Au prisme du communisme de Badiou, le terrorisme islamiste apparaît comme un déchet de l'hégémonie du capitalisme mondialisé

Dix jours après les attentats du 13 novembre, le philosophe Alain Badiou donnait un séminaire exceptionnel – une séance supplémentaire à son séminaire habituel – pour parler de ce qui venait d’arriver, de nous arriver. Si le temps de la pensée critique est long, la tâche que se donne le philosophe en réagissant à l’événement n’est pas celle d’apporter un énième commentaire mais plutôt celle de contribuer à l’effort d’intelligibilité, de compréhension de ce qui arrive, pour, comme il le dit, « ne rien laisser dans le registre de l’impensable »   . Et en effet, le terrorisme choque par l’irruption de la violence et de la mort. Il laisse dans un état de sidération, d’hébétement. C’est pour ne pas déserter la pensée et pour que la raison ne capitule pas qu’il propose d’élucider intégralement ce qui est arrivé le 13 novembre 2015. Peut-être aussi pour contrer les discours allant bon train des cosidetti intellectuels médiatiques.

L’affect est inévitable dans cette tragédie, il est même indispensable. Cependant, le philosophe veut prévenir des risques de « la domination du sensible »   , qui sont, en définitive, ce que nous avons vu advenir, à savoir « autoriser l’Etat à prendre des mesures inutiles et inacceptables qui, en réalité fonctionnent à son propre profit ; renforcer les pulsions identitaires ; créer dans l’entourage des victimes une passion telle qu’on ne pourra, à terme, plus distinguer entre ceux qui ont initié le crime et ceux qui l’ont subi »   . L’affect face au traumatisme est ce qui pousse à rendre le sang pour le sang, à céder au désir de vengeance et au repli identitaire. Or, Badiou affirme que « c’est une des tâches fondamentales de la justice d’élargir toujours, autant qu’elle le peut, l’espace des affects publics, de lutter contre leur restriction identitaire, de se souvenir et de savoir que l’espace du malheur est un espace que nous devons envisager, en définitive, à l’échelle de l’humanité tout entière, et que nous ne devons jamais enfermer dans des déclarations qui le restreignent à l’identité. »  

 

Le sujet de l’hégémonie du capitalisme

 

Pour penser les tueries avec justice, Badiou procède en sept chapitres courts, partant de la « structure du monde contemporain » et terminant par l’exposé des « conditions d’un retour d’une politique d’émancipation disjointe du schéma du monde contemporain ». Car le mal qui nous accable, du moins l’une de ses composantes, tient selon lui à ce qu’il n’existe pas d’alternative au système d’organisation du monde contemporain. C’est ce que Badiou appelle le « triomphe du capitalisme mondialisé » qui a transformé les Etats en gestionnaires locaux voire en garants du maintien au pouvoir d’une oligarchie, représentant 10% de la population et détentrice de 86% des ressources disponibles. Ainsi, le monde tel que le capitalisme mondialisé le façonne est un monde de consommateurs et de salariés : « Votre identité aux yeux du mouvement dominant du monde d’aujourd’hui est la double identité, structurée par l’argent, de salarié et de consommateur »   . Dans ce monde-là, deux milliards de personnes sont exclus, car sans travail. Et Badiou de démontrer qu’un abaissement de la durée moyenne du temps de travail à échelle mondiale permettrait aux sans-travail de devenir salariés. En attendant, les exclus du marché mondial n’ont alors pas d’intérêts pour le capital et ses vassaux, et sont condamnés à « errer entre les bandes armées et les prédateurs capitalistes de tout poil, et vivre comme elles peuvent »   . C’est dans ce système que Daech s’inscrit en tant que puissance commerciale qui a des complices puisqu’il a des acheteurs et des salariés puisqu’il a des mercenaires.

 

Selon Badiou, cette structure du monde contemporain façonne une forme de représentation de soi qu’il appelle « subjectivité typique » et qui prend trois formes : la subjectivité occidentale, la subjectivité du désir d’occident et la subjectivité nihiliste. Elles ont en commun de se définir en fonction de l’ordre mondial unique, occidental donc, qui définit la conscience de soi d’un sujet dont l’essence est d’être salarié-consommateur, et qui assigne des désirs qui sont les désirs créés par le système de production capitaliste. C’est dans ce contexte d’hégémonie du capitalisme qu’apparaît le fascisme contemporain : « je pense qu’on peut appeler "fascisme" la subjectivité populaire qui est générée et suscitée par le capitalisme. [...] Le fascisme est une subjectivité réactive. Elle est intracapitaliste, puisqu’elle ne propose aucune autre structure du monde »   . C’est pourquoi les tueurs du 13 novembre sont, dit-il, de « jeunes fascistes », des déçus du désir d’Occident, devenus « ennemi[s] de l’Occident, parce qu’en réalité [leur] désir d’Occident n’est pas satisfait ». Il est frappant en effet de constater que les victimes des tueurs appartenaient à la même classe d’âge qu’eux. Badiou voit donc en Daesh une résurgence du fascisme qui autorise les jeunes mercenaires qu’il enrôle à jouer les gangsters, les Mr. Hyde, les Scarface, soit « un mélange d’héroïsme sacrificiel et criminel, et de satisfaction « occidentale » »   . Et, autre point d’importance, il appelle leur acte « un meurtre de masse aveugle », et non un attentat, « l’attentat, c’est ce qui était organisé contre les occupants nazis et leurs complices pétainistes ou, mieux encore, ce que les glorieux populistes russes montaient pour tuer le tsar ». Meurtre de masse donc, et aveugle car d’un nihilisme ne distinguant pas entre victimes et assassins : « il y a là une forme criminelle suicidaire qui porte à son comble l’instinct de mort »   .

 

Notre mal vient de plus loin

 

« Ce dont nous souffrons, c’est de l’absence à l’échelle mondiale d’une politique qui serait disjointe de toute intériorité au capitalisme »   . Ce dont nous souffrons, c’est, conclura Badiou, de l’échec du communisme qu’il définit comme suit : « par "communisme", j’entends simplement le nom, le nom historique qui a été donné à une pensée stratégique disjointe de la structure capitaliste hégémonique »   . Par communisme, il faut entendre aussi organisation sociale où la propriété privée n’existe pas, ou plutôt dans laquelle il existe véritablement du commun. Pour qui connaît la pensée du philosophe, cette conclusion n’étonnera pas et pourrait sonner comme une vieille antienne. Toujours est-il que l’élucidation promise est lumineuse. Badiou convainc de la nécessité d’une pensée neuve et réussit surtout à redonner un sens à l’idée communiste, hors de tout totalitarisme, qui doit servir de base pour penser la propriété du bien commun, le politique, et des biens communs, les ressources et les modes de production. L’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic disait qu’il nous était difficile de comprendre l’état d’esprit des meurtriers, parce qu’ils sont dans une pensée de l’Apocalypse. Or, le philosophe montre qu’on peut non seulement comprendre le nihilisme meurtrier et suicidaire qui est le leur mais aussi le combattre dès lors qu’il témoigne des impasses de l’hégémonie du capitalisme. En définitive, même s’il ne présente pas de réponse claire à la question « que faire ? », le philosophe nous enjoint de pratiquer l’optimisme –qui nous apparaîtra comme un devoir après la tragédie – quant à l’avènement de cette pensée neuve, et quant à la fin de la désorientation des sujets orchestrée par le grand capital.

Alors l’analyse de Badiou, la raison, la mise en perspective, la recherche d’un idéal politique, que seront ces discours pour les orphelins, les veuves et les veufs, les parents des victimes, les amis et les rescapés, les endeuillés du 13 novembre ? Peut-être du blabla de vieux philosophe, peut-être un phare éclairant l’opacité du monde, peut-être une lumière vacillante au bout du tunnel. Et pourquoi pas une envie de suivre le mot du XIVe Dalaï-Lama : « Never give up »

 

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