Une étude pénétrante du Guide des perplexes consacre en philosophe celui qu'on envisageait avant tout comme un talmudiste.

Sombre destin que celui des hommes qui se refusent aux étiquettes sociales assignant un rôle rassurant, mais fixe et donc nécessairement limité. Un rôle contradictoire avec l'ondoyance propre à l'homme, et si chère à Montaigne. Ayant profondément réfléchi sur les rapports entre religion et philosophie, Maïmonide (Cordoue, 1138 – Fostat, 1204) fut de ceux-là, jugé trop philosophe par les théologiens et trop homme de la Loi par les philosophes. Rabbin et talmudiste, il est l'auteur d'un Guide des perplexes au titre aussi poétique qu'évocateur des tunnels de la suspension de la compréhension, auxquels étaient confrontés les penseurs du Moyen Âge. Et comment d'ailleurs ne pas être perplexe devant l'inextricable problème qui consiste à user d'arguments philosophiques, c'est-à-dire de suppositions qui sont contraires à celles de la foi, pour soutenir la foi ? 

Le Guide des perplexes sera donc destiné aux hommes perplexes devant les textes sacrés ou moins sacrés, leurs allégories qui recèlent des secrets dont la divulgation publique est interdite ; perplexes devant les sciences spéculatives qui seules permettent la compréhension des savoirs, mais qui sont réputées menacer l'intégrité de la religion. De ce point de vue, le Guide propose un parcours linéaire qui doit conduire du sentiment d'un conflit entre Loi et Raison à la certitude de leur non-contradiction, ou même d'une harmonie. Maïmonide montre « les conséquences désastreuses du fait de ne se préoccuper de rien d'autre que de la défense d'une religion établie. [...] Il prépare son lecteur à un examen sans concession des thèses propres aux théologiens dans leur conflit multiséculaire avec les philosophes et éveille son attention sur le fait que tant ses quelques concessions aux premiers que ses réserves à l'égard des seconds sont à prendre avec d'extrêmes précautions »   .

Pierre Bouretz, historien de la philosophie à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), arrivé à Maïmonide par Leo Strauss, a relevé le défi de rendre ce Guide des perplexes intelligible et de le faire partager dans ce titanesque Lumières du Moyen Âge. Maïmonide philosophe, où il est certes question de Maïmonide, mais également, et non dans une moindre mesure, de Al-Fârâbî (Wâsji, 872 – Damas, 950), qui l'a précédé d'un siècle et demi sur ces questions. Surtout, il démontre à travers l'étude de cet ouvrage original que Maïmonide est aussi « un philosophe du Moyen Âge ayant marqué l'histoire de la philosophie, et pas seulement un homme du commentaire talmudique ou un compilateur de philosophie antique. Le premier à avoir identifié la pensée de Maïmonide dans sa dimension philosophique et spéculative est Leo Strauss, dans un livre intitulé Philosophie und Gesetz, paru à Berlin en 1935 »   . A la suite de Strauss, Pierre Bouretz s'ingénie à sortir Maïmonide du double enfer 1) de sa lecture par Hegel – auteur des primordiales et posthumes Leçons sur l'histoire de la philosophie – qui le cantonne à un rôle historique mais pas proprement philosophique, influençant la vision que les philosophes occidentaux porteront sur eux plus d'un siècle durant et 2) des stéréotypes de la noblesse orientale qui en découlent. En effet, dans ses Leçons, Hegel consacre 900 pages à la philosophie grecque antique, 400 à la philosophie moderne et 175 au Moyen Âge en incluant la Renaissance ! Au sein de ce Moyen Âge amoindri, le monde des Arabes et des Juifs ne vaut d'être regardé qu'au « point de vue extérieur, historique ». Il les exclut du panthéon des « héros qui pensent ». Cette faille de perspicacité participe dès lors, et pour trop longtemps, à classer ces philosophes parmi les stéréotypes des « sublimités orientales qui ne s'attachent à rien de déterminé »   .

En se demandant « si les Lumières sont nécessairement des Lumières modernes », Strauss introduit une idée que la « modernité positiviste » a toujours eu du mal à concevoir : à savoir que les Lumières ne sont pas nécessairement attachées au supposé triomphe de la Raison sur la Loi (religieuse). Maïmonide vit dans un moment où le conflit théologico-philosophique, qui a opposé théologiens et philosophes sur de nombreux points dont le principal était la question de l'origine du monde depuis la fin de l'Antiquité, fait achopper celui qui a étudié la philosophie sur les choses de la Loi. Praticien de la science de la Loi, savant et homme de foi, il décide alors d'écrire pour ce lecteur-type le Guide des perplexes et expose son programme et la méthode envisagée sur le long terme dans son Epître sur la résurrection des morts : « Nous nous efforçons de rapprocher la Torah de l'intelligible et, dans toute la mesure du possible, de mettre les choses dans un ordre naturel ». Son projet est de « Redresser, expliquer, donner une préparation à ceux dont les connaissances sont limitées »   .

Fârâbî affirmant que les philosophes sont en « grave danger », Maïmonide se disant « serré dans une arène étroite », Averroès (Cordoue, 1126 - Marrakech, 1198) déclarant que la philosophie a pour finalité de « faire connaître la félicité intellectuelle à certains individus » : nul ne saurait contester l'idée de Strauss selon laquelle il n'y a aucune harmonie entre la philosophie et la « société civile ». Pour cette raison, la pratique de la philosophie au Moyen Âge avait deux caractéristiques essentielles : l'élitisme et l'ésotérisme. Maïmonide invente une écriture ésotérique à ses propres fins en expliquant qu'elle vise à faire en sorte que sur les questions difficiles ou litigieuses, « les vérités soient entrevues et qu'ensuite elles se dérobent »   . Pierre Bouretz s'oppose néanmoins à l'idée que les philosophes de cette période s'ostracisent et dévoile, citations à l'appui, le lien que quelques auteurs emblématiques du Moyen Âge, dont Maïmonide dans son Guide des perplexes, cherchent à nouer entre éducation du vulgaire et art d'argumenter. 



Fârâbî : pas de métaphysique sans politique



Fârâbî, dans un Commentaire sur les Topiques, affirme le lien subversif et irréductible entre métaphysique et politique : « Nous autres philosophes sommes politiques par nature ». Prendre la parole sur des sujets plus que polémiques – le rôle du philosophe dans la cité, le rapport entre théologie et politique – présente toujours un risque : celui de rencontrer des lecteurs malveillants, voire franchement hostiles à une époque où la liberté d'expression n'existait que pour autant qu'elle était soumise aux « vérités » autorisées par le pouvoir et les autorités religieuses   . Ces inconvénients forçaient les philosophes du Moyen Âge à justifier leurs démarches herméneutiques et à anticiper toute opposition ou accusation de subversion. D'où leur souci de dissimulation et l'ésotérisme de certains textes, ésotérisme empêchant un grand nombre de lecteurs d'y accéder. Mais l’ésotérisme n'exclut pas la transmission.

Preuve du souci des philosophes arabes et juifs pour la communication de leurs idées et leur impact nécessairement « politique » : leurs commentaires des grands philosophes grecs. Les garants des Lumières du Moyen Âge sont Platon et son discours fondateur sur le rôle du philosophe dans la cité (La République) et Aristote pour son texte fondateur sur les moyens d'exercer ce rôle qui consiste avant tout à communiquer avec autrui grâce à la maîtrise de la rhétorique (La Rhétorique). Fârâbî s'appuie sur Platon, auteur du passé ; c'est uniquement sous couvert des opinions d'un auteur ancien qu'il se permet d'exposer les siennes propres à un moment où la prudence à l'égard du pouvoir reste de mise. Dans La philosophie de Platon, il expose, sous couvert du « grand maître » sa conception du philosophe-roi : « Il lui devint clair qu'il faut une autre cité et une autre nation, différentes des cités et des nations existant en ce temps-là », et ce renversement n'est possible que si « l'homme qui est philosophe et l'homme qui est prince sont un seul et même homme »   . À propos de Socrate, Fârâbî va encore plus loin, dans sa Philosophie de Platon : « Lorsqu'il sut qu'il ne pouvait survivre sans se conformer à de fausses opinions et sans mener un mode de vie bas, il préféra la mort à la vie »   .

Réside ici cet esprit des Lumières qui consiste à résister à l'hypocrisie morale qui paralyse la vie de l'esprit et le déploiement de la libre conscience, à n'importe quel prix. Progressivement, mais sûrement, citations à l'appui, Pierre Bouretz démontre comment Fârâbî dénonce les « opinions reçues » sur lesquelles il est si difficile de revenir et qui empêchent l'habitant de la caverne, en l'aveuglant, de percevoir le vrai, c'est-à-dire de participer au débat propre au philosophe. Apparaît après Aristote, selon Fârâbî, une époque en quelque sorte post-philosophique qui n'est autre que celle de la religion. Religion comme instrument de diffusion dans les masses de vérités spéculatives ; corpus de croyances a priori non conformes à la vérité des choses mais qui en offraient une « imitation » et devaient être défendues d'un point de vue politique. La finalité qu'assigne Fârâbî à la « philosophie populaire » : « détourner le vulgaire des arguments, des opinions et des lois dans lesquelles [...] il n'atteint pas la vérité » et « lui faire percevoir la vérité dans les opinions qui appartiennent à ces religions ». Qui osera prétendre que cet objectif n'est pas digne des « Lumières modernes » comme projet intellectuel et politique d'éducation du plus grand nombre et qu'il est « l'un des secrets les mieux gardés de la philosophie médiévale »   ?

Deux siècles et des cultures différentes séparent le monde de Fârâbî et celui de Maïmonide, ce dernier pouvant sembler moins éclairé que le premier. Maïmonide, entre revers de fortune et isolement intellectuel, ne disposait pas dans son entourage d'un camp structuré d'adversaires de la philosophie. Homme de la Loi, autodidacte, il apprend tout par lui-même grâce aux livres disponibles dans les différents endroits où il a vécu (Espagne, Maroc, Palestine, Egypte). L'ouvrage de Pierre Bouretz le consacre philosophe.



Maïmonide : de la Mishneh Torah au Guide des perplexes



Ce qui conduit Maïmonide à sa démarche de savoir et de connaissance écrite est le sentiment de la perte de sens et de la perte d'un monde. Dans son commentaire de la Torah, la Mishneh Torah, il dit : « De nos jours, nous sommes accablés par des difficultés supplémentaires [...]. La sagesse de nos maîtres est perdue et la compréhension de nos hommes d'intelligence est cachée [...]. [S]eul un petit nombre d'élus pénètrent ces sujets comme il faut »   . Dans cet ouvrage, qu'il dédie aux hommes de la science traditionnelle de la Loi, il dévoile des éléments du sens « interne » de la Loi orale, et à travers elle, de la Torah, dont il offre une codification rationnelle. Il y rappelle que depuis Moïse, personne n'avait composé un texte destiné à l'enseignement public de la Loi orale, en sorte que durant des siècles, celle-ci n'avait été transmise que de bouche à oreille, de génération en génération, au risque d'une altération de sa substance... Jusqu'à l'enseignement de Yehouda ha-Nassi (aussi appelé rabbi Juda le Prince) : « il rassembla tous les enseignements, toutes les lois, toutes les explications et tous les commentaires [...] de tout cela il composa le texte de la Mischna. Il l'enseigna aux sages de sa génération en public et le révéla au peuple juif qui l'écrivit entièrement. On le dissémina partout, afin que le peuple juif n'oublie jamais la Loi orale ». Intitulant son livre Mishneh Torah (la répétition de la Torah) puis affirmant que l'on pourrait désormais n'étudier que la Loi écrite et celui-ci en faisant l'économie de tous les textes intermédiaires, Maïmonide risquait de se voir reprocher un excès de prétention, voire un abus de pouvoir. Mais du moins offrait-il une reconstruction rationnelle de la Loi dont l'utilité pratique et la puissance intellectuelle s'imposeraient en lui conférant une « considérable autorité »   .


Le Guide et ses publics


Dans la lettre dédicace qui précède l'Introduction du Guide, celui-ci se présente comme une série de lettres personnelles adressées à un élève éloigné auquel le maître continue de délivrer par écrit et à distance un enseignement tout d'abord donné oralement en face à face. Joseph ben Yehouda a effectivement reçu l'enseignement oral de Maïmonide continué par le Guide, qui lui-même s'ingénie à livrer un savoir avec les procédés de l'enseignement oral. La séparation du maître et de son disciple est l'occasion qui permet la rédaction de l'ouvrage. Mais la figure du disciple dessine en réalité un lecteur-type, qui serait confronté aux mêmes questions qu'un homme vivant au coeur du conflit entre Loi et Raison caractéristique de son époque sans parvenir à le surmonter : ces « perplexes » forment bien l'élite que Maïmonide s'invente à défaut d'en disposer de façon tangible dans la société de son temps.

Celle-ci est comme attendue opposée au « vulgaire » au sens des Anciens, c'est-à-dire la foule supposée presque naturellement hostile aux philosophes. Car vouloir délivrer à tous les connaissances métaphysiques ne serait pas seulement vain intellectuellement mais aussi dangereux socialement : il convient de ne dévoiler les croyances « vraies » qu'au petit nombre de ceux qui seront aptes à en saisir la signification profonde, tout en imposant aux autres des croyances « nécessaires pour faire cesser la violence réciproque ou pour faire acquérir de bonnes mœurs »   . L'élite ? Il s'agit des « hommes de Loi » ; ceux qui ont en charge le fait que les dogmes soient respectés et les pratiques exécutées ; les garants de la religion, donc de l'unité sociale, de l'harmonie de la société. Mais l'originalité de Maïmonide est qu'en s'adressant à une « élite », il y inclut d'autres lecteurs que des hommes de la Loi ou des philosophes qui n'étaient pas si nombreux dans son entourage : il la façonne lui-même par son discours. Le caractère performatif du Guide, qui vise à élever son lecteur, devient ainsi indiscutable.

 

Le prophète et le philosophe

 

Pont entre l'étude du discours et la Révélation, la doctrine de la prophétie occupe une place importante dans le Guide. Elle est le lieu par excellence où s'affiche l'adhésion des penseurs médiévaux à la Révélation pour la simple raison qu'elle renferme en son sens ésotérique des vérités spéculatives qui ne sont autres que celles de la philosophie. Ainsi, la science de la prophétie constitue un moment du Guide qui relève de la science politique. Elle doit permettre l'établissement d'un gouvernement parfait des affaires humaines. Devant l'élection du prophète, comment se définit le philosophe ? Est-il supérieur ou inférieur au prophète ?

Dans le Guide des perplexes, c'est le prophète qui a une mission d'élévation et d'instruction des hommes. Il arrive à Maïmonide de présenter le prophète selon le modèle du philosophe mis en place au travers de l'allégorie de la caverne de la République de Platon. En parlant des va-et-vient des hommes entre la caverne et son extérieur, il s'enthousiasme : « Combien on s'est exprimé avec justesse en disant montaient et descendaient [je veux dire en mettant] le verbe monter avant le verbe descendre, car [le prophète], après être monté et avoir atteint certains degrés de l'échelle, descend ensuite avec ce qu'il a appris pour guider les habitants de la terre et les instruire »   . Leur rapport commun avec le divin en fait deux figures de l'excellence, et c'est leur « perception » extra-ordinaire, c'est-à-dire leur capacité à saisir et à comprendre les « choses divines », qui les distingue des autres hommes. Mais alors que le prophète bénéficie des perfections rationnelle et imaginative afin d'enseigner et de guider les hommes, le philosophe ne possède que la raison. Maïmonide mettrait donc en avant la supériorité du prophète sur le philosophe ? Pas si sûr, puisqu'il critique indirectement l'imagination et rehausse en contraste la valeur de la raison et de la pensée. Maïmonide conçoit le phénomène prophétique comme une accession vers la perfection grâce à une « aide divine », mais sans toutefois nier la possibilité d'y parvenir par une voie « naturelle » qui se pratique « par le savoir » : la pratique de la philosophie.

 

Quand la pensée détermine l'art de vivre

 

Le Guide aborde la question inévitable de la création du monde, principal sujet polémique entre les hommes de Loi et les philosophes. Maïmonide affiche l'idée – plus « philosophique » que théologique – selon laquelle il est impossible de parvenir à une certitude à ce sujet. Le registre du Guide serait donc celui d'un « Kalam éclairé », c'est-à-dire d'une théologie non dogmatique, celle de Maïmonide. Contrairement à Strauss pour qui le Guide n'est pas un livre de philosophie, Pierre Bouretz affirme qu'il est « un livre "philosophique" inscrivant son projet dans deux perspectives liées à la définition de la science "absolue" de la Loi comme " péculation" : s'agissant de la philosophie comme savoir, restituer de la façon la plus rigoureuse les démonstrations des philosophes sur les sujets capitaux, qui concernent Dieu ; au regard de la définition de la philosophie comme enquête, donner aux meilleurs lecteurs les instruments conceptuels et les indications littéraires leur permettant de poursuivre par eux-mêmes une recherche qu'il dit pour des raisons évidentes ne pas vouloir conduire à son terme s'agissant du monde ». Faisant la synthèse des connaissances apportées en physique et en métaphysique sur la création du monde et l'existence de Dieu, Maïmonide adopte une « perplexité » féconde qui n'est pas synonyme de blocage, mais de découverte d'une nouvelle manière de penser : un certain scepticisme digne de tout philosophe devant ce qu'il perçoit comme étant une aporie.

De l'Ethique à Nicomaque d'Aristote   , Maïmonide reprend l'idée que par l'activité intellectuelle, voie vers la perfection, la philosophie permet incontestablement à l'homme de se rapprocher de Dieu. Il décrit dans le Guide la « cause finale » de l'homme à travers trois idéaux associés à la perfection de l'âme et qui semblent parfaitement s'incarner dans l'activité philosophique : « chercher l'immortalité », concevoir des « choses intelligibles », et « s'unir avec l'intellect »   . En cela, il se rapproche également de Platon, d'Alexandre d'Aphrodise et de Thémistius pour les anciens ; de Fârâbî, d'Ibn Bajja et d'Averroès pour les modernes.

La plus grande découverte que Maïmonide dévoile à son lecteur dans le Guide des perplexes est une découverte qui a pour but de « dissiper les ombres et de faire entrer de la lumière dans le monde dont il se veut sinon le maître du moins le gardien »   : la découverte d'une méthode ; pour penser, mettre en perspective, distinguer les plans théologique et philosophique... autant de stratégies dignes d'un des plus grands philosophes du Moyen Âge, instigateur d'un « scepticisme » étonnamment moderne pour son temps. Le Guide des perplexes de Maïmonide, nous dit Pierre Bouretz, a été écrit dans le but de permettre le passage d'un état à un autre état : de la perplexité à la non-perplexité, de l'égarement à la lumière qui est la conviction que seule une méthode de penser permet de se confronter aux contradictions et d'en désamorcer les difficultés. Car une difficulté, chez Maïmonide, n'est pas un obstacle, mais une occasion de jongler avec le monde.

C'est pourquoi Pierre Bouretz n'hésite pas à parler d'un « moment Maïmonide », couvrant toute la fin du Moyen Âge. Ce moment consiste en l'introduction de la philosophie dans la place publique, et en son acclimatation dans des conditions difficiles. Abordant à la fois le problème de la défense de la religion comme synonyme de destruction de la philosophie et la question de l'art d'écrire en respectant les traditions orales et en s'adaptant aux capacités de ses différents lecteurs, Maïmonide s'affirme comme un maillon de la chaîne de la résistance par la pensée. Même si on ne l'appelait pas « Second Maître », comme on a pu le faire pour Fârâbî, il fait figure de pionnier en ce qu'« après lui, les choses ne seraient plus comme avant »   .

S'il nous fallait parler des limites de l'ouvrage, nous dirions que bien que résultat d'un travail de commentaire et de synthèse extrêmement appréciable, Lumières du Moyen Âge souffre de quelques lourdeurs d'expression, de répétitions présentées sous forme de bilan ou de récapitulation qui ont un caractère certes pédagogue, mais qui ne nous semblent pas toujours nécessaires. Il semble surtout que Pierre Bouretz, imitant la construction des oeuvres du passé qu'il commente, en a lui-même acquis ce qu'aujourd'hui on considère comme en étant des « défauts de construction » majeurs : répétitions, digressions, retour au commentaire d'une partie du texte que l'on croyait définitivement « validée », méandres de la réflexion syllogistique... Le lecteur moderne, enthousiaste mais si peu habitué à ces textes, s'essouffle au déchiffrement d'un bloc si ambitieux et si dense, tout en nuances, nuances de nuances, modulations, modulations de modulations... En revanche le travail d’annotation renvoyant à la fin de l'ouvrage est d'une exhaustivité impressionnante. Y est répertorié, et très clairement synthétisé, le travail accompli sur Maïmonide depuis sa « redécouverte » jusqu'à nos jours, que parfait admirablement Pierre Bouretz avec son Maïmonide philosophe