Liberté d’expression et liberté de religion. Une défense paradoxale de la « liberté du blasphème ».

Le livre de Jacques de Saint-Victor n’est ni un traité juridique, ni tout à fait une entreprise historiographique, ni tout à fait un essai. Plutôt une hybridation, du type des survey(s) anglaises ou américaines, quelque chose d’à la fois brillant et incisif, mais de temps à autre elliptique.

« Ce n’est ni en ethnologue ni en directeur de conscience, écrit-il en introduction, que j’ai entrepris d’écrire cette brève histoire du blasphème, "crime imaginaire" s’il en est, tel qu’on le qualifiait au XVIIIe siècle. J’ai voulu plutôt offrir un cadre d’interprétation politique et juridique du blasphème. Le lecteur verra la lente dérive, à l’épreuve de nos guerres civiles et de nos conflits idéologiques, d’un "péché de bouche", qui retrouve brusquement aujourd’hui un lustre déroutant ». Ce n’est cependant pas tout à fait une « dérive » dont rend compte l’ouvrage, mais d’une stabilité des incriminations des offenses faites à Dieu ou à la religion depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du XIXe siècle.

 

Le blasphème dans l'histoire

 

L’auteur fait remonter les choses à la Loi des Hébreux, notamment au Livre du Deutéronome (5, 11), qui récite :« Tu ne prononceras pas à tort le nom de YHWH [Yahvé] ton Dieu, car YHWH ne laisse pas impuni celui qui prononce son nom à tort » (voir aussi Exode, 20, 7), et au Lévitique, (24, 15-16). Il n’est pas impossible qu’ici des linguistes érudits ne cherchent noise à Jacques de Saint Victor puisque le lecteur ne dispose pas des sources des traductions qui ont trouvé sa préférence, alors que d’autres traductions des textes qu’il cite, sensiblement différentes, sont disponibles. L’essentiel est néanmoins d’abord dans l’articulation qu’il propose entre, d’une part le blasphème des Hébreux et celui des chrétiens par la suite, d’autre part le blasphème grec. Ce dernier, explique-t-il, est un « faux ami » du blasphème chrétien dans la mesure où « le terme blasphemia s’employait chez les Anciens pour désigner un acte de médisance contre une personne. Il conservera parfois ce sens profane dans le Bas-Empire et le haut Moyen Âge ».

 

L’essentiel est encore dans l’histoire, proposée par l’auteur, de la translation des interdits bibliques dans le christianisme, avant même la reconnaissance du christianisme comme religion officielle de l’Empire au IVe siècle. Ici, Jacques de Saint Victor montre comment « le  blasphème devint très vite une arme de guerre non seulement contre les païens mais encore l’instrument ‒ et l’enjeu ‒ du combat qu’allaient se livrer entre eux les divers monothéismes ». On lit également avec beaucoup d’intérêt les pages consacrées à la manière dont les premiers chrétiens conçurent d’être « moins sévères que les juifs dans la chasse aux blasphémateurs », compte tenu de ce que « le Christ fut lui-même accusé de tenir des propos blasphématoires par le Sanhédrin en se présentant comme le "Fils de Dieu" ». C’est d’ailleurs plutôt un régime de sévérité graduée qu’élaborèrent les premiers chrétiens, mais un régime dont l’auteur montre qu’il comprenait (déjà) des qualifications peu claires et peu précises et que (déjà) ces interdits firent redoubler d’imagination aux artistes du Moyen âge, « y compris dans l’art religieux », dans leur manière de critiquer sans risque les « dérives de l’église ».

 

Une troisième séquence historique court du XIIIe siècle au XVe siècle. Elle est caractérisée en premier lieu par la disputatio des théologiens médiévaux sur la définition même du blasphème et sa différenciation d’avec d’autres « vices opposés à la foi » (infidélité, hérésie, apostasie…). Cette séquence est également caractérisée par la liaison entre la répression du blasphème et « la lente affirmation du pouvoir royal », d’où une multiplicité de textes royaux (1182, 1254, 1256, 1268, 1269), d’où une ambivalence statutaire du blasphème qui le fera relever tout à la fois des juridictions ecclésiastiques et des juridictions séculières. « En France, écrit Jacques de Saint Victor, à partir du règne de Philippe le Bel, les rois très chrétiens estimèrent qu’il était de leur mission première de réprimer le ‟vilain serment” et les mauvaises paroles qui pouvaient rejaillir sur leur royaume et attirer sur lui les châtiments divins. Les Capétiens jugèrent en outre que la répression sévère du blasphème entrait pleinement dans leur politique de reconquête du royaume. Il leur fallait en effet sanctionner tous ceux qui pourraient rompre cette alliance entre un Dieu protecteur et le Roi Très Chrétien (…) ».

 

Cette « civilisation du blasphème » ‒ suivant l’expression de Jean Delumeau reprise par l’auteur ‒ ne continue pas moins de se déployer entre le XVIe et le XVIIIe siècle. La part elliptique du livre concerne précisément d’abord cette période historique. Peut-être parce qu’elle est celle qui est la plus labourée par l’historiographie de la religion d’État et de l’État en France. Du même coup, la réduction de cette période à un simple chapitre sur l’affaire du chevalier de La Barre est pour le moins frustrante pour le lecteur. Même si ce dernier y trouve rapidement exposée l’originalité de la conception du blasphème chez les juristes des Lumières. Même si l’on comprend que c’est parce que ce « ‟procès de trop” fut la cause directe de l’abolition pure et simple du délit de blasphème au début de la Révolution », à la faveur d’un refus plus général des « crimes imaginaires » ‒ l’expression est de Lepeltier de Saint Fargeau dans son rapport sur le projet de code pénal en 1791 et elle englobait les crimes d’hérésie, de lèse-majesté divine, de sortilège, de magie.

 

L'« offense à la morale publique et religieuse » au XIXe siècle

 

La deuxième partie du livre, du chapitre IV au chapitre VI, couvre la période qui va du début du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Plastiquement, elle est assez différente de la première partie lorsque, par exemple, elle emprunte des formes d’écriture plus « relâchées » (« la bataille faisait rage », « un engrenage infernal », « le climat de pudibonderie »…) ou emprunte plus explicitement au registre de la polémique.

 

À vrai dire, cette partie est celle dont l’information est sans surprise pour les historiens de la liberté d’expression. On y trouve la loi de Serre de 1819 qui gouverne la question jusqu’en 1881 (ainsi d’ailleurs que celle de 1822) mais on s’étonne de ne pas y voir la loi sur le sacrilège de 1817 qui ouvre pourtant ce continuum législatif. On y trouve Madame de Bovary et Flaubert, mais pas les renvois en correctionnelle antérieurs, ceux par exemple d’Alphonse Karr ou de Xavier de Montépin. Et on s’étonne de ce que Alexandre Najjar et sa belle biographie d’Ernest Pinard (Le Procureur de l’Empire, Balland, 2001) n’aient pas été sollicités alors que ce livre est riche d’informations tirées des archives sur le procès de Flaubert. On y trouve Eugène Sue et Les Mystères du Peuple « condamné en septembre-octobre 1857 pour outrage à la morale publique et religieuse » alors que le jugement de la Cour impériale de Paris date précisément du 25 septembre 1857 et désigne les délits « 1. d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ; 2. d’outrage à la religion catholique ; 3. d’excitation à la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres ; 4. d’apologie de faits qualifiés de crimes ou de délits par la loi pénale ; 5. d’attaque contre le principe de la propriété ; 6° d’excitation à la haine et au mépris du gouvernement établi par la Constitution (…) ».

 

Peut-être était-il impossible de procéder autrement que par cette relation des cas les plus célèbres ou advenus jusqu’à la mémoire de nos contemporains : aucun des éditeurs français auxquels nous avons proposé l’édition d’une anthologie totale ou partielle des jugements et arrêts d’interdiction ou de condamnation de livres en France n’y a jusqu’ici trouvé intérêt. Cela représente près d’un demi-millier de décisions de justice rendues principalement dans le département de la Seine et souvent dans les mêmes villes de province (Lille, Niort…) pour des raisons restant à éclaircir. Or il faut sortir des habituelles références à Flaubert, Eugène Sue ou Baudelaire pour comprendre, par exemple, une chose rapidement saisie par Jacques de Saint Victor et qui aura son importance au XIXe siècle : les procureurs parisiens voudront transformer l’infraction d’« offense à la morale publique et religieuse » en deux infractions distinctes d’« offense à la morale publique » et d’« offense à la morale religieuse ». « Prévu au départ pour défendre la "décence", écrit à ce propos l’auteur, [le délit de 1819] s’est transformé en instrument d’inquisition d’État. Dérive inhérente à de telles incriminations ». Quelque chose nous a fait nous dire ici : « à voir ». Car cette dissociation nous semble révéler plutôt les difficultés rencontrées par les procureurs devant de redoutables avocats « proto-laïques » (Berryer, Crémieux…), devant le développement de publications et de gravures « obscènes » et sans aucune connotation politique, un développement qui va conduire les procureurs à se poser la question de savoir ce qui doit être prioritaire pour eux.

 

Le droit au « respect des convictions religieuses » : un retour du blasphème ?

 

Les attentats de Paris de janvier 2015, spécialement ceux contre Charlie Hebdo, sont le point fixe du livre de Jacques de Saint Victor. Aussi les retrouve-t-on en filigrane des trente dernières pages, spécialement dans le dernier chapitre intitulé « Quand l’"islamophobie" s’en mêle… » ainsi que dans son « épilogue ». On ne suivra pas l’auteur lorsqu’il suggère que les décisions de justice contemporaines sur le « droit au respect des convictions religieuses » comme motif légitime de limitation de la liberté d’expression sont la même chose que le blasphème. Il ne nous a pas échappé que cette synonymie est enjointe par les journaux : 99,99 % des articles sur Charlie Hebdo titrent sur le « blasphème ». Et nous savons qu’il vous coûte de passer à la trappe des journaux si vous avez le malheur de soutenir qu’« il n’y a pas de blasphème en France » aujourd’hui et que la loi de 1881 n’a rien à voir avec la loi de 1819 ou l’Ancien Droit. « L’infraction existe en Alsace-Moselle », vous dit-on, sans être intéressé(e) par votre réponse sur le fait que la disposition en cause, héritée du code pénal allemand de 1871, est morte par suite d’une décision du Conseil constitutionnel. Impossible également de faire accepter l’idée selon laquelle le « droit au respect des convictions religieuses », l’injure, la diffamation ou la provocation à la haine en raison de l’appartenance ou de la non-appartenance à une religion (loi de de 1881 et code pénal) sont des polices légales des discours intéressées à la « protection de la liberté de religion » alors que le blasphème est une « protection de la religion ». Dans le « droit au respect des convictions religieuses », ce qui intéresse le législateur et les juges c’est « l’effet réfrigérant » (chilling effect) que l’hostilité à des croyants identifiés peut avoir sur leur disposition à pratiquer leur religion qui est en jeu. Cela change énormément de choses. Par exemple, aucune juridiction ne peut argumenter aujourd’hui sur le droit au respect des convictions religieuses (sans faire boire du petit lait aux avocats) comme pouvait le faire le 22 janvier 1828 la Première chambre et la chambre des appels de police correctionnelle réunies (Paris) à propos de l’Histoire des traditions civiles et religieuses (décision reproduite à la Gazette des tribunaux). Il y a juridiquement autant de différence entre cette décision et celle du tribunal de grande instance de Paris dans l’affaire des Caricatures de Mahomet ou dans l’affaire Houellebecq qu’il n’y en a entre le fait de voyager en diligence et le fait d’aller sur la Lune. De bout en bout, le tribunal, en 1828, veut « protéger la religion (officielle) »

 

Est-ce à dire qu’aujourd’hui tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Certes que non. Mais le fait est qu’il ne suffit pas d’invoquer « l’islamophobie » devant les tribunaux pour avoir gain de cause. Pas plus qu’il ne suffit de se dire offensé dans sa foi catholique pour convaincre les juges. L’Islam pose néanmoins aux tribunaux un problème particulier à travers son interdiction, réelle ou alléguée, de toute représentation du prophète. En effet, dans le droit au respect des convictions religieuses, il n’y a aucune interdiction de principe : les juges doivent nécessairement décortiquer le sens du discours ou de l’image litigieux afin d’y déceler un « discours de haine » vis-à-vis d’un groupe de croyants. Ce problème a quelque chose de presque « dramatique » avec l’Islam dans la mesure où ce ne sont pas seulement des musulmans de l’étranger qui n’acceptent pas la moindre représentation du prophète, mais aussi des « musulmans de France » ou des « Français musulmans », l’acteur Samy Nacéri plus bruyamment peut-être que d’autres. C’est « dramatique » parce que l’État peut difficilement avoir une pédagogie pour ceux des musulmans qui sont à l’étranger et que, de toute évidence, certains de ceux qui sont Français ou vivent en France et refusant toute représentation du prophète ne réalisent pas, ou assument, leur inféodation de l’ordre constitutionnel français à la religion.

 

L’absence de cet interdit de la représentation du prophète dans l’Islam et le problème spécifique qu’il pose aux droits européens contemporains est, en définitive, la seule critique de fond que l’on peut faire au livre de Jacques de Saint Victor. Le problème posé par cet interdit est la preuve même de ce que le blasphème et le droit au respect des convictions religieuses sont deux choses différentes par nature. Pour le comprendre, il faut passer par la « querelle des icônes », qui n’est pas envisagée par Jacques de Saint Victor. La querelle elle-même, qui dura un siècle sous l’Empire byzantin (730-843 après Jésus Christ), et fut un aspect de la question du blasphème. Puis les controverses répétitives entre iconophiles et iconoclastes, dont celle qui fut consécutive à la Réforme protestante au XVIe siècle. La sortie du blasphème en Occident fut ainsi, pour une part, une sortie de l’interdit de toute représentation du sacré posé par l’Ancien Testament et « récupéré », pour toutes sortes de raisons, par les empereurs byzantins.

 

Personne de nos jours n’est en situation au sein de la communauté des croyants musulmans de lever pour eux l’interdit de toute représentation du prophète Mahomet, comme le fit une première fois pour les chrétiens l’impératrice Théodora en 843. L’État laïque et ses juges pour leur part sont et doivent être indifférents à cet interdit. Que faire