Chaque semaine dans « Nation ? (chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle. Cette semaine, elle questionne le « théâtre populaire » de la nouvelle directrice du théâtre de la Commune d'Aubervilliers, Marie-José Malis : le théâtre peut-il être le lieu de la constitution d'un monde nouveau ?
Depuis la direction de Didier Bezace, le style du théâtre de La Commune d’Aubervilliers a changé. Le bleu a remplacé les velours rouges, dans une sorte de revendication « anti-bourgeoise » comme si le rouge et les velours étaient des signes de distinction typiquement bourgeois. Référence implicite est ainsi faite au bleu de Klein, à un dépouillement conceptuel, une volonté d’être une sorte de musée d’art contemporain, dans un hors temps de la ville et de ses activités. Ainsi le confort est-il exclu de cette représentation esthétique, peut-être pour signifier le temps et la durée, le labeur de la pensée. Les mises en scène de Marie-José Malis sont d’ailleurs extrêmement longues, signifiant le temps du mûrissement du concept, dans un théâtre qui se présente comme philosophique.
Le théâtre de la Commune d’Aubervilliers à première vue semble proposer un programme éclectique, associant des dramaturgies ou des oeuvres d’une difficulté certaine, comme l’an dernier avec Hypérion d’Hölderlin, à des textes plus proches du quotidien comme c’est le cas en ce moment avec la trilogie « théâtre-économie » qui semble d’une compréhension plus facile. Mais ce que l’on qualifie de facile ou difficile est souvent l’impuissance du discours à qualifier ce dont il traite. Une chose est claire, le théâtre de Marie-José Malis ne cherche pas les fioritures : style dépouillé, priorité accordée à la forme, souci de faire du théâtre d’abord un laboratoire pour penser d’autres possibles politiques et artistiques. Il ne s’agit pas de séduire à la façon des sophistes, aurait pu dire Platon, mais d’accorder toute la place à la réflexion. Le théâtre à lui seul est forme : héritier d’un passé dont il ne s’agit pas de se détacher, il possède une salle à l’italienne qui crée le paradoxe pour un metteur en scène qui rompt avec la mise à distance du public, mais pour qui est nécessaire la contrainte de tout formalisme, son intention étant de le bouleverser.
Se présentant au public du Théâtre de la Commune, lors de sa succession à Didier Bezace, Marie-José Malis écrivait :
« Je crois à l’égalité de tous devant la beauté. Je crois, comme le dit Hölderlin, qu’elle est en nous comme un trou, un désir, un appel qui nous fait vivre dans la vie. Je crois aussi à l’égalité de tous devant le vide de notre époque : il nous faut repartir vers un travail nouveau, dont personne n’a la clé, mais tous la capacité. Ainsi, aujourd’hui, (mais les hommes de théâtre que j’admire l’ont toujours pensé, à chaque séquence historique véritable), je ne crois pas que le théâtre existe, qu’il est installé une fois pour toutes. Je crois que le théâtre doit apparaître à chaque nouvelle création, à chaque nouvelle représentation, comme forme et comme lieu. C’est dans l’intensité de cette pensée que je veux essayer de conduire mon mandat. Maintenant, le monde a besoin de nouvelles formules, de nouveaux lieux véridiques. Et nous, c’est à ça que nous devons travailler.
Je ferai du Théâtre de la Commune ce que je crois qu’il est en pensée : un théâtre comme seul lieu public constituant qu’il nous reste. Nous essaierons d’y constituer notre pensée pour un monde nouveau. »
Théâtre donc de l’égalité qui semble renouer avec la mémoire qui l’a précédée, à savoir, d’abord, Gabriel Garran, le fondateur du théâtre de la Commune. Quand il arrive à Aubervilliers il n’y a encore pas de théâtre. On lui prête une salle et il va construire de toute pièce un lieu qu’il va très vite qualifier de théâtre populaire, il y a maintenant cinquante ans. L’idée c’est que le théâtre s’adresse à tous. D'ailleurs, les murs du théâtre de la Commune vivent de la présence de Rousseau, dont les citations sont tapissent les murs. Même si le philosophe préférait la fête des égaux réunis par le chant et la danse au théâtre, lieu clos de la représentation, symbole pour lui d’une démocratie indirecte qu’il rejette comme institution inégalitaire. Mais le théâtre de la Commune se veut espace de fête aussi, un lieu où la liberté, en particulier celle de la réflexion, éclate dans ce rassemblement du peuple. C’est un théâtre qui se dit populaire. Marion Denizot, dans son ouvrage Théâtre Populaire et Représentations du peuple écrivait :
« Si les noms de Firmin Gémier, de Romain Rolland, de Maurice Pottecher, de Jacques Copeau ou de Jean Vilar sont cités, c’est moins pour rendre compte de leur contribution à l’histoire du théâtre ou de leur implication individuelle dans la constitution du théâtre populaire que pour en appeler à leur statut incontesté de guides éthiques, voire spirituels, des ressortissants du théâtre public. L’histoire et la référence au passé semblent alors mobilisées en fonction d’enjeux contemporains, liés, le plus souvent, à des processus de légitimation au sein du champ artistique du théâtre public ou à des effets de justification de la dépense publique »
Cependant, il n’y a pas que des raisons mercantiles. Pour mieux comprendre, la question qui se pose est le sens qu’il faut attribuer au terme de « populaire » qui n’a jamais cessé d’être polysémique. Le mot « peuple » a deux origines étymologiques : plebs et populus. Le peuple, entendu comme le corps de la nation, c’est le populus. Le théâtre en tant que théâtre national s’adresse à la nation, donc au peuple rassemblé en son lieu. Par définition tout théâtre national est forcément populaire en ce sens. C’est ainsi qu’a été défendue l’idée selon laquelle le théâtre doit être le lieu où se construit le lien entre les individus, reprenant ici ce que disait Aristote à propos des émotions partagées au théâtre. Plebs a un sens plus péjoratif. Il est l’opposé du « bourgeois ». La plèbe, chez Marx, n’accède même pas à la conscience de classe qui en ferait un prolétariat. Dans ce sens, le théâtre a vocation sociale Dans ce débat, Marie-José Malis tranche en parlant de théâtre de l’égalité. N’en sont exclus que ceux qui s’en excluent. Dans tous les cas le théâtre n’a que faire du social, ce n’est pas sa visée. Le théâtre doit rassembler tous ceux qui veulent comprendre le monde sans s’en remettre à la pensée des autres.
Ce développement permet de comprendre les quiproquos et les querelles autour du théâtre de Marie-José Malis : son théâtre cherche à construire une sorte de République des Esprits et non à éduquer le peuple entendu au sens de plebs.
À ce titre, le lieu même du Théâtre de la Commune, est le liant entre les habitants, un lieu hors institution. Il doit permettre à tous de réfléchir, penser ensemble. C’est aussi cela la crise : le moment du jugement, de la décision, l’occasion, le bon moment. Il ne s’agit pas de constater seulement, il faut aller plus loin, renouer avec le désir qui pousse à l’action. « Malheur à l’homme qui n’a plus rien à désirer, il perd tout jusque sa qualité d’homme », disait Rousseau. Dans cette place qu’elle accorde au désir, plus qu’au social, Marie-José Malis est guidée par Alain Badiou, installé en résidence au théâtre. Lors d’un récent entretien à Libération à propos de la sortie de son livre, Notre mal vient de plus loin celui-ci écrivait : « J’étais à Los Angeles quand a eu lieu en Californie, après l’événement français, un terrible meurtre de masse. Cela dit, au-delà des analyses objectives, il faut entrer dans la subjectivité des meurtriers, autant que faire se peut. Il y a à l’évidence chez ces jeunes assassins les effets d’un désir d’Occident opprimé ou impossible. Cette passion fondamentale, on la trouve un peu partout, et c’est la clé des choses : étant donné qu’un autre monde n’est pas possible, alors pourquoi n’avons-nous pas de place dans celui-ci ? Si on se représente qu’aucun autre monde n’est possible, il est intolérable de ne pas avoir de place dans celui-ci, une place conforme aux critères de ce monde : argent, confort, consommation… Cette frustration ouvre un espace à l’instinct de mort : la place qu’on désire est aussi celle qu’on va haïr puisqu’on ne peut pas l’avoir. C’est un ressort subjectif classique. »
Sur la mort du désir et l’absence d’une utopie consistante, Marie-José Malis rejoint Alain Badiou. Son théâtre se nourrit de ce questionnement.
Référence est faite, au sein de ce questionnement du désir, à la mémoire de la Grèce antique – à Hypérion, le titan, par exemple, celui qui étymologiquement « se situe au-dessus »,un peu comme le philosophe de Platon, à la vision synoptique –, le théâtre trouve son sens pour Marie-José Malis chez les grecs. Hypérion, de Hölderlin, joué l’an passé, peut être lu comme un Manifeste, le parti-pris théâtral de Marie-José Malis. Cependant, il ne s’agit pas nécessairement de jouer du théâtre grec pour être dans l’esprit des grecs. Une des raisons de cette référence à la Grèce, c’est le masque et le jeu des acteurs. Le masque introduit l’écart, le jeu au sens mécanique c’est-à-dire la distance vis-à-vis du rôle, du texte, du spectateur. Cet espace est nécessaire à la respiration de l’acteur qui le porte mais aussi au spectateur, pour qu’il puisse penser. Alain Badiou le met en scène avec Ahmed philosophe. Diction du chœur aussi dans la tragédie grecque qui sépare l’acteur du monde actuel pour lui donner sens, dans cet écart de la voix par rapport à la voix déclamée.
Marie-José Malis est à distance du factuel qui n’apporte rien, sauf la constatation. Or, aujourd’hui, il faut dépasser ce cadre. Il ne s’agit pas de se consoler par un discours bien-pensant, mais de construire une résistance. C’est toute l’économie du théâtre, comme la troupe italienne, « Teatro Valle Occupation » de Fausto Paravidino, le montre par son théâtre. La pièce, La boucherie de Job qui a été jouée ici du 15 au 23 janvier 2016, met en scène une famille qui, parce qu’elle cède au désir du fils formé au monde de la finance par les américains, de la réorganisation financière de leur boucherie, va sombrer dans le mal.
On rejoue le Livre de Job. Pourquoi ? C’est la question incessante de Job à un Dieu qui se tait. L’argent désenchante le monde. Dieu ne ressuscite personne. Si en grec, économie c’est l'oikos, la maison, le foyer, l’abri, le devenir du mot a pris ses distances avec son origine.
« Teatro Valle Occupation » est une troupe qui en 2011 a occupé et ouvert à la population le plus antique et prestigieux théâtre de Rome, Téatro Valle afin d’en éviter la privatisation. Est née ainsi une Fondation d’Intérêt Général, une alternative juridique et économique radicalement nouvelle, basée sur les principes des biens communs, pour expérimenter ensemble une nouvelle forme de démocratie à travers les arts et la culture, une autre idée du travail et du partage. L’idée c’était d’ « ouvrir » le théâtre. Pas seulement les lieux ou le rideau. Non, il s’agissait d’aller plus loin et d’ouvrir le travail des artistes, dans une sorte de mise à nu. Depuis 2014, le théâtre n’est plus occupé et demeure fermé, aucun dialogue n’ayant abouti. Mais la troupe continue de faire entendre sa voix, à travers l’un des trois spectacles sur l’économie mondiale que propose le théâtre.
On pouvait lire dans L'Humanité ces quelques lignes de Marie-José Malis au sujet de ses partis-pris : « C’est un théâtre de la forme qui penche plus du côté de Meyerhold, un théâtre de la révolution, mais Meyerhold s’est fait sortir de la révolution parce que son théâtre était jugé trop esthétisant. Je pense que c’est par la forme qu’on transforme le monde. Quand on veut transformer le monde, notre devoir est d’apporter des formes nouvelles. » . Cela s’est traduit par des interventions à l’extérieur du théâtre : spectacles en appartements, des « actualités », où un metteur en scène monte un projet avec des habitants. Le théâtre doit se nourrir aussi de la pensée et du désir portés par les habitants d’un lieu. Le théâtre est ouverture. Il porte en lui une force d’invention. C’est peut-être la leçon des masques, pour revenir à ce que nous disions plus haut.
Comme le disait la présentation de la pièce de Pirandello, La volupté de l’honneur, mise en scène par Marie José Malis, qui s’est jouée ici il y a peu, la fiction crée la réalité. Nous portons des masques au sens de dissimulation aussi. Mais cette fiction est riche de ressources. Elle crée une réalité à laquelle on ne s’attend pas.
L’art est invention, création. Nous remplaçons peut-être un Dieu qui ne s’occupe plus de nous. Le théâtre ré-enchante le monde pour citer Max Weber analysant le désenchantement de ce même monde. L’art ne se donne pas, il est en mouvement, dans la tension du désir et de l’inachèvement. Il est dans le « faire », dans le devenir. Sa genèse est permanente.
Ce qui est aride dans le travail de Marie-José Malis, c’est son rapport à la forme. C’est un travail sur le concept. La philosophie se fait théâtre.…à la recherche du plaisir esthétique, certes, mais politique aussi qui engage le spectateur à choisir son camp. On reste ou on part ? On ne force personne au désir…on le forme.
Un théâtre sans concessions