Un acte de foi dans la liberté distant de l’anthropologie politique, de la philosophie morale ou de l’existentialisme.

Autant est-ce souvent avec ravissement que l’on découvre une livraison de la collection « Dictionnaire amoureux » consacrée à un thème culturel, autant est-on souvent circonspect ou perplexe lorsque la collection se saisit de thèmes politiques. Seul peut-être Yves Berger, avec son Dictionnaire amoureux des États-Unis, était parvenu à proposer quelque chose ayant une grande cohérence intellectuelle à partir d’une focale définie de manière intéressante.

 

 

De quoi la liberté est-elle le nom ?

 

Le Dictionnaire amoureux de la liberté signé par Mathieu Laine est un objet pour le moins curieux. L’observation immédiate que le lecteur peut en faire consiste dans l’absence de définition, ni même simplement d’esquisse de définition de l’objet aimé par l’auteur. Ce prérequis n’est pas ce que l’introduction donne à lire, puisqu’il y est presqu’exclusivement question … des attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo, ce qui nourrit d’ailleurs le sentiment que cette introduction est un collage ultime à un texte composé apparemment en autant de fiches qu’il y a d’entrées. Sans doute un « dictionnaire amoureux » n’est-il pas une entreprise savante ou universitaire. Mais comme l’auteur est présenté comme « enseignant la philosophie politique à Sciences Po », comme lui-même sollicite des universitaires (Mona Ozouf, Pierre Nora, Cass R. Sunstein…) et comme son livre porte sur une abstraction et un objet surchargés de signification intellectuelle, politique, économique, sociale et culturelle, l’on est supposé savoir initialement l’identité ou, à tout le moins, les attributs de l’objet aimé, ainsi que la justification d’un « amour » qui, à l’évidence, n’a jamais été et n’est toujours pas partagé par la communauté universelle des Hommes.

 

Mathieu Laine n’a pas voulu proposer un dictionnaire subjectif et résolument personnel. Aussi a-t-il conçu des entrées consistant en des catégories savantes ou juridico-politiques (Constitution, contrat, contrat social, droits de l’homme, judaïsme ‒ pas les religions orientales, mais « l’Islam et (le) fondamentalisme » [sic] ‒, ordre social, subsidiarité …), des entrées biographiques (Raymond Aron, Balthazar, Frédéric Bastiat, Charles Baudelaire, Pierre Bérégovoy, René Char, Clemenceau, Benjamin Constant… Romain Gary, Michel Houellebecq, André Gide… Boris Johnson [le maire de Londres] mais pas Benjamin Disraeli, ni Isaiah Berlin…) et des entrées plus « personnelles » (avocat ‒ mais pas… juge ‒, chanson française, opéra, peinture, pop art, rap, sculpture, uberisation…). Ces trois registres ont du sens. Toutefois, l’on a un peu le sentiment que l'auteur a voulu rapporter des choses et d’autres à partir du prétexte de la liberté.

 

Ni un « Lagarde et Michard », ni un « De Boisdeffre » du libéralisme

 

De bout en bout, l’on ne parvient donc pas à se défaire du sentiment d’une juxtaposition de fiches qui, pour certaines, peuvent avoir été « expédiées » de manière étonnante –  s’agissant d’entrées portant sur des catégories savantes ou des principes complexes.

 

L’entrée Amour par exemple. Mathieu Laine propose ici une composition de texture poétique sur l’« amour rétif aux lois terrestres »  (sic), « l’amour qui n’en fait qu’à sa tête ». Loin de considérations sur l’amour et la condition de l’homme moderne comme celles d’Allan Bloom dans L’Amour et l’amitié. Après tout, pourquoi pas. Mais le lecteur ne voit pas le parti de l’auteur dans l’opposition si caractéristique de la tradition littéraire (et intellectuelle) entre une vision réaliste et une vision transcendante de l’amour. Les références de Mathieu Laine à Œdipe roi, Bérénice ou Phèdre se rapportent à la seconde de ces deux visions. La première vision, celle qui réduit l’amour à un simple instinct justifié anthropologiquement par la reproduction, a pourtant elle aussi de nombreuses lettres de noblesse littéraire, spécialement depuis Sade ‒ dont l’absence du  Dictionnaire est frappante ‒ jusqu’à Proust ou Céline, en passant par Stendhal et Flaubert : « L’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches. » (Céline, Voyage au bout de la nuit).

 

De nombreuses entrées, Constitution, Nudge, Séparation des pouvoirs, Utopie, empruntent pour leur part à une narration classique en histoire des idées politiques et en histoire politique. Ici, ce n’est pas le fait que des chaînons manquent dans la narration qui frustre le lecteur, puisque l’on sait bien qu’il ne s’agit pas d’un manuel ou d’un polycopié facultaire et que le nombre élevé d’entrées obligeait sans doute à « faire très court ». Il reste que ces entrées indexées à l’histoire des idées politiques et/ou à l’histoire politique comptent plutôt parmi celles que l’on ouvre avec l’envie d’y découvrir des histoires, si possible fabuleuses. Ou des questionnements, si possible urticants.

 

L’honnêteté oblige à dire que les informations y sont un peu trop convenues, et les questionnements de temps à autre « naïfs » ou rhétoriques (certains diront « à la Sciences Po »), comme lorsque l’on lit : « la Constitution de la Ve République est-elle celle de la liberté ? Si les institutions voulues par de Gaulle [plutôt que De Gaulle] ont permis d’éviter les soubresauts des républiques précédentes, la conquête de l’ordre n’a-t-elle pas phagocyté la liberté ? ». Telles qu’elles sont posées, ces questions n’ont de sens qu’à condition d’abstraire la « Constitution de la Ve République » de son double acmé libéral que constituent l’acceptation du droit de recours individuel devant la Commission puis la Cour européenne des droits de l’Homme et la création de la question prioritaire de constitutionnalité. Autrement dit, et encore une fois telles qu’elles sont posées, ces questions se rapportent à  une Constitution… qui n’existe plus tout à fait. L’on peut s’arrêter encore sur l’entrée Nudge, qui est l’une des plus longues du Dictionnaire. L’on ne s’explique pas vraiment pourquoi la version de la pensée de Richard H. Thaler et de Cass R. Sunstein qu’expose Mathieu Laine est la version initiale plutôt que la version la plus contemporaine, celle à travers laquelle Cass R. Sunstein a répondu à certaines objections auxquelles s’est prêtée la primo-version.

 

Francocentrisme et germanopratisme  

 

Le Dictionnaire amoureux de la liberté est assez franco-centré et un brin germanopratin (l’auteur a néanmoins cru devoir faire savoir au lecteur qu’il « vit depuis peu à Londres » et il signe son ouvrage d’un patricien « Londres, le 16 novembre 2015 »).

Olivier Ferrand, le fondateur disparu du Think tank Terra Nova a donc les honneurs d’une entrée, pas Nelson Mandela qu’il faut aller chercher au sein de l’entrée Aretha Franklin, dans un voisinage avec… Jimmy Hendrix et Pharrell Williams. Michel Houellebecq y est, pas Gandhi. Romain Gary y est, pas Habermas. Lacan y est, pas Martin Luther King Jr. Pierre Bérégovoy y est, pas John Peter Zenger. Clemenceau y est, pas Toussaint Louverture. Georges Moustaki y est, pas James Baldwin ou Norman Mailer. Quant aux femmes, c’est peu de dire que le nombre d’entrées qu’elles occupent est particulièrement faible. Il est vrai que l’entrée Féminisme agrège les noms d’Olympe de Gouges, Simone De Beauvoir, Gisèle Halimi, etc. Mais dans une vision mainstream du féminisme qui ne retient par exemple pas Emilie du Châtelet, Dominique Aury, Claude Habib, ou Irène Théry, Kimberlé Crenshaw, Joan W. Scott ou Judith Butler