Chaque semaine dans « Nation ? (chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle. Cette semaine, elle décrypte le discours de François Hollande sur l’état d’urgence et le vote de la déchéance de nationalité.

 

État d’urgence

 

Qui sont ces penseurs de  l’état d’exception à l’origine de la décision de l’état d’urgence et de la déchéance de la nationalité, prise par François Hollande ? Il ne faut pas croire en effet à un choix arbitraire de la part de ce dernier,  mais comprendre qu’il y a là un véritable choix politique et intellectuel au service d’une nouvelle conception de l’État et du droit, donc une modification en profondeur de la démocratie.  Si cette décision manifeste la faiblesse du droit au sens où il ne peut tout prévoir, il est le résultat d’une pensée qui pose le politique au-dessus du droit. Il y a en effet nécessité de décider face à une situation qui menace la paix et la sûreté des citoyens. Carl Schmitt, philosophe allemand du XXe siècle, dans sa Théologie politique, écrit : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». Le coup de force de François Hollande semble être d’avoir placé le pouvoir exécutif au-dessus des lois. Si tel est le cas, le droit est affaibli puisque le Président situe la légitimité en dehors de la voie parlementaire, au-dessus de la légalité. Sauf que… cette situation d’exception est prévue dans le droit. Mais en se situant dans cet état d’exception, le Souverain s’émancipe du droit.

« Aussi, décider de la situation d’exception, est-ce d’abord inventer la catégorie juridique qui s’appliquera spécifiquement à elle »: le Souverain assume chez le premier C. Schmitt une fonction de nomothète, puissance d’imposition d’une signification en mesure de réduire, par la magie de l’énonciation, la fracture ouverte entre le Sein (être) et le Sollen (devoir-être). Cette idée trouvera plus tard une confirmation dans une formule tout à fait remarquable que C. Schmitt emploie dans un article de 1932 consacré aux « Formes de l’impérialisme dans le droit international » : « Celui qui détient la vraie puissance définit aussi les mots et les concepts. Caesar dominus et supra grammaticam : César règne aussi sur la grammaire » écrit Emmanuel Tuchscherer.   Et il rajoute : « Dans cette situation une chose est claire : l’État subsiste tandis que le droit recule. La situation exceptionnelle est toujours autre chose encore qu’une anarchie et un chaos, et c’est pourquoi, au sens juridique, il subsiste toujours un ordre [Ordnung], fût-ce un ordre qui n’est pas de droit. L’existence de l’État garde ici une incontestable supériorité sur la validité de la norme juridique. »

 

Légitimité et légalité : la mise à l’écart de la démocratie représentative, du droit et du peuple.

 

Cela nous amène à regarder de près le discours de François Hollande au Parlement réuni en Congrès, publié le 14 novembre 2015. Ce qui a été relevé à propos de ce discours, c’est sa force de rhétorique rejetant les procédés de communication si à la mode.

Le texte commence par « La France est en guerre ». Contre qui ? Il y répond par un pluriel : des actes de guerre. Répétition du mot « guerre » certes, mais l’indétermination de l’article associé au pluriel renforce l’image d’une nébuleuse invisible. Puis le discours devient emphatique, introduisant très vite un jeu triangulaire entre le « nous », « eux (ils) » et « je ». « Eux », ce sont les ennemis. Ils ont plusieurs dénominations : « l’armée des djihadistes », « des tueurs », « des terroristes », « des criminels »…ils deviennent finalement « ceux » : on ne les nomme plus, on les montre. Ils se situent hors du droit, fonctionnant comme la mafia – « Ces attentats poursuivent un objectif bien précis : semer la peur pour nous diviser ici et faire pression pour nous empêcher là-bas au Moyen-Orient de lutter contre le terrorisme ».

La situation, continue le Président, est « exceptionnelle ». Les ennemis sont en effet insituables et hors du droit. Cela va justifier et surtout légitimer la décision de François Hollande de se situer lui aussi par-delà le droit, mais d’une façon autre que le criminel de droit commun. Le politique passe avant le droit. Pour expliquer cela il emploie une terminologie propre à la criminalité pour parler des terroristes. Il se dessine, en creux du discours, un rejet de toute reconnaissance politique de l’État islamique. De façon différente le Président fonde sa décision sur la protection du Peuple et de la République, contre la peur, mais aussi et surtout, sur une conception organique de la République. « La République est vivante », rajoute-t-il en effet. Un peu plus loin il évoque l’« âme de la France ». Cette métaphore du vivant détruit la supposition qui consisterait à croire que le Président n’en ferait qu’à sa tête. Il fait lui aussi partie du corps de la République dont il est le bras armé, le chef – au sens de tête. Il n’est pas un criminel et son action ne relève pas du droit commun. Il n’est pas un tyran. Pour confirmer cela deux phrases de son discours sont éclairantes :

« L’ennemi use des moyens les plus vils pour essayer de tuer. Mais il n’est pas insaisissable. Je serai même plus précis encore : il n’est pas hors d’atteinte. Donc, dans cette période si difficile, si lourde, où nos concitoyens ont ressenti l’effroi, ils doivent garder leur sang-froid. J’appelle une nouvelle fois tous nos compatriotes à faire preuve de ces vertus qui font l’honneur de notre pays : la persévérance, l’unité, la lucidité, la dignité. »

Tout d’abord, il emploie le terme d’ennemi, ce qui n’est pas accidentel.  En effet, Carl Schmitt a théorisé cette notion, fondamentale pour comprendre le sens du politique, et François Hollande l’utilise sciemment.

« Les concepts d’ami et d’ennemi doivent être entendus dans leur acception concrète et existentielle, et non point comme des métaphores ou des symboles »écrit Carl Schmitt   .

Emmanuel Tuchscherer définit ainsi ce qu’il faut entendre par ennemi chez Carl Schmitt : « Qu’il soit identifié à un État étranger qui menace la souveraineté et l’intégrité territoriale d’un autre État ou à une faction séditieuse susceptible de miner l’État de l’intérieur, l’ennemi est toujours la figure d’une altérité (Anderssein) radicale, qu’il faut tantôt réduire, tantôt expulser de l’unité politique organique »

Ainsi l’unité nationale se fonde sur le couple ami-ennemi. Pour Carl Schmitt, il ne faut pas chercher le lien ailleurs. Justifier une régulation distincte de la légitimité du droit, désolidariser la légalité parlementaire de la légitimité, tel est le projet de F. Hollande. Tout ceci met à mal la démocratie représentative.

 

De la démocratie représentative aux distributions  honorifiques.

 

Cependant les références du Président ne se limitent pas à Carl Schmitt. François Hollande insiste à de nombreuses reprises sur l’honneur, comme le montre l’extrait précédent. Il reprend en fait le concept et l’argumentation à Machiavel, afin de rassurer et surtout d’emporter l’adhésion du peuple :

« Un Prince doit encore marquer de l'estime pour les vertus, et honorer les plus excellents dans les arts. Il faut aussi encourager ses sujets à s'attacher sans inquiétude à leurs professions, que ce soit l'agriculture ou le commerce, ou tout autre exercice, afin que l'un ne soit point détourné d'embellir ses terres, par la crainte de la confiscation, ni l'autre d'ouvrir un trafic, par, celle des impôts. Au contraire, il faut proposer des récompenses à tous ceux qui entreprendront quelque chose qui tourne au bien de la cité et de l'Etat. De plus, à certains moments de l'année, il est bon de divertir les peuples par des fêtes et par des spectacles ; et comme chaque ville est partagée en corporations ou tribus, il faut marquer de l'estime à chacune d'elles, se trouver quelquefois au milieu de ces gens, et leur donner des témoignages de bonté et de magnificence, avec la précaution, néanmoins, de n'avilir jamais la dignité royale, parce qu'en cette matière, il ne peut y avoir de lacunes. »  

 

Celui qui a su honorer la France sera ainsi honoré en contrepartie. L’important c’est que le peuple croit à la puissance de l’honneur. L’homme est orgueilleux et ce jeu d’estime achète la paix sociale. En effet, l’État, selon Machiavel, a pour fin de maintenir la paix et la sécurité car les hommes sont portés naturellement à s’entredéchirer et se tuer. C’est le sens de l’hypothèse de l’état de nature présenté par Hobbes dans le Léviathan, ce monstre biblique, figure d’un État autoritaire rassemblant toute la violence en son sein. Dans cet état de nature, les hommes sont enclins à une guerre permanente de tous contre tous, n’osant tourner le dos, de peur d’être tués. Ils s’emparent de la terre, incapables de prévoir, tant la crainte rend impossible toute prévision, et incapables de la conserver. Cela tient à un état d’égalité tant physique qu’intellectuelle. Il y a  un système de compensation égal en tous les hommes : si les ressources physiques sont moindres, les ressources intellectuelles sont là pour compenser. Le fait que les hommes se satisfassent chacun de leur sagesse, manifeste aussi un rapport d’égalité. Pour Hobbes, en effet, le problème que pose l’égalité est celui du goût des hommes pour la reconnaissance de leur sagesse. Ils instaurent dès lors un système de concurrence visant à rompre cette égalité : autre preuve de leur égalité, car ils tendent tous à la défaire.

De plus, selon Hobbes, les hommes n’appartiennent à aucune espèce. Ils sont de purs individus, renvoyés à l’introspection, du fait de leur extrême fermeture à l’autre, et surtout de l’absence d’amour les uns envers les autres, rendant impossible toute amitié sociale et par voie de conséquence une société humaine qui leur soit naturelle. Dès lors seul le politique, l’État, peut faire face à la guerre de tous contre tous qui naît, non du fait que l’opinion de chacun est fausse, mais du fait même de l’opinion, « universellement particulière dans sa forme d’opinion    ». Chacun croit en la vérité de son opinion. C’est là qu’est l’égalité dont tous les hommes veulent sortir…tout en ne cessant de la revendiquer.

C’est parce qu’ils ont peur de la mort violente aux mains des autres que les hommes consentent aux conditions de paix. Seule cette crainte étouffe la vanité de chacun. Ce qui les réconcilie c’est leur propre impuissance. Ils sont même prêts à renoncer à leur liberté.

L’honneur, dont le Président doit donner l’exemple, insiste Machiavel, est ce qui va apaiser pour un temps le peuple. À son égoïsme on va répondre par une satisfaction égoïste.

 

Déchéance de nationalité : François Hollande adhère au Contrat social de Rousseau et à la nécessité de la dictature.

 

Étonnant ce François Hollande. Il est toujours là où on ne l’attend pas. Un peu comme le jour où il prit un scooter et qu’il disparut au nez de tout le monde. Aujourd’hui c’est pour la déchéance de la nationalité. Beaucoup crient à la trahison. On récupère en hâte sur le net les vidéos où il disait tout le contraire. Beaucoup s’inquiètent. Certains cultivent leur potager. Nombreux sont les craintifs. Dans Le Contrat Social de Rousseau, livre IV, le dernier livre, et son dernier chapitre, on lit  :

« Mais, laissant à part les considérations politiques, revenons au droit, et fixons les principes sur ce point important. Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe point, comme je l’ai dit, les bornes de l’utilité publique. Les sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions qu’autant que ces opinions importent à la communauté. Or il importe bien à l’État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’État ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir, au surplus, telles opinions qu’il lui plait, sans qu’il appartienne au souverain d’en connaître : car, comme il n’a point de compétence dans l’autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir, ce n’est pas son affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens dans celle-ci.

Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois.

 

C’est dans un chapitre qui traite des désordres religieux que Rousseau aborde la question du « bannissement »,  une sorte de déchéance de nationalité. La situation dont il traite est semblable à la nôtre avec ses conflits religieux. Le Souverain, rappelle Jean Jacques Rousseau, n’a pas à se mêler des croyances religieuses de ses sujets. Cette affirmation vaut tant que la communauté n’est pas menacée. La religion n’est pas une menace si elle contribue à la moralité des citoyens. Elle se situe aux côtés de l’État comme auxiliaire de l’apprentissage du devoir. Mais son contenu lui est propre. La laïcité n’est pas mise à mort de la religion, mais attribution à la religion et à la morale de leur juste place. La politique n’a que faire de la morale en son sein. On est proche de Machiavel qui écrivait que le politique n’est pas une question morale. A l’inverse la morale et la religion ne sont pas politiques.

Rousseau rajoute que le Souverain règne en ce monde, nullement dans l’au-delà de la croyance religieuse. La tendance à la croyance religieuse est même un plus pour le Souverain. Il va utiliser le fait de la croyance propre à l’humain pour le mener à croire en un sentiment de sociabilité. Naturellement l’homme est porté, dans sa solitude, par la pitié envers son prochain. Cette pitié se transforme en sentiment de sociabilité. Toutefois, et Rousseau insiste, la sociabilité n’est pas naturelle. Le Contrat se fonde ainsi sur une dimension affective, ce qui réduit la place de la raison. Si on ne croit pas en l’amour de la loi, la justice et le devoir, le Souverain a alors le droit de bannir. Peu importe que la justice soit illusoire : il faut y croire sous peine de fragiliser le pouvoir législatif. Mettre sa vie en dessous du devoir (rappelons le nombre de fois où François Hollande remercie les services de l’ordre républicain) est également un sentiment auquel il faut adhérer. Ce sentiment de sociabilité n’est que de l’ordre du sentiment parce qu’il se fonde sur notre nature portée à la pitié. En même temps, cela permet de comprendre ce que l’on qualifie souvent de ton paternaliste chez François  Hollande. Un sentiment relève de l’affectif et c’est en s’adressant à cet affectif que le pouvoir politique  et démocratique va asseoir son autorité.

 

Rousseau ajoute : « Si donc, lors du pacte social, il s’y trouve des opposants, leur opposition n’invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu’ils n’y soient compris : ce sont des étrangers parmi les citoyens. Quand l’État est institué, le consentement est dans la résidence ; habiter le territoire, c’est se soumettre à la souveraineté ».  

Habiter un pays c’est accepter les termes du Contrat. Les refuser, c’est devoir partir. Il n’y a ni droit du sang ni droit du sol chez Rousseau : un droit au Contrat ou à la liberté, pourrait-on dire plutôt.

Rousseau a posé une nature bonne de l’homme dans la solitude. Une fois que la vie devient sociale, le ton change. Hobbes n’est pas loin. Pour sauver la démocratie – un « régime pour les dieux » dira Rousseau – il faut « forcer les hommes à être libres » : cela passe par la force, certes, mais aussi par la ruse. Il faut savoir jouer sur les sentiments naïfs du peuple, comme cet homme qui dans le Second Discours de Rousseau, institue la propriété privée tout simplement « parce qu’il trouva des hommes assez naïfs pour le croire »   .

Déchoir quelqu’un de sa nationalité, c’est inscrire la force de la Constitution dans la pensée humaine et citoyenne, alors que le pouvoir est entre les mains du Président. Faire croire au pouvoir de la Nation, quand le pouvoir est sous tutelle.

Légitimité  de la décision qui confère la souveraineté au Président et déchéance de la nationalité pour faire croire à la Nation qu’elle est toujours souveraine et que nous sommes toujours en démocratie : voilà le coup de force de François Hollande