syriens qui sous-tend le recueil.

Nous, les exilés,

Rôdons autour de nos maisons lointaines

Comme les amoureuses rôdent

Autour des prisons

Espérant apercevoir l’ombre de leurs amants.

Nous, les exilés, nous sommes malades

D’une maladie incurable

Aimer une patrie

Mise à mort. 

 

Elle écrit devant son ordinateur qui l’oblige, selon elle, « à plus de clarté ». Elle choisit d’écrire des poèmes courts, simples, directs. En empruntant le plus souvent les images au réel, en se laissant envahir par elles, en traquant l’onde de choc qu’elles provoquent en elle, en mettant des mots dessus afin de laisser une trace aussi ténue soit-elle à l’intention de ses lecteurs.

L’avez-vous vu ? 

Il portait son enfant dans ses bras

Et il avançait d’un pas magistral 

La tête haute, le dos droit… 

Comme l’enfant aurait été heureux et fier 

D’être ainsi porté dans les bras de son père… 

Si seulement il avait été 

Vivant.  


Les publics étrangers de Maram al-Masri sont anglophones, corses, francophones, germanophones, hispanophones, italiens, serbes, turcs, iraniens, selon les traductions disponibles de ses recueils. Mais sur Facebook où sa page officielle attire plus de 7 000 admirateurs et sa page personnelle compte près de 4 000 amis, elle est aussi suivie par des Syriens de l’intérieur, telle Nour, 19 ans, d’origine druze, vivant sans doute à Damas, qu’elle ne veut surtout pas mettre en danger.

 

Ce sont les liens très forts qu’elle tisse avec ses lecteurs lors de lectures publiques, de rencontres, de résidences, de festivals qui la font tenir droite jusqu’à ce que son peuple puisse enfin « manger et respirer ». À Grenoble, l’un d’eux lui a dit : « Votre poésie est plus efficace qu’un char ». Pour ses semblables, elle accepte d’aller partout où on l’invite. En Haute-Savoie, en Isère, en Languedoc-Roussillon, en Espagne, en Italie, au Québec… Elle leur lance ces mots :

Quand vous les voyez

Ne baissez pas la tête

Regardez-les,

Même derrière le nuage de vos yeux.

Peut-être ainsi dans leur mort cruelle

Reposeront-ils au paradis

De votre mémoire.

 

 

 

 

 

Quant à Hala Mohammad, poète et documentariste, elle réunit d’autres poètes autour d’elle à chaque fois que l’Institut des cultures d’Islam (ICI) lui donne carte blanche pour concevoir une soirée poétique. Elle a mis au point un rituel pour ces rencontres d’une heure trente environ : elle prononce un prologue, évoque les poètes syriens « empêchés » – morts, disparus, emprisonnés ou retenus en Syrie – mais présents dans la mémoire de ceux qui sont là, donne à entendre des poèmes en arabe dits par les poètes invités venant aussi bien du Proche-Orient que du Maghreb puis les mêmes textes traduits et dits par des comédiens bilingues comme Wissam Arbach, Darinda Al-Joundi et Hala Omran, glisse un poème d’elle dans le lot, comme par exemple celui-ci, traduit par Rania Samara :

 

Le temps n’est plus aux gerbes de myrte

Les tombes semblent passagères

La mort n’est plus ce qu’elle était

Les corps sont chauds

Souriants

Chaleureux

Libres

Ils semblent encore en vie

Ils ne meurent pas

Le Tyran

Veut exterminer la mort

Une stèle après l’autre

Il abat les sépultures

Il ne veut pas risquer

D’en garder une seule

Une seule … qui …

Lui serait destinée.

 

Ou celui-là, tiré de son dernier recueil :

Les papillons

Émigrant avec les familles

Sur les baluchons de vêtements

Sur les fleurs des robes des filles

Dans les poches des grand-mères

Dans les supplications des mères

Sur les frontières

Se sont dévêtus de leurs couleurs

Sont entrés en exil

Une photo souvenir

En noir et blanc.

 

Elle conçoit toujours un accompagnement sonore pour ponctuer la soirée sans casser le rythme propre à chaque poème.
Ainsi les trois soirées Réfugiés dans la poésie les 3 mai, 10 mai et 14 juin 2014 s’ouvrent sur ce prologue :

« La poésie, c’est la voix des absents. Comme la justice est la voix de l’humanité. Comme la liberté est l’oxygène de la paix.
La poésie est un point d’équilibre, un cri doux mais très profond qui apaise l’angoisse de l’oubli.
Tant de disparus sans être eux-mêmes poètes étaient quand même des poètes de l’humanité parce qu’ils défendaient la grandeur de l’âme humaine,
Tant de poètes sont morts sous la torture, sont emprisonnés, exilés, refugiés.
La poésie c’est la voix intense de la vie qui cherche sans cesse, sans fin, un moment intense d’égalité.
Les absents ne sont pas sans voix. La poésie leur emprunte la voix pour écrire le rythme de la vie et de la mort en conjurant la peur et en embrassant l’amour. »

Ce prologue se termine par une précision précieuse sur le sens donné au titre de ce cycle :
« Réfugiés dans la poésie, ce n’est pas un refuge dans un lieu, mais un symbole de la liberté. »

 

En 2015, Carte blanche est donnée le 31 janvier par l’ICI à Hala Mohammad pour poursuivre dans la même voie puis le 26 juin et le 20 novembre, une semaine après les attentats du 13 novembre à Paris. Encore secouée comme tous les Parisiens, d’autant plus que son fils habite le Xe arrondissement, elle trouve en elle ces mots avant d’inviter le public à observer une minute de silence pour toutes les victimes innocentes de la terreur à Paris et de la guerre et de la terreur en Syrie…

« En ces temps très difficiles, la culture est un besoin plus que jamais ! Elle peut apporter cette petite lumière dont nous avons tant besoin.

L’une des caractéristiques de ce besoin, c'est l'écoute de la voix de l'autre !

L’écoute de sa voix et de son rythme intérieurs, de son humour et des battements de sa vie célèbre la diversité. […]

Tuer un être humain, c'est vouloir remplacer l'écoute par le néant !

C’est ce qui se passe en Syrie depuis cinq ans ! D'abord du fait du régime puis du fait des extrémistes qui sont venus après ! Et c'est ce qui est arrivé à Paris il y a une semaine !

Tuer l'autre qui ne me ressemble pas, me tuer aussi pour le tuer. » Une deuxième fois comme pour parachever son anéantissement.

 

Claire A. Poinsignon

 

ÉCOUTER

La voix de Mahmoud Darwich déclamant Fi Damashq ! À Damas !

Le trio Joubran (Liban/Palestine)

Entretien avec Hala Mohammad, réalisé par Racha Abazied et Katia Kovacic, le 18 septembre 2015, avec la voix de la cantatrice et compositrice Noma Omran. Le dernier extrait est une adaptation musicale d’un des poèmes de son recueil, intitulé Le papillon a dit. « Je garde mes rêves. Je n’ai pas employé le mot espoir. De ces rêves et de ma confiance dans les Syriens, naîtra l’espoir peut-être », confie Hala Mohammad, au cours de cet entretien, à la recherche du mot juste.

Le compositeur et joueur de luth, Khaled Aljaramani, 5’50

 

VOIR

Dans le cadre d’une journée organisée par l'Institut du monde arabe (IMA), le 24 février 2013, la danseuse Sawsan Al Safadi, le joueur de luth Mohanad Al Jaramani, la flûtiste Naïssam Jalal et l'artiste plasticien Khaled Al Khani, tous originaires de Syrie, se sont livrés sur scène à un dialogue entre musique, danse et peinture.
 

 

LIRE

*Le collier damascène de la colombe, p. 73 à 79 in Le lit de l’étrangère

Mahmoud Darwich

Traduit par Élias Sanbar

Actes Sud, 2000

 

**À Damas p. 97-98 in Ne t’excuse pas

Mahmoud Darwich

Traduit par Élias Sanbar

Actes Sud, 2006

 

***Elle va nue la liberté, p. 94-95, tiré du recueil éponyme Elle va nue la liberté

Maram al-Masri

Editions Bruno Doucey, 2013, bilingue arabe / français

Vous pourrez y retrouver les autres poèmes cités Nous les exilés p. 59-60, L’avez-vous vu ? p.21, et Quand vous les voyez p. 33

 

Quatre poèmes de Hala Mohammad sélectionnés par elle pour le Festival des littératures de Berlin en 2013.

 

Sept jours, poème de Nouri al-Jarah, traduit par Rania Samara, avril 2011-avril 2012, illustrations de Youssef Abdelké et Assem al-Bacha, Europia, 2013.