La récente biographie de J. Tati donne de l'artiste une image d’Épinal. Un précédent biographe discute cette approche en faisant une révélation.
Publiée sans doute à dessein à la veille des cent ans du cinéaste, cette nouvelle biographie de Jacques Tati raconte avec brio le parcours d’un héros. On ne peut que féliciter Jean-Philippe Guérand d’avoir rempli son contrat vis-à-vis de la collection Folio-Biographies en racontant de façon vivante et accessible la vie d’un homme qui fut sans conteste une des grandes figures françaises de l’histoire du cinéma. Du moment qu’on n’attend de ce livre ni une recherche originale ni une analyse approfondie des films, on y trouvera plaisir et profit dans les limites de l’exercice auquel se prête Guérand.
Biographies de Jacques Tati
Jacques Tati est une célébrité relativement peu "biographée". Peu loquace dans sa vie quotidienne, Tati fut d’une discrétion farouche devant les journalistes, surtout en ce qui concerne sa vie personnelle. Il n’aimait pas écrire, et laissa donc peu de documents de sa main; quant aux souvenirs qu’il dicta au magnétophone et qui furent transcrits par Jean L’Hôte, ils s’arrêtent… en 1929 ! Les coupures de presse de l’époque racontent toutes sortes de bobards, et les archives de ses diverses sociétés de production, qui ont toutes fait faillite, ne sont pas facilement accessibles. Quant aux témoins de sa vie, plusieurs proches collaborateurs se croyant floués par cet homme hautain et impérieux ont parlé de leurs griefs contre l’homme plutôt que de leur compréhension de son art. Jean-Jacques Cauliez, le premier à tenter l’aventure d’une biographie du cinéaste, fut brutalement désavoué par Tati, pour des raisons qui n’ont jamais été rendues explicites. La seconde, Penelope Gilliatt, n’a fait qu’un long entretien avec le créateur de M. Hulot pour le New Yorker, retravaillé mais sans nouvel apport dans la version "livre" de son article. James Harding, l’auteur de la troisième "bio Tati", également en langue anglaise, a pu s’entretenir longuement avec la soeur du réalisateur, Nathalie Tatischeff (leur correspondance est conservée dans les archives du BFI, à Londres), mais son livre n’en est pas moins décevant. C’est Marc Dondey qui a fourni en langue française le premier beau volume consacré à Tati. Il s’agit davantage d’un album de photos (de première importance) pour accompagner la sortie du documentaire, Tati sur les pas de Hulot, réalisé par la propre fille de Tati, Sophie Tatischeff, que d’une véritable étude biographique ou filmique (le texte fait une quarantaine de pages). C’est parce que je ne trouvais pas mieux, au milieu des années 1990, pour expliquer ce grand homme de l’écran dont les films m’intriguaient, que j’ai entrepris d’écrire une vie de Tati que j’aurais aimé pouvoir lire. Mon travail fournit à Guérand la trame générale de son livre et aussi un grand nombre de faits et de références, ce qui est normal : plusieurs des interlocuteurs qui m’ont fourni de précieux renseignements – notamment, Fred Orain, le premier producteur de Tati, et surtout Sophie Tatischeff, pendant longtemps la gardienne non seulement de la mémoire de son père, mais aussi de ses archives – ne sont plus là pour nous aider. Guérand ajoute aux sources déjà exploitées de nombreux éléments du contexte social de la vie du grand homme — les personnalités chez qui il a dîné, les membres des jurys où il a siégé, ses lieux de villégiature et les voisins qu’il aurait pu y croiser, etc. — ainsi que des informations sur l’actualité cinématographique au moment de la sortie des six longs métrages de Tati. On trouve aussi dans la partie "posthume" de cette nouvelle biographie le récit des tractations qui, suite à la mort prématurée de Sophie Tatischeff, ont mis l’oeuvre de son père dans les mains de Jérôme Deschamps, qui s’est consacré depuis quelques années à la restauration et à la remise en circulation des principaux films.
On pense communément que le présupposé de toute entreprise biographique est la découverte et la démonstration de l’unité de "l’homme et l’œuvre". Mais le cas contraire peut exister aussi : il arrive que la finesse et l’intelligence d’un créateur ne soient visibles que dans son œuvre. Si je me suis posé la question : comment cet homme-là a-t-il pu créer ces films-ci, je ne pense pas avoir trouvé de réponse facilement formulable. Tati-homme était lent, lourd, dominateur, brouillon, tout juste capable de lire L’Équipe, incapable des plus simples opérations arithmétiques, ignorant, sans culture ; Tati-cinéaste est fin, léger, d’une perspicacité merveilleuse et d’une profonde humanité. La réunion des deux sous le même imperméable est profondément improbable, mais voilà, elle a eu lieu — grâce au cinéma (car Tati n’aurait pu s’exprimer par la plume ou le pinceau et n’a jamais pu jouer un instrument musical). Le projet de Guérand est de revenir de cette biographie "à paradoxe" à un récit plus uni, à la Sainte-Beuve, mais en fait, puisqu’il ne parle de l’œuvre elle-même que dans ses manifestations publiques et sociales, il revient à une forme encore plus ancienne de l’entreprise biographique, et qui s’appelle : hagiographie.
Hagiographie de Jacques Tati
C’est pour cette raison que même dans le contexte d’un ouvrage destiné au grand public on ne devrait pas s’étonner des métaphores et allusions archaïques auxquelles a recours l’auteur. Même s’il n’y plus guère de jeunes sortis de l’école laïque qui pensent qu’en 1958 le général de Gaulle "porte la Ve République sur les fonts baptismaux" ou qui savent que lorsque "Tati a l’âge du Christ" il a trente-trois ans , ces notations sacerdotales confirment la dévotion de ce livre. C’est également à coup de clichés surannés — et suspects — que Guérand congratule Tati de son supposé mépris de l’argent, qui semble sortir tout droit d’un folklore périmé. Le Tati de Guérand est "indifférent à ces sollicitations émanant… des marchands du temple" ; il travaille d’une façon qui "cadre mal avec le mode de fonctionnement du cinéma traditionnel où le temps se monnaie d’abord en espèces sonnantes et trébuchantes" ; mais lorsqu’il adopte dans une "fulgurante anticipation" le product placement déjà banal aux États-Unis, il cherche non des apports publicitaires au coût du film mais "de généreux mécènes" ; et lorsqu’il se fait payer ses prestations à la télévision, notre Saint-Hulot-des-Écrans est "contraint de monnayer ses apparitions" . Les formules ampoulés d’un autre âge, comme "telle une vierge outragée", particulièrement cocasse lorsqu’elle est appliquée à un professionnel d’Hollywood , ou "grand cinéphile devant l’Éternel" parsèment sa prose de bout en bout. C’est sans doute du même arrière-fond idéologique que proviennent les nombreux clichés de l’anti-américanisme de la France des années 40 dont Guérand émaille sa prose et, surtout, la tonalité bien-pensante de cette entreprise, même dans les passages où le comportement du héros n’est pas facilement excusable (ses innombrables brouilles avec ses collaborateurs, sa maussaderie et son arrogance, les procès douteux qu’il a lancés et perdus pour des questions d’argent et de droits, contre des compagnies d’assurance, contre ses propres financiers, et ainsi de suite). Car ce dernier avatar de Tati est un homme bon, même quand il fut mauvais. Or, ce n’est pas par manque d’informations que Guérand adopte ce programme de blanchissage (il est évident qu’il connaît bien ses sources, et il a l’honnêteté de ne pas les travestir ouvertement), ni par respect de la vie privée qu’il omet toute référence (par exemple) aux liaisons que le réalisateur a entretenues avec Barbara Daenneke (la Barbara de Playtime) ou avec sa dernière compagne, Marie-France Siegler. On a l’impression que Guérand a à cœur de faire de Tati un bon bourgeois d’antan, capable de frasques mais jamais d’entorse grave à l’ordre et à la vertu — comme si un brevet de moralité était nécessaire pour lui accorder le statut de génie du cinéma. En quoi ce ton bien-pensant peut-il servir la réputation de Tati au XXIe siècle ? Et pourtant, dans cet ouvrage de sanctification, figure la mention cryptée d’un des épisodes les moins honorables de la vie du cinéaste.
Tati et la danseuse du Lido pendant l'Occupation
Tati lui-même a fabriqué et laissé fabriquer une mythologie rassurante sur ses années de guerre, où des événements réels — son service militaire pendant la drôle de guerre, le repli en mai-juin 1940 jusqu’au Périgord, ses prestations à Berlin, son "hivernage" estival à Sainte-Sévère, et son mariage avec Micheline Winter en avril 1944 — se succèdent dans un flou chronologique qui permet sans la rendre explicite une image de Tati sinon résistant, du moins réfractaire, précisément comme il fallait dans les années 1950. Aujourd’hui Guérand ne peut pas redébiter cette légende telle quelle, et il admet donc les chaînons manquants : la carrière de mime poursuivie au Lido de Paris, le départ en Allemagne dans le cadre de l’organisme Kraft durch Freude, la brièveté du séjour à Sainte-Sévère. Il ne cache pas non plus à ceux qui ont une bonne mémoire que le travail fait par Tati au Lido comptait à la Libération comme collaboration passive, puisque Jean Yatove, le chef d’orchestre, et qui par la suite a fait les musiques de l’Ecole des facteurs et de Jour de fête, a été sanctionné par une interdiction de travail de trois mois. Guérand fait même état de la liaison de Tati avec "une danseuse du Lido" en 1941. Mais c’est précisément son traitement de cet épisode jusqu’ici confidentiel qui révèle le plus clairement son attitude désinvolte envers la vérité humaine et historique.
Dès octobre 1940, Léon Volterra rouvre les portes du Lido de Paris, qu’il avait pris en gérance comme l’un des dix-sept cabarets, théâtres et restaurants réquisitionnés par l’Occupant pour l’usage exclusif de militaires et de civils allemands en poste à Paris. Il reconstitue la troupe en y ajoutant entre autres les sœurs Molly et Herta Schiel, deux jeunes danseuses autrichiennes ayant fui leur pays lors de l’Anschluss, car Heinz Lustig, l’amant de cœur de Herta, était juif. Cherchant à gagner les États-Unis, le trio avait fini à Marseille lors de la chute de la France. Heinz a pu poursuivre sa route jusqu’au Maroc, mais les deux sœurs, bloquées en France, étaient revenues à Paris pour y trouver ce travail. C’est Herta qui fut choisie pour présenter, entre autres, le numéro du mime Jacques Tati à la clientèle allemande. Entre les deux artistes, une admiration sincère et une affection mutuelle conduisirent à une liaison. Jacques Tati fournira au Lido deux saisons d’hiver, celles de 1940-41 et 1941-1942 (les programmes imprimés subsistent et présentent le numéro de Tati comme le clou du spectacle ; Herta pour sa part est nommée parmi la troupe dans plusieurs numéros de "danse artistique"). Mais en janvier 1942 Herta se trouve enceinte, et le drame commence. Tati ne veut surtout pas se charger d’une épouse sans références aucunes – sans fortune, sans nationalité véritable, sans famille, sans métier autre que celui de danseuse de cabaret. Ou plutôt, c’est Nathalie, sa sœur aînée (curieusement, très peu présente dans l’ouvrage de Guérand, alors qu’elle a joué un très grand rôle dans la vie de Jacques Tati) qui a insisté sur la rupture de cette liaison et sur un avortement (à l’époque, illégal, et encore plus lourdement sanctionné par les lois de Vichy que par celles des IIIe et IVe Républiques). Herta a refusé l’avortement, et dans la dispute qui s’ensuivit, elle reçut le soutien total de la troupe du Lido et de son gérant. A la fin de la saison, Tati fut renvoyé, son comportement de goujat étant considéré comme inacceptable dans le monde fermé et familial des gens du spectacle. Herta, pour sa part, accouche d’une fille à l’Hôpital Tenon le 1er août 1942. L’état civil du bébé est Helga Marie-Jeanne Schiel, le nom du père ne paraissant pas sur l’acte de naissance. Mais tout le monde sait qui est le père, et plusieurs témoins de cette histoire — d’anciennes danseuses du Lido, par exemple — n’ont jamais perdu contact ni avec Herta (décédée à Vienne en 2005) ni avec la fille de Jacques Tati. Lui, se met au vert pendant l’été 1942, à Sainte-Sévère, grâce à des subsides de sa sœur, qui gagne très bien sa vie en tenant une boutique de lingerie fine dans le quartier Saint-Honoré. Vers la fin de l’automne, à sec une fois de plus, il arrive à trouver un engagement à Berlin. Il s’arrête à Paris et passe voir la mère de sa fille, accompagné de Georges Carpentier (ancien champion de boxe, reconverti en tenancier de bar et personnalité très en vue de la vie nocturne dans Paris occupé) pour lui offrir une somme d’argent en échange de sa signature. L’argent provenait encore une fois de Nathalie ; Herta crut tout d’abord qu’il s’agissait d’un simple reçu, mais à la lecture découvrit que c’était en fait une reconnaissance de non-paternité. Ce document parfaitement légal empêchait tout recours de la part de la mère envers le père, désormais protégé, mais il laissait à l’enfant la possibilité de postuler au statut d’enfant naturel lors de sa majorité.
Parcours d'une enfant non reconnue
Placée en nourrice par sa mère chez une Madame Gora dans le village de Lardy, les premières années de cette fille rejetée furent relativement idylliques au cœur de la campagne française, alors que sa maman, fort sensible aux persécutions dont elle est le témoin horrifiée, aide par des traductions et d’autres importants services un réseau d’agents de la France libre dirigé par le Dr. Weil. Après la guerre, Herta, qui ne pouvait demander un passeport français, rejoignit son ancien ami Heinz Lustig au Maroc. Sa fille resta en pension en France jusqu’en 1948. A l’âge de six ans, elle fit seule le trajet jusqu’à Casablanca pour se jeter dans les bras d’une maman qui ne s’appelait plus Herta Schiel, mais Mme Lustig.
Après avoir congédié la mère de Helga vers la fin de 1942, Tati fit une courte saison à Berlin, où, avec Henri Marquet, il imagina un scénario de film qu’il couchera sur papier quelques annés plus tard sous le titre de L’Occupation de Berlin (et que Guérand ne mentionne pas, alors qu’il se trouve encore aujourd’hui parmi les papiers qui constituent "Les Archives de Mon Oncle", fréquemment citées), et revint à Paris pour la saison de printemps à l’ABC (puisqu’il ne pouvait plus travailler au Lido). Et c’est au cours de la saison suivante, alors que Tati est pressenti pour le rôle de Debureau dans les Enfants du Paradis et commence à nouer ses premières vraies relations dans le monde du cinéma, que sa sœur Nathalie décide de "caser" une fois pour toutes son petit frère volage, qui, à trente-six ans sonnés, commence à faire vieux garçon. Elle lui présente la fille d’une de ses clientes plutôt fortunées ; le mariage est rapidement décidé et sera célébré dans un Paris toujours occupé, en avril 1944.
A Casablanca, Helga est confiée à la Mission Laïque Aïn Sebaa, où elle prend place parmi de nombreux autres enfants ayant vécu des drames aussi durs que le sien. Mais alors que ses camarades avaient perdu un père, ou une mère, voire les deux, Helga avait un père bien vivant et qui ne voulait pas d’elle — et de surcroît un beau-père peu disposé à accueillir "la fille de Tati" dans sa propre famille. Comme les conflits au sein de ce nouveau ménage (Herta ayant donné naissance à deux enfants de Heinz) devenaient trop difficiles, Helga fut mise une fois de plus dans une pension, le Collège Saint-Vincent-de-Paul à Saint-Germain-des-Prés. Le régime était strict et les bonnes sœurs pas toujours bonnes pour cet enfant d’une part illégitime et d’autre part "fille de saltimbanque". C’est à cette époque que Helga a vu son père pour la première fois — à l’écran. Elle était encore pensionnaire lorsque sortit Les Vacances de Monsieur Hulot, première mouture de ce personnage gentil, aimable, presque enfantin. Tati a marmonné dans des centaines d’interviews par la suite que M. Hulot, ce n’était pas lui.
Après deux années de pension à Paris, Helga rejoignit sa mère au Maroc en 1954, mais cette nouvelle tentative d’intégration familiale fut troublée par des perturbations d’une autre sorte. Le mouvement indépendantiste rendait les perspectives des Européens du Maroc de plus en plus incertaines ; par ailleurs, l’Autriche retrouva sa souveraineté nationale. Herta et Heinz se décidèrent donc finalement à regagner Vienne. Mais que faire de Helga ? Elle n’avait pas de papiers autres que français, ce qui ne lui donnait pas le droit de "rentrer" en Autriche, et de toute façon elle ne parlait pas allemand. On la confia donc à une Madame Psaila, qui dirigeait une maternité à Casa, en attendant le moment propice pour revenir la chercher. Mais après le départ de la famille Lustig, la situation au Maroc empira. Après l’attentat du marché central du 24 décembre 1955, Helga, comme des milliers d’autres, chercha à partir, et s’adressa à la mairie… qui l’orienta vers le consulat d’Autriche, qui, à son tour, fit appel à un médecin autrichien pratiquant à Ouarzazate. Cet homme remarquable, Rudolf Pellegrini, auteur d’un ouvrage d’anthropologie médicale reconnu comme un classique du genre, et qui coule aujourd’hui une retraite paisible à Linz, accepta d’héberger une fille de 14 ans atteinte de strabisme et sans éducation véritable qui lui fut présentée explicitement par le consul comme "la fille de Jacques Tati". C’est grâce à Pellegrini que Helga arriva finalement en Autriche en 1958, y apprit l’allemand, et revit sa mère. Mais elle ne réussit pas à y faire son trou, tant elle se sentait et se croyait française, et, grâce au contact maintenu par sa mère avec ses anciennes copines du Lido ainsi qu’avec le médecin qui avait soigné sa sœur Molly pendant la guerre, Helga partit pour un poste de jeune fille au pair au cœur même de Paris au moment de la sortie de Mon oncle.
Reconnaissance(s), enfin
C’est de Ouazarzate que Helga, assistée par Rudolf Pellegrini, avait écrit à son père, photo à l’appui, pour solliciter son aide et sa protection. Tati n’a jamais répondu. A Paris, deux ans plus tard, la famille d’accueil de Helga l’a encouragée à tenter de nouveau un rapprochement avec le cinéaste, mais cette fois c’est Helga qui choisit de ne pas s’exposer à une nouvelle humiliation. Mais la presse a eu vent de la présence à Paris de la fille naturelle d’un homme alors au faîte de sa gloire, et auteur, en prime, d’un film qui se termine avec sensibilité et justesse sur la façon de rapprocher un père de son enfant. Une journaliste du Figaro a longuement interviewé Helga Schiel dans le domicile du Dr Weil… mais l’article n’a jamais paru. Conspiration ? Escamotage orchestré par Tati ou ses proches ? Ou bien Helga, qui est restée de son propre aveu timide et peu loquace devant la journaliste, a-t-elle dit trop peu de choses pour en faire un article à scandale ?
Quoi qu’il en soit, de nombreuses personnes dans l’entourage de Tati (sa sœur, ses parents encore en vie, Sauvy, Lagrange, Yatove, Marquet, Cottin et sans doute d’autres) ainsi que toute la nombreuse troupe du Lido de 1940-1942, étaient parfaitement au courant de ce "secret de jeunesse" du grand homme — et personne n’a rien dit, à une époque où un "scoop" de cette sorte était extrêmement monnayable, et où de nombreux collaborateurs de Tati avaient de bonnes raisons de lui en vouloir. Comment expliquer cette amnésie générale ? Sans doute davantage par la peur d’avoir à rendre compte de ses propres activités dans les années sombres que par le respect de la vie "privée" de Jacques Tati.
Pendant des vacances en Espagne Helga fit la connaissance d’un entrepreneur en bâtiment originaire du nord-est de l’Angleterre, et après une longue correspondance, elle le rejoignit dans son pays. Ils se marièrent (Tati fut informé mais ne s’est pas déplacé pour le mariage de sa fille), et ont eu trois fils, dont l’un — grand et dégingandé — a hérité de la démarche de son grand-père. Lors de sa naturalisation comme citoyenne du Royaume-Uni, Helga a dû solliciter pour la dernière fois l’assistance de son père, qui cette fois-ci a confirmé auprès du consulat britannique que Helga Marie-Jeanne Schiel était bien sa fille. Le certificat de naturalisation de Mme Helga McDonald porte ainsi dans la case "nom du père" le nom légal du cinéaste, Tatischeff Jacques.
Recadrages biographiques
Ce chapitre de la vie de Tati ne change pas d’un iota notre appréciation et notre compréhension de l’art du mime et du cinéaste, et elle ne change pas du tout au tout le portrait de l’homme que j’ai brossé dans mon ouvrage. Mais elle jette une lumière nouvelle et d’une haute signification historique sur les années sombres de Jacques Tati. Permettant de rétablir la vraie chronologie de ses activités entre 1940 et 1944, elle souligne la normalité de son comportement, bien plus sujet aux drames ordinaires de la vie (amour, grossesse involontaire, brouille personnelle) qu’à la situation militaire et politique de la France et de l’Allemagne. Elle explique aussi pourquoi Tati a eu besoin de tisser un voile "réfractaire" pour couvrir cette partie de sa vie – non seulement pour se mettre "du bon côté" dans les années de la Libération, mais aussi pour protéger sa femme et sa famille légitimes de connaissances qui leur auraient fait sans doute beaucoup de peine. Tati ne fut pas collaborateur, sauf dans le sens exagéré mis en service par les comités d’épuration du monde du spectacle dans les premiers mois suivant la Libération. C’était un Français ordinaire, un homme de son époque, et, comme des millions d’autres Français ordinaires de son époque, il a tourné à son avantage personnel l’amnésie historique volontaire des trente glorieuses.
Cet épisode peu glorieux de la vie du héros n’est pas entièrement absent du récit de Guérand ; il est évident qu’il connaît l’existence de Helga Schiel et de ses fils. Ce qu’il fait de ce savoir, par contre, est presque pire qu’une simple omission : "Jacques Tati a l’âge du Christ et tout semble lui réussir. Mais il se garde bien de profiter de la situation [de l’Occupation allemande] et préfère plutôt s’éclipser que de collaborer. C’est de cette époque que date sa rencontre avec une danseuse du Lido dont le fils naturel revendiquera plus de soixante ans plus tard sa filiation avec le cinéaste en découvrant le projet d’adaptation par Sylvain Chomet de l’Illusionniste, ce film étant, selon lui, inspiré des relations que le réalisateur entretenait à cette époque avec sa mère. Faute de test ADN, cette relation ne pourra jamais être établie officiellement, mais elle met en évidence une facette méconnue de la jeunesse de Tati dont son ami Lagrange a confirmé par la suite qu’elle fut parfois dissolue. Derrière sa timidité de façade, Jacques dissimule en effet un solide appétit de vivre et de s’amuser, même si les lendemains de fête s’avèrent parfois difficiles et qu’il a nettement plus de mal à récupérer de ses folles nuits blanches que son compagnon. Selon Lagrange, Tati est peu loquace, mais il accumule gaffes et bévues en toute innocence."
Évidemment, aucun test ADN n’est nécessaire pour prouver la filiation d’un jeune homme (qui n’est pas du tout illégitime !) dont la mère est très officiellement la fille de Jacques Tati. Encore plus inacceptable est l’assertion qu’une grossesse involontaire et un enfant rejeté ne sont que "gaffes et bévues" et les signes d’un "solide appétit de vivre". Ces équivoques, ces demi-mensonges, et ces métaphores éculées servent ici non pas à raconter la vie de Jacques Tati, mais à l’ensevelir. Ce portrait d’un homme du spectacle en enfant de chœur ne peut pas convaincre. Mais les créations de Jacques Tati sont toujours là, et ne pourront jamais être altérées par les pudibonderies lénifiantes de son dernier biographe.
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