Variations polyphoniques autour de la faim : à la recherche d’une écriture par-delà la mort.
« La poésie est une façon d’affirmer que nous ne voulons pas être de bons esclaves, que nous refusons de nous livrer gratuitement aux mains rapaces, aux cœurs de roc des héritiers de Caïn ». L’écriture pour Claude Vigée est rédemption, transmission de la vie, au-delà du constat de la démence meurtrière des hommes. Séverine Danflous, en s’inscrivant dans ce questionnement, propose une lecture de trois auteurs – Franz Kaka, Paul Auster et Primo Levi – qui en « écrivant la faim » permettent de comprendre la tâche douloureuse et salvatrice de l’écriture, en lutte contre l’oubli des tragédies de l’Histoire et des histoires propres à chacun. C’est à F. Kafka que l’on doit l’expression « artiste de la faim ». En travaillant sur cette thématique de la faim chez ces trois auteurs, le projet de Séverine Danflous est surtout d’en montrer les variations. Etre « poète » de la faim - au sens de poiesis, artisan du texte – c’est se risquer à la solitude de l’enfermement, expérimenter l’impossible retour à l’originaire réplétion, donner la vie au surgissement d’une nouvelle écriture qui transgresse le silence. Une écriture d’affamé, agonisante, animale, rajoute l’auteur-e . L’écriture de F. Kafka se bat avec sa propre disparition, elle a faim tandis que lui s’épuise dans la lutte avec l’advenue de sa propre mort. Acte sacrificiel de l’écrivain et de son écriture sur la table du tragique de l’existence.
La trace
L’expérience de la faim est créatrice : « La faim est l’affection créatrice de la verbalité » . La quête de nourriture c’est la voie – voix de celui qui cherche l’enfance, l’origine. Mais il découvre un lieu désertique, sans vie. Il voudrait régresser dans l’espace utérin, mais l’impossibilité le renvoie à l’absence. Habiter l’absence va être le travail de l’artiste, semblable à Ulysse qui chante son attente d’Ithaque. La faim en renvoyant à la bouche, à l’oralité, tend à se satisfaire en dévorant le livre, au risque d’être dévorée par lui. Quête de réplétion, le livre se substitue à la mère nourricière. Dans cet échec du retour à l’origine, surgit le père. Sa loi se mange puis se vomit. Impossible de faire autrement pour Kafka. Son père incarne tout ce qu’il rejette. L’écriture en est la trace.
Solitude et corps en ruine
Cela se traduit par une extrême solitude de l’auteur ou de ses personnages, solitude matricielle, et un corps en ruine, comme par exemple chez Kafka où tous les appétits du corps sont transférés au texte, et le corps de l’auteur, de fait, se détruit peu à peu et devient ruine. Pour Primo Levi, l’expérience de la faim, en s’inscrivant dans le corps – « mon nom est 174 517 » – sauve la mémoire des victimes mais aliène le témoin totalement dans le souvenir et le condamne à vivre aux côtés de la mort, à ne pas quitter Auschwitz. Paul Auster, par une esthétique du désordre alimentaire, fait de la nourriture le lieu du déséquilibre – comme les personnages de Laurel et Hardy, par exemple. L’Amérique oscille entre opulence et pénurie. « Je suis anorexique » revient à dire que « je ne manque de rien dans ce monde du trop-plein, donc je ne mange pas ». L’obèse manque de tout, donc il mange tout et n’importe quoi. Les personnages de Paul Auster sont ainsi pris dans ce jeu constant de déséquilibre. L’œuvre elle-même est prête à dévorer son créateur et le personnage. Fogg, par exemple, un des personnages de Moon Palace, se traduit par « le brouillard » ce qui renvoie à la dissolution dans le roman du personnage. Mais l’auteur est prêt lui aussi à dévorer le livre, à se faire scryptophage.
« La littérature de la faim s’écrit avec le corps et finit par s’inscrire sur le corps » écrit encore Séverine Danflous . C’est par une promenade comparative entre les textes que l’auteur-e alimente sa réflexion. Promenade qui préfère les chemins de traverse aux chemins trop balisés. Le risque est que les variantes parfois nous égarent. Au lecteur d’être attentif à un cheminement qui se trace en avançant, qui ne suit aucun menu donné à l’avance. C’est aussi cela la faim : se repaître de ce que l’on découvre, sans le prévoir.
Supplice à l’œuvre
Kafka fait de son texte un corps érotique, substitut de son propre corps à qui il a retiré toute velléité sexuelle dans une sorte de mortification. A défaut de nourrir son corps, il alimente le corps de l’œuvre. Dans In der Strafkolonie , le voyageur se voit imprimée sur son corps la Loi qu’il se met ensuite à lire. La plaie est une œuvre d’art au travail. On écrit avec son sang. Pour Kafka, l’écriture est un instrument de torture au même titre que la cette machine à supplice qui écrit sur les corps. Il vit son travail comme accouchement douloureux, pis, un supplice sadique auquel il ne cesse de retourner. Dans Der Bau , récit inachevé écrit six mois avant la mort de l’auteur, le corps au travail s’épuise à lutter contre un supposé ennemi. Sans cesse menacé, mais protection menaçante dans le même temps, le terrier-œuvre est métaphore de l’œuvre en train de se faire. À tout moment, il peut être englouti, enfermant l’auteur et ses vivres, réduit alors à mourir d’indigestion dans cette situation de rétention.
Cette situation intenable se retrouve chez Paul Auster. Dans La trilogie New Yorkaise est évoqué par un personnage un livre intitulé Arctic Adventure, dont l’auteur serait l’explorateur Peter Freuchen. Celui-ci y raconte comment l’igloo censé le protéger se referme sur lui à mesure qu’il respire. Il est devant un dilemme : ou mourir de froid, ou mourir d’asphyxie. Mais Paul Auster est moins radical que Kafka. Il ne sacrifie pas son corps. Cependant, pour lui aussi, on ne peut écrire que dans la solitude du retrait, de la perte, au risque de l’enfermement carcéral qui met à mort le sujet, comme dans les ténèbres des camps de la mort. Il y a chez Paul Auster ce risque permanent du déséquilibre. Quant au corps de Primo Levi, il est resté dans un entre-deux. Son passage à Auschwitz en fait un écrivain. Mais ce passage l’inscrit dans cet entre la vie et la mort : il est resté à Auschwitz par ce témoignage qui ne cesse de l’y renvoyer.
Effacement des personnages et risque de l’oubli
La littérature se repaît du texte et des personnages jusqu’à leur anéantissement. Chez Paul Auster certains d’entre eux disparaissent subitement en bas d’une page, comme s’il n’y avait plus de page pour eux. Enfermés dans des chambres blanches, prisonniers d’un sous-sol sans fenêtre, les personnages se dissolvent. Dans Moon Palace , il y a la métaphore filée de l’éclipse, de la disparition à l’œuvre. Le texte perd dans l’oubli la mémoire. Cette écriture d’après Auschwitz est écriture aussi de l’effacement, effacement du nom, de l’identité. C’est ce qu’on trouve chez Primo Levi. Dans le chapitre « Le chant d’Ulysse » de Se questo è un uomo il cherche, alors Auschwitz à se rappeler des vers de Dante. Au début c’est pour enseigner des rudiments d’italien à son ami. Puis, cela devient essentiel. Les trous de mémoire augmentent, mais c’est dans cet espace de l’oubli qu’il va écrire pour ne pas oublier tous ces hommes et femmes effacés de l’humanité par les bourreaux.
Expier, se marginaliser, se révolter ou subir
Il faut expier : du capitalisme triomphant, de la barbarie portée par notre civilisation, de la loi du père. La littérature se donne comme remboursement de la dette. Paul Auster reçoit un legs de son père, compensation difficile d’une paternité manquée. Son œuvre est marquée par la figure du marginal, du vagabond. Refus de l’argent et révolte. L’argent est sale. Il cherche dans son oeuvre à sauver de l’oubli les perdants. Perdre n’est que l’une des deux faces du risque, un jeu de dé. La dette ne sera jamais remboursée. Primo Levi cherche à témoigner pour expier son droit au retour, dire ce qui a été subi sans révolte possible. F. Kafka en révolte contre son père, auquel il ne veut pas ressembler, trouve dans la faim l’émancipation et la liberté. Il ne trouve qu’ici sa chance de survie.
Dépossession linguistique
La littérature se donne dans un style sec, rude, dépouillé qui renvoie à une anorexie linguistique. Kafka utilise ainsi la langue bureaucratique de son pays, une écriture anonyme. Primo Levi en reste au constat, d’où une écriture dépassionnée et sobre. Paul Auster écrit en français, cette langue sans style, comme il dit.
Primo Levi est mort à sa vie d’avant. Il est « les autres » dans sa mort au « je ». il rejoint Dante pour tenter de dire l’innommable. F. Kafka invente une écriture qui rejoint le cri du choucas, dans ce souci de transgression, de déterritorialisation, de refus de tout héritage. Paul Auster tente de faire surgir et durer un père évanescent dans une écriture anamnèse, une écriture du souvenir.
Dépasser la mort par l’art, et trouver enfin l’au-delà du taire