Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au dernier festival de Cannes et nommé aux Oscars 2016 dans la catégorie « meilleur film étranger », L’étreinte du serpent du cinéaste colombien Ciro Guerra – 34 ans, 3 longs et 4 courts – se distingue par une grande beauté formelle et une rare inventivité dans l’écriture. Tout en se réappropriant certains codes du cinéma classique (sans sacrifier pour autant à sa dramaturgie spectaculaire), le film nous entraîne sur un autre continent et à une autre époque, et propose une puissante conversion sensorielle à une autre façon de considérer le monde. Inspiré par les journaux de deux explorateurs de la première moitié du XXe siècle (l’ethnologue allemand Theodor Koch-Grünberg et le biologiste américain Richard Evans Schultes), L’étreinte du serpent se révèle à la fois un récit d’aventure, un conte philosophique et un film historique, aux ambitions esthétiques et anthropologiques manifestes.

 

Nous voilà transportés au cœur de la forêt amazonienne, auprès d’un jeune chaman. Sa rencontre, à plusieurs années de distance, avec deux scientifiques occidentaux, à la recherche d’un peuple et d’une plante quasiment disparus, est l’occasion de longer, en pirogue, les « 5000 rives » du fleuve Amazone.

 

Rêve et représentation

 

Les sons multiples et perçants de la jungle investissent l’espace de projection. La caméra avance à hauteur d’eau – en légère plongée, suivant le reflet du ciel et des arbres sur le miroir fluvial, avant de découvrir une forme opaque lui ordonnant de se redresser, pour dévoiler sur la rive un Amazonien accroupi – en plan rapproché et légère contre-plongée, les yeux baissés, semblant méditer, attentif aux vibrations de son environnement.

Soudain, un vol d’oiseau ! L’homme lève la tête – aux aguets.

En suivant le reflet des feuillages sur l’eau, le film commence par une représentation déformée et scintillante de la réalité, de telle manière que cette entrée en matière nous initie littéralement à un premier dessaisissement et renversement (le reflet) de notre regard, déjouant notre mode habituel de perception de l’espace filmique. De son côté, la puissance cinétique du travelling avant favorise l’immersion du spectateur et mime le mouvement d’approche d’une entité extérieure, vraisemblablement pressentie par le jeune chaman – qu’il s’agisse en effet de la préfiguration de l’arrivée du premier scientifique, ou de l’avancée concrète, ou fantasmatique, d’un serpent (ou de son esprit). Ce mouvement se termine sur le personnage principal, face à la caméra, nous présentant déjà un autre mode d’être au monde, particulièrement attentif et vigilant aux vibrations naturelles. Cette attention particulière est alors convertie en une forme d’inquiétude, le son brusque de l’envol d’un oiseau apparaissant comme l’indice d’une intrusion et l’annonce d’un bouleversement, dont le film serait tout à la fois le signe et le médiateur – Cut.

Partant de ce point de vue terrien, la caméra adopte alors un point de vue aérien, non plus à hauteur d’eau mais à hauteur d’arbre ou d’esprit, afin de cadrer, en plan large et en légère plongée, l’homme de dos se redressant au bord du fleuve. Les reflets de l’eau empêchent alors de percevoir la ligne de frontière entre la réalité et l’espace miroitant dans lequel les arbres et la végétation se déploient. Le caractère indéterminé de cet espace est renforcé par une saturation de la lumière, estompant les contours des objets représentés, de sorte que cette partie de l’image présente les qualités esthétiques d’un espace onirique, propice à une nouvelle apparition. Une barque semble alors s’approcher, redéfinissant progressivement notre rapport à cet espace.

A l’orée de sa terre, le jeune homme se redresse alors pour adopter le comportement d’une sentinelle et accueillir les nouveaux venus. De cette zone de rêve ou d’illusion surgit l’ethnologue, Theo, et son assistant, Manduca. A l’inverse de notre conception habituelle du rapport entre le rêve et la réalité (le rêve étant, pour nous, le rébus d’un vécu métamorphosé), nous apprendrons que pour le chaman les rêves sont un espace de communication intense entre le spirituel et le terrien.

Le film s’ouvre ainsi sur le réveil d’un homme, dont les images mentales semblent s’imbriquer dans le vivant, de sorte que cette rencontre initiale – voire le film lui-même – semble opérer justement sous le signe d’une « réalisation » : celle d’un rêve qui lui aurait préexisté. Toutefois, ce dessaisissement de notre mode ordinaire de représentation inaugure un renversement plus radical encore.

 

Renversement du point de vue

 

L’étreinte du serpent se démarque par le renversement du point de vue qu’il opère sur le genre du récit d’exploration, en se positionnant du côté de l’indigène. Le film nous décrit la rencontre, à plusieurs années d’intervalle, d’un indien, Karamakate, avec deux scientifiques occidentaux, Theo et Evan. Chacun des personnages trouvera dans la quête de l’autre l’accomplissement d’un destin qui lui est propre.

Surnommé « le bouge-mondes » et vivant seul sur les rives de l’Amazone, le chaman se présente comme le dernier survivant de son peuple, les Cohiuana, disparus à la suite de la colonisation espagnole. Mais l’explorateur Theo, atteint d’une maladie incurable le rendant aphasique et à qui on l’a recommandé, lui enjoint de le suivre vers le nouveau territoire de son peuple, où se trouve une plante rare, la Yakruna, un puissant psychotrope pouvant le guérir et dont Karamakate est le seul à connaître les secrets de préparation. Le second explorateur, Evan, jeune scientifique « atteint » d’une impuissance à rêver, retrouve, grâce aux écrits de Theo, Karamakate vieilli, ayant perdu la mémoire et ses dons de chaman. Leur réunion les conduira de nouveau à remonter le fleuve des souvenirs et à en longer les rives pour découvrir le dernier plan existant de la plante Yakruna, dont les conditions d’éclosion s’allient étrangement et poétiquement aux aspérités d’un arbre mort.

Ainsi, en choisissant le point de vue de l’indien, le cinéaste positionne le spectateur dans un état d’ouverture réflexive et sensorielle. Non seulement, nous suivons les agissements de Karamakate, de sorte que nous pouvons mieux le connaître. Mais encore, ce renversement nous permet de percevoir l’étrangeté de la pensée occidentale. En ce sens, le récit du film devient le principe actif d’un point de vue politique, modeste mais efficace, valorisant l’ouverture à l’autre et la critique du familier. A cet égard, il faut noter que Guerra travailla avec des acteurs non professionnels, issus de différentes tribus d’Amazonie, le cinéma redécouvrant ici l’alliance de sa mission esthétique avec des ambitions anthropologiques – pensons aux films de Robert Flaherty, Sergueï Eisenstein, Pier Paolo Pasolini, Peter Watkins, Huillet & Straub…

 

Métamorphose des regards

 

Le renversement du point de vue est donc investi par l’opposition structurelle entre le monde « scientifique » occidental et le monde « primitif » des peuples d’Amazonie, tout en privilégiant ce dernier, au moyen de dialogues écrits à la manière directe d’un conte philosophique ou d’un roman picaresque, et par une configuration narrative originale, entrelaçant deux temporalités différentes.

L’opposition structurelle citée n’est cependant pas aussi évidente, car Guerra ne met pas seulement en scène deux groupes de deux personnages, mais un groupe de trois, dans la première histoire – Karamakate, Theo et son assistant Manduca – et de deux, dans la seconde – Karamakate et Evan. Cependant, l’absence de « Gaspard » (troisième roi mage) sera évoquée à Evan et Karamakate lors d’une étape de leur parcours. En effet, dans la première histoire, le personnage de Manduca ouvre le récit à une troisième voix, celle d’un jeune indien qui a été enlevé et torturé par les Blancs, mais qui a été « libéré » par Theo. Son discours tempère en quelque sorte l’opposition du chaman et du scientifique, élaborant une alternance des regards entre trois conceptions du monde, et esquissant un état historique et politique de ces rapports. Ce dialogisme est soutenu, dans la mise en scène, par un glissement habile du point de vue de l’un des personnages à l’autre, mais cela toujours en présence de Karamakate, et souvent en suivant son angle de vision.

Le souvenir de Manduca sera convoqué dans la seconde histoire par l’allégorie biblique, son absence marquant, de manière latente, une évolution historique de ces rapports de force. On parle ici d’une rupture radicale, d’une perte de lien, d’une part entre deux conceptions de l’univers (scientifique et chamanique), d’autre part, et plus largement, entre l’homme et le monde. En effet, Karamakate, dans cette seconde histoire, a perdu la mémoire et ne parvient plus à sentir les esprits de la jungle et à exercer ses dons de chaman – « la ligne est rompue », déclare-t-il, dès sa première rencontre avec Evan. A cette étape du récit, les somptueux plans larges dans lesquels on pouvait apercevoir Karamakate accroupi au milieu des fourrés – presque caché comme dans un tableau du Douanier-Rousseau – ont disparu. Vieilli, le chaman se définit alors comme un « chullachaqui », c’est-à-dire « un être identique à [soi] mais vide et creux », un être qui « n’a pas de souvenirs [et qui] erre à travers le monde ». Lorsque Theo lui tendra une plaque de verre photographique à son effigie, il emploiera le même nom, ne concevant pas la différence entre la représentation et son référent, et refusant que l’explorateur le range dans son sac (« Tu ne vas pas me ranger » !). Cette perte et cette incapacité à concevoir la notion de représentation séparée du référent accusent le coup d’un hiatus irréductible entre l’homme de la jungle et son environnement. (A cet égard, on remarquera l’étrange coïncidence esthétique entre l’image du film, tournée en super 35, et les photographies sur plaque de verre, présentant une large échelle de gris et conservant un aspect contrasté et détaillé dans la profondeur.)

Ainsi, la construction du récit encourage un processus de distanciation, fondé sur une série de renversements dialectiques, favorisant l’implication critique du spectateur dans le film. Une distance opère, non seulement dans les relations discursives entre les personnages, mais aussi dans l’articulation de ces deux histoires, déjouant l’ordre chronologique de ces deux rencontres, pour mieux en appréhender les différences et ainsi solliciter une expérience spectatorielle plus directe et approfondie, notamment au niveau historique.

 

Métaphore du temps et mémoire des lieux

 

Certes, le cinéaste conserve la linéarité de ces deux récits, mais il s’autorise leur tressage à plusieurs années d’intervalle, comme deux lignes parallèles de temps qui s’entrecroisent, à l’image des serpents du caducée d’Asclépios. Pour le spectateur, le suivi de ces deux histoires est favorisé par l’investissement d’un même parcours et d’un même but sur le fleuve Amazone, pour les deux scientifiques et Karamakate, tous à la recherche d’un même peuple et d’une même plante. Ce lien fluvial entre les deux histoires permet un jeu savant d’ellipses narratives. Certaines étapes de leurs parcours montrent l’évolution des rapports entre les indigènes et les Blancs dans des contextes et des temps différents, avec des enjeux économiques (plantation de caoutchouc), religieux (les missions chrétiennes) et politiques (le massacre des péruviens et la guerre contre les colombiens). Ils feront cependant étape en un même lieu, dont la transformation poussée à l’extrême en révélera les dérives. Les lieux demeurent un des paradigmes essentiels à l’activité de la mémoire, pour le spectateur, qui peut analyser les différences d’une rive spatio-temporelle à l’autre, et pour Karamakate, dont les souvenirs resurgissent peu à peu.

La figure du fleuve comme métaphore du temps (celui du récit et celui de la mémoire) est justement exploitée aux points d’articulations de ces deux histoires. Le premier glissement – de l’histoire de Theo à celle de Evan – s’effectue cut dans le passage, à la fin du générique, du plan d’un serpent en train de féconder à celui d’un dessin « chamanique » et serpentin de Karamakate sur un rocher. Les vues aériennes du fleuve nous feront découvrir, plus tard, l’empreinte de l’« Anaconda » descendu sur terre, le fleuve Amazone esquissant la figure d’un serpent géant sur le dense aplat de la forêt. Le deuxième glissement s’opère par un panoramique gauche-droite sur les reflets du fleuve, la caméra abandonnant la fuite de Theo et Karamakate (de dos) à la suite d’un différend avec un chef de tribu, pour suivre l’avancée sur le fleuve d’Evan et du vieux chaman (de face) : on remonte ici le temps (gauche-droite) pour s’orienter, en quelque sorte, vers le futur. De même, le troisième point d’articulation s’élabore par un jeu multiple de raccord regard entre Karamakate âgé et Theo, celui-là voyant celui-ci souffrir sur la rive d’en face, de sorte que passé, présent et futur semblent ici se répondre, voire se jauger les uns les autres.

 

Expérience de l’Histoire

 

Ce régime de temporalité fondé sur la métamorphose et l’imbrication des temps est justifié favorisé par l’enjeu narratif des songes auxquels est sujet le chaman. Alors que le jeune biologiste américain, Evan, en est absolument dépourvu, ce don est partagé, dans une moindre mesure, par l’ethnologue allemand, Theo, dont un rêve, retracé dans son carnet d’études, sera identifié par l’indien comme identique à un des siens. En substance, nous comprenons que la conception scientifique du monde de Theo, homme mourant du XIXe siècle, n’est déjà plus celle d’Evan, jeune homme du XXe. Suivant le discours du film, la disparition de ce partage des rêves se panserait alors par la reconquête de souvenirs, pour Karamakate, et par la reconquête d’un sens à son existence, pour le biologiste américain. Cette reconquête du sens se réalisera finalement par un partage du sensible et une conversion du regard, dont les pouvoirs retrouvés de Karamakate seront les initiateurs.

A ce double problème, le film présente une réponse double, en proposant de comprendre et d’allier deux conceptions de l’univers, l’une occidentale et l’autre « chamanique », l’une historique et l’autre « magique », l’une scientifique et l’autre esthétique. Cette proposition s’élabore grâce aux potentialités multiples, modales et structurales du système de narration cinématographique, le caractère mécaniquement reproductible des images filmiques pouvant se prévaloir d’un rapport de représentation direct avec leur objet. Ainsi, d’une part, le film met en œuvre un régime d’historicité fondé sur l’idée d’un trop grand éloignement des temps et la nécessité de leur rapprochement par un examen critique, c’est-à-dire une étude de la survivance des formes et un travail de la mémoire pouvant réinscrire l’homme dans le courant de l’histoire, comme un acteur de cette dernière. D’autre part, le film répond à cette problématique historique par une expérience esthétique radicale, fondée sur les vertus sensibles et curatives des rites chamaniques.

 

Partage du sensible

 

En effet, juste avant que Karamakate administre à Evan les éléments préparatoires pour un ultime rituel issu des propriétés de la Yakruna, la narration change radicalement de point de vue pour adopter celui du jeune occidental, comme si les dons mêmes du chaman lui étaient insufflés, lui provoquant des « visions chamaniques ». A l’image de la dernière séquence du film d’Andreï Tarkovski, Andreï Roublev, et suivant la même intention phénoménologique, c’est-à-dire structurale et esth-éthique, cette expérience du sensible se traduit par un retour de la couleur, reprenant certains motifs du rêve dessiné par Karamakate sur un rocher et par Theo dans son carnet, pour nous conduire finalement aux confins de l’univers, où la forme du serpent, symbolisant nos rêves les plus intimes, s’inscrit jusque dans les constellations les plus lointaines. Le titre même, L’étreinte du serpent – El abrazo de la Serpiente – n’est d’ailleurs pas sans faire référence à un motif majeur et paradoxal de l’histoire de l’art, présent dans les mythologies de toutes civilisations – de la statue du Laocoon à l’arbre de la connaissance, en passant par les danses des indiens Hopis, dont l’historien d’art allemand Aby Warburg aura noté les inférences, et par le caducée d’Asclépios, vénéré à l’époque hellénistique comme un maître guérisseur.

En ce sens, le film, et plus généralement le cinéma, comme opérateur de réflexion scientifique et de « vision magique », seraient une première étape, ou plutôt, un support critique adéquat, pour nous indiquer la voie vers un rétablissement du lien perdu ou vers une réconciliation patiente des hommes entre eux, avec leur histoire commune, et, plus largement, de l’homme avec le monde. Ce monde nouveau tant désiré, conquis et exploité, espéré, demeure en effet toujours à construire.