Tous les quinze jours, Nonfiction vous propose une Chronique Uchronique. Aujourd'hui, et si Isabelle la Catholique n'était pas montée sur le trône d'Espagne ?

 

Le scénario est simple pour que l’histoire s’efface, pour un temps, derrière la fiction.
Le 5 juillet 1468, le jeune Alphonse XII de Castille connu sous le nom d’Alfonso El Inocente, ne meurt pas à 15 ans d’une maladie foudroyante et les Rois Catholiques n’accèdent pas au pouvoir. Isabelle de Trastamare ne devient jamais Isabelle la Catholique, reine « symbole » de l’unité politique de l’Espagne et du catholicisme le plus intransigeant, mais embrasse plutôt le destin d’une infante d’Espagne quelconque et d’une reine d’Aragon effacée par la personnalité et le génie politique de son mari Ferdinand d’Aragon, qui inspirera le prince de Machiavel.

Celui qui aurait pu devenir Alphonse le Très Catholique n’est autre que le fils du roi Jean II et d’Isabelle du Portugal, Alphonse de Trastamare. Né à Madrigal de las Altas Torres en 1453, comme sa sœur ainée, Isabelle, il devient à l’âge de ses 12 ans roi de Castille, à la suite de la déposition par quelques grands nobles de l’effigie du roi Henri IV, son demi frère, premier fils de Jean II, le 5 juin 1465.  Un roi de Castille quelque peu fantoche cependant, une marionnette que les grands nobles du royaume agitent contre le roi de Castille légitime, Henri IV, dont le règne est une succession de luttes entre bandes nobles nobiliaires.

Là finit l’histoire et ici commence la fiction. Puisque dans notre scénario Alphonse XII de Castille, passé à la postérité comme « l’innocent », du fait de son jeune âge et de son destin tragique, ne meurt pas d’une fièvre à Cardenosa le 5 juillet 1468. Les conséquences sont importantes.


À l’été 1468, les combats entre les différentes bandes nobiliaires continuent et les campagnes militaires s’enchainent dans la Castille dévastée alors que la guerre civile opposant les deux demi-frères, Alphonse et Henri IV, bat son plein. En septembre 1468, des discussions s’ouvrent entre les deux partis. Lors du traité de Toros de Guisando, Alphonse, préférant négocier avec son demi-frère, est reconnu prince des Asturies, donc héritier de Castille. Ainsi, cela aurait pu être le premier acte d’indépendance de ce jeune roi considéré comme fantoche. La mort d’Henri IV survient le 11 décembre 1474 et ce dernier ne laisse aucun testament. Usurpant alors la place de sa nièce Juana, surnommée Beltraneja à cause de sa possible bâtardise, en vertu des accords de Toros de Guisando, Alphonse quitte Arévalo où il avait installé sa cour pour se proclamer roi de Castille, pour la deuxième fois, somme toute. Il est couronné à Ségovie, où résidait sa sœur Isabelle qui avait tout préparé. Voici le second acte d’indépendance du jeune roi. Ainsi, à une guerre civile opposant deux rois succède une guerre de succession opposant un oncle et sa nièce. Les partisans de Juana la Beltraneja et du nouveau roi Alfonse XII s’affrontent pendant de nombreuses années, l’équilibre des forces étant à chaque fois fragile. Poussons un peu plus loin encore la fiction… Peu à peu la reconquête avance avec l’aide de son beau-frère, le flamboyant roi d’Aragon. Isabelle de Trastamare occupe épisodiquement un rôle important de médiatrice avec les villes. Femme lettrée, elle envoie des missives et joue un rôle diplomatique de premier ordre, œuvrant à la concorde et à la pacification. Alphonse fait ses preuves et s’entoure des meilleurs guerriers de la couronne. Combattant médiocre, il se distingue cependant par son intelligence, sa mesure et ses qualités de stratège et parvient finalement a s’affirmer au dessus des partis.

Et l’uchronie s’arrête ici. Puisque de la fiction, plus que de l’histoire, le narrateur reste le maître. Après la lecture de ce scénario, probable mais non accompli, plusieurs questions peuvent être avancées : Alphonse de Castille serait-t-il devenu le très Catholique ? Cette question invite à analyser dans le détail comment Isabelle de Castille est devenue « la reine Très Catholique ».  Aurait-t-il été ce grand roi qui aurait fait entrer l’Espagne dans les temps modernes et donné à la Castille une dimension européenne ? La Castille avait-t-elle besoin d’un grand roi pour acquérir une dimension européenne et s’affirmer dans le concert des nations au tournant des XVe et XVIe siècles ?

Enfin, la question qui se pose avec le plus d’acuité est surtout celle de l’énergie d’un personnage historique. L’historien Denis Crouzet a pu parler de « l’énergie consciente ou inconsciente qui détermine qu’un personnage s’insère ou surgit dans un moment de l’Histoire et qu’il se détache ensuite sur les horizons de la mémoire   ».
Alphonse de Castille aurait-t-il eu l’énergie de sa sœur, énergie du dépassement, énergie de l’imaginaire ? Car Isabelle la Catholique a su non seulement saisir et exploiter les opportunités de son temps mais aussi construire, au moyen d’une intense propagande, un personnage historique qui subsiste et fascine jusqu’à nos jours. Alphonse de Castille, aurait-t-il eu l’audace et le courage d’être lui aussi à la hauteur des grands défis de son temps ? En un mot, aurait-t-il écouté ce marin génois un peu fou qui voulait traverser les mers por buscar el levante por el poniente ?


Pour revenir au vrai :

Ana Isabel Carrasco Manchado, Isabel I de Castilla y la sombra de la ilegitimidad: propaganda y representación en el conflicto sucesorio (1474-1482), Madrid, Sílex, 2006.

María del Pilar Rábade Obradó, « Una reina en la retaguardia: las intervenciones pacificadoras de Isabel la Católica en la guerra de sucesión », e-Spania. Revue interdisciplinaire d’études hispaniques médiévales et modernes, 2015, no 20.

Luis Antonio Ribot García et Julio Valdeón Baruque, Isabel la Católica y su época, Valladolid, 2007.

María Isabel del Val Valdivieso et Julio Valdeón Baruque, Isabel la Católica, reina de Castilla, Valladolid, Espagne, Ambito, 2004.

Óscar Villarroel González, Juana la Beltraneja: la construcción de una ilegitimidad, 2014.