Mireille Calle-Gruber : accueil et partage de la littérature, en amitié avec les écrivains de notre temps.

« Avec ce mouvement d’enjambement de tous les
angles de tous les contours, le peintre donne le temps
d’infinir, d’exalter le regard, d’exhausser toute forme de la non-forme
donne le temps de ne pas finir, de ne pas mourir
de passer
dépasser
donne le temps de donner »
 

1985. Parution d’Arabesque, le premier roman de Mireille Calle-Gruber. Trois ans plus tôt, elle a publié son premier essai, écrit en italien, Nel labirinto del Nouveau Roman. Michel Butor, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon   . Puis, en 1989, paraît L’Effet-fiction, reprenant le sujet de sa thèse soutenue en 1987. Depuis alternent quatre autres romans : La Division de l’intérieur (1996), Midis. Scènes au bord de l’oubli (2000. En 1992, 1re édition sous le titre Midis   ), Tombeau d’Akhnaton (2006), Consolation (2010), quinze essais   , onze livres en coédition   et Migrations maghrébines comparées qui souligne la diversité de ses recherches.

Jeudi 20 et vendredi 21 juin 2013. Melina Balcazar Moreno, Sarah-Anaïs Crevier Goulet, Anaïs Frantz, Élodie Vignon, quatre anciennes étudiantes de Mireille Calle-Gruber, professeur des universités et écrivain, lui ont fait la surprise et le cadeau d’un colloque à la Sorbonne, réunissant autour d’elle, au moment où elle se retirait de l’enseignement, les professeurs, les étudiant(e)s qu’elle a formé(e)s, les créateurs, les artistes, ceux avec lesquels elle a noué, depuis de très nombreuses années, des liens d’amitié, de confiance et de complicité, qu’elle a lus et dont elle a commenté les œuvres.

Automne 2015. Parution de Mireille Calle-Gruber. L’amour du monde à l’abri du monde dans la littérature. Livre-hommage à Mireille Calle-Gruber, sans doute ; mais sans rien de convenu. Un chemin s’y découvre, au gré des témoignages d’amitié qui lui sont adressés et des études consacrées à ses romans et à ses essais. Il y est question de lecture, de lecture-écriture, d’écriture-lecture, et d’écoute.

 

S’il fallait choisir un seul des mots qui résonnent dans le volume, ce serait celui de générosité. Générosité du professeur ne comptant pas son temps pour ses étudiants ; générosité de la lectrice se mettant à l’écoute des livres. Générosité des écrivains qui, depuis des années, devenus ses amis, lui font confiance : Michel Butor, Assia Djebar, Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe, Pascal Quignard ou encore Claude Simon. Don et contre-don de la littérature quand elle est si intimement tissée de vie(s), quand elle est un partage, une écoute, une amitié. Trente-neuf contributeurs ont pris part à Mireille Calle-Gruber. L’amour du monde à l’abri du monde dans la littérature : écrivains, artistes, universitaires français et étrangers venus d’Algérie, d’Allemagne, de Belgique, du Canada, de Chine, des États-Unis, de Grande-Bretagne, d’Irlande, d’Islande, d’Israël, du Japon, du Mexique, des Pays-Bas, du Portugal, du Rwanda et de Turquie.

La majorité des textes est consacrée aux livres et au parcours de Mireille Calle-Gruber. L’introduction, claire, expose le projet de l’ouvrage et sa composition en six grandes parties :« Amitiés littéraires » ; « Lectures croisées » ; à la suite, un album de lavis   inédits de Colette Deblé ; « Poétiques de la lecture et de l’écriture » ; « Autour des fictions de Mireille Calle-Gruber » ; à la suite, une série de photos   retracent les liens d’amitié de Mireille-Calle-Gruber avec les écrivains, ses amis ; « Passer les frontières » ; « Hospitalités ».

 

À la bibliographie proposée à la fin de l’ouvrage, j’ajoute sa direction des Œuvres complètes   de Michel Butor (2006-2010) et sa codirection avec Antoinette Fouque et Béatrice Didier du Dictionnaire universel des créatrices   (2013) ; Improvisations sur Mireille Calle-Gruber   (2013) ; La Conférence de Heidelberg (1988). Heidegger. Portée philosophique et politique de sa pensée   (2014). Sa plus récente parution est « Ce qui ne meurt pas », Postface à la nouvelle inédite de Claude Simon Le Cheval parue aux Éditions du chemin de fer, en novembre 2015. À paraître, à l’automne 2016, Dictionnaire Pascal Quignard, sous sa direction et celle d’Anaïs Frantz, aux Éditions Hermann.

 

Quand l’amitié est une lecture

 

« Que donner aujourd’hui ne t’empêche pas, demain, de donner ! »   . Mireille Calle-Gruber a sans doute fait siens ces vers extraits des odes célèbres, Les Mo’allaquats, que Assia Djebar cite dans son roman Nulle part dans la maison de mon père. Sa collègue et amie, Béatrice Didier, qui l’a rencontrée à l’Institut français de Heidelberg, souligne la générosité de l’accueil fait par Mireille Calle-Gruber, aussi bien à ses étudiants, aux équipes de recherches qu’elle a organisées et animées, qu’à la création, dans la « distance généreuse » avec laquelle elle a accueilli l’œuvre de Derrida. Ses anciennes étudiantes en témoignent également. Ainsi, Keling Wei, qui, venant de Chine, a commencé à travailler avec Mireille Calle-Gruber au Canada (elle a poursuivi en France) et a découvert, grâce à elle, « la passion de la littérature […] enflammée et hautement intellectuelle » vivifiée par sa « générosité gracieuse », son amitié et son hospitalité, la liberté de son enseignement, ses lectures transversales sans censure. Avec, dans les séminaires, l’« énergie en partage » dit Souad Kherbi, étudier la littérature sous la direction de Mireille Calle-Gruber, a été, pour Elsa Polverel, « partir des résistances » ; pour Akiko Ueda, une écoute vraie des textes et de ses étudiant(e)s ; pour Anaïs Frantz, accepter de modifier les pratiques habituelles de la lecture. Refuser les codes, les habitudes prévalant, par exemple, dans l’étude des genres (grammaticaux, littéraires, biologiques), puisque « le travail de la langue constitue l’origine de toute pensée », la question nodale étant : « Comment ne pas nommer »   .

 

Selon le mot de Robert Cahen, la générosité est à entendre comme une « amitié d’esprit et de cœur ». Pour exemple : l’amitié qui, autour du lien, du ferment qu’est Pascal Quignard pour elles deux, unit Irène Fenoglio et Mireille Calle-Gruber et celle qui l’unit, autour des langues, à Vigdis Finnbogadottir lui adressant une lettre-hommage sur la diversité et la richesse des langues vivantes actuellement dans le monde, dont l’islandais.

Claire Nancy, faisant référence à la philia en Grèce, pense l’amitié comme la mise en œuvre d’un échange, d’une énergie, un 

« amour de la vie », « une pensée “qui porte le présentˮ », selon le mot des Bacchantes. L’amitié est alors la « vie toujours recommencée » dans l’exubérance du jaillir, grâce à laquelle, sans aucun doute, comme le rappelle Claire Nancy, la rencontre organisée par Mireille Calle-Gruber à Heidelberg – où elle enseignait alors, en 1988, entre Jacques Derrida, Hans-Georg Gadamer et Philippe Lacoue-Labarthe sur la question très polémique de l’engagement politique de Heidegger – douze ans après sa mort, a été un succès.

 

 

« Amitié philosophe », « amitié en philosophe », amitié qui est une « alchimie de pensée », pour Olivier Ammour-Mayeur, dressant le portrait de son amitié pour Mireille Calle-Gruber et de l’amitié qu’elle-même avait nouée avec Philippe Lacoue-Labarthe quand tous deux ont cheminé, longtemps, ensemble, sur des chemins de traverse, sans pour autant suivre exactement les mêmes, dans un compagnonnage « à la croisée des registres poétique et amical ». Amitié à entendre comme une « connivence professionnelle accrue » pour Yehuda Lancry. C’est cette amitié qui, dès Les Métamorphoses Butor (1991), conduira Mireille Calle-Gruber, « exploratrice dévoreuse d’espaces » de l’archipel Butor, à la direction des Œuvres complètes de l’écrivain, exerçant, dans ses douze textes d’introduction aux douze volumes, son « regard à l’acuité décuplée »

Amitié exemplaire encore qui l’a unie à Assia Djebar. Dressant un historique des travaux qu’elle a consacrés à l’académicienne, Wolfgang Asholt rappelle que Mireille Calle-Gruber s’est intéressée à la littérature maghrébine depuis le début des années 1990, alors qu’elle était en poste à Heidelberg et que les études universitaires, en France, négligeaient ce domaine de recherche. Dans cette même direction, Jane Hiddleston analyse la « lecture ouverte », avec effet de mise en abyme des procédures de lectures de Mireille Calle-Gruber lisant un texte d’Assia Djebar, en l’occurrence Nulle part dans la maison de mon père : où s’exprime la nécessité, pour Djebar, de conserver par rapport à ses lectures, selon le mot de Mireille Calle-Gruber, une « distance généreuse ». Il s’est agi pour elles deux, s’entre-lisant, d’« engagements intimes dans la poésie du texte », sans chercher à en lever les secrets. C’est également ainsi que Hervé Sanson perçoit l’amitié littéraire entre Assia Djebar et Mireille Calle-Gruber, se lisant l’une l’autre, s’adressant l’une à l’autre, se nourrissant l’une de l’autre, s’écoutant l’une l’autre, entrant dans l’espace de l’autre sans s’y perdre, dans une entente hors des chemins de la critique universitaire. Avec en partage, le don et le contre-don d’une langue qui ne cherche pas à en imposer, ni à l’autre ni à quiconque, ce dont fait trace la lettre inédite d’Assia Djebar datée du 15 décembre 2004, publiée dans Improvisations sur Mireille Calle-Gruber. Leur amitié semble répondre à la définition qu’en donne Pascal Quignard  : L’ami est le je plus je que je. Ce n’est pas un interlocuteur dans le dialogue. Ce n’est pas un destinataire dans le destin. C’est le seul “sans destinataireˮ qui soit ce “jeˮ qui prend la parole au fond de chacun d’entre nous »   .

 



Lecture et critique

 

« Faire de la lecture une nomade »   .

« Lire, c’est regarder en silence la langue écrite »   .

Dans l’introduction à son essai, Jacques Derrida. La distance généreuse, Mireille Calle-Gruber reprend, à son compte, l’expression de Derrida à propos d’Edmond Jabès la « distance généreuse […] alors même qu’il y a absentement, discontinuité, impossible. Une écoute insensée ; un passage à l’autre inconditionnel ». C’est cette distance généreuse sans familiarité, sans concession qu’analyse Myriam Watthée-Delmotte, pour qui Mireille Calle-Gruber lit les textes en empathie avec l’auteur et le livre tout en conservant une distance critique avec eux. « En état d’éveil » lisant le texte de l’autre, elle prend le risque d’y entrer, non simplement de l’observer de l’intérieur. De même que Derrida a accueilli d’autres intellectuels dans son œuvre, elle accueille l’« altérité en soi », à entendre comme la disponibilité d’approfondir sa propre pensée en entrant dans la langue de l’autre, en la vivant de l’intérieur, en en rendant le rythme dans le rythme propre à sa langue ; jouant, par exemple, à la suite de Derrida sur la polysémie des mots jusqu’à percevoir ce qui échappe. Ce qui permet à Mireille Calle-Gruber d’« approfondir au sein de l’école une recherche sans école »   .

C’est également à cette « distance généreuse » que se place Bruno Blanckeman, relisant le récit de Pascal Quignard, Tous les matins du monde, à la lumière du film éponyme d’Alain Corneau, qui, selon lui, ne parvient pas à rendre compte de la « capacité à héler les arts comme à héler les Muses » du livre, si bien que le film occulte la « leçon des ténèbres » du récit, les puissances de la mort.

 

L’accueil plein, que Mireille Calle-Gruber réserve aux livres de ses amis écrivains, est une ouverture, une quête hors des chemins balisés de la critique institutionnelle. Seza Yilancioglu, qui dresse l’historique des relations de Claude Simon et de Mireille Calle-Gruber et des travaux qu’elle a effectués sur son œuvre, en montre les effets. Sa parole plus libre du souci de « création stylistique » a, pour Seza Yilancioglu, « fondé un nouveau genre littéraire », celui de l’entretien, comme outil de clarification de textes à première vue difficiles d’accès pour les lecteurs. Pour exemple, Seza Yilancioglu analyse l’« inlassable réa(e)ncrage du vécu »   , entretien de Claude Simon avec Mireille Calle-Gruber. J’ajoute que, l’année suivante, en 1994, l’entretien que Mireille Calle-Gruber a avec Hélène Cixous la conduit à formuler la question, qui anticipe l’une de celles que pose le volume qui lui est consacré : quelle lecture est possible pour l’essayiste, pour le ou la critique ? « S’agit-il d’un parler de, feignant que s’objectivent les livres ? […] Ou bien s’agit-il d’un parler avec, entretenant une parole mimétique et identitaire et l’illusion que l’auteur de l’œuvre échange avec sa lectrice un regard de vis-à-vis ? […] Ou bien encore s’agit-il d’un parler sur, la plume courant par-dessus, recouvrant, pré-textant le texte Cixous pour en gloser les rêves, réécrire le cri ? »   .

La question fonde une « éthique de la critique »   . Un mode de critique singulier s’invente, fondé sur une lecture de résistance, à l’image des personnages de Tombeau d’Akhnaton : Akhnaton, le pharaon dissident ; et Georgine, catholique, qui épouse Léo, un juif, tels que les analyse Judith Sinanga-Ohlmann, qui porte un regard politique sur le roman. Écriture de résistance à la « mondialisation du savoir », à une forme de standardisation des recherches savantes. Écriture libre face aux nouvelles exigences de la globalisation, selon Mary Gallagher. L’écriture de Mireille Calle-Gruber, dans son rôle de relais, de passeur, et dans sa « fidélité sans faille “à l’écriture à l’œuvreˮ », est « pensée, survie, résistance », ce dont ses travaux sur les livres de Marguerite Duras, de Hélène Cixous et d’Assia Djebar, témoignent. Il s’agit là, pour Mary Gallagher, d’une « éthique de la lecture en tant que devoir de réponse ».

 

Pouvoirs de la littérature

 

La part du secret

« – mais comment savoir, comment savoir ? »   .

« Est-ce que nous saurons? »   .

« Comment savoir Comment voir Comment habiter le noir ? »   .

Danielle Cohen-Levinas ne sépare pas en son amie Mireille Calle-Gruber qui, depuis des années, « entend ce bruit de l’irreprésentable qui tenaille et qu’on appelle musique », l’écrivaine de la théoricienne, la lectrice de l’oratrice. Depuis le milieu des années 1980, Mireille Calle-Gruber publie régulièrement romans, essais, ouvrages critiques. Des uns aux autres, des questions se posent, des lignes se dessinent dans les écrits, sans rupture. S’y entend une même voix, plus présente, plus insistante cependant, dans ses cinq romans, qui, tous, posent la question de l’écriture romanesque, celle du « comment savoir ? », quand toute trace est filtrée par la mémoire et transmuée en inscription, quand écrire est une quête sans objet ou celle d’un objet qui sans cesse se dérobe.

 

La narratrice de Consolation, ou du moins « Elle » (non nommée, non identifiable mais bien réelle), ne sait ce qu’elle cherche, découvrant l’œuvre du peintre, décrivant, comme elle ferait sa biographie, ses tableaux, où la vie est inscrite en lettres de mort, anticipant l’anéantissement advenu à Auschwitz. En miroir, dans la ville (Prague), Ivan ne sait pas davantage ce qu’il cherche, traquant l’écriture comme lui-même est traqué, confiant cependant dans les pouvoirs de l’imaginaire : « Sur la page, je dépose la folie qui fait mon siège et gagne chaque jour un peu plus, rongeant ma mémoire, mon sang. Rien – filature, mot de passe, miradors aux confins et les chiens à l’affût des fuyards – ne saurait empêcher les pouvoirs d’évasion que procurent le rêve, la fiction, les livres livrant à dérive. Hallucinations »   . Est-il le narrateur de La Division de l’intérieur ? Ou bien est-ce Éva ? Ou Alexis Barrot ? Le lecteur ne peut décider lequel des trois est, in fine, le narrateur. Une seule certitude : tous trois sont des affabulateurs, semblables à tout romancier, soumis à ses fantasmes, à ses chimères et à ses rêves, qui prétend dire le vrai alors que « les avis sont partagés, les témoignages suspects, les témoins irrésolus, hésitants, les auditeurs perplexes, ou embarrassés, les hypothèses aussi diverses qu’incohérentes, les propos au bout du compte plus énigmatiques qu’invraisemblables »   . La parole du narrateur/écrivain, celle de Mireille Calle-Gruber, vise davantage à secréter le sens qu’à le dévoiler. Écrire dérobe la réalité à la vue : « Tout est crypte »   . Tout souvenir, toute trace sont incertains.

Pourtant, comme l’est celle des romans de Claude Simon, de Michel Butor ou encore de Pascal Quignard   , la matière des romans de Mireille Calle-Gruber est tissée d’archives, de manuscrits, de photos, de listes de noms sur les actes notariés, de noms de lieux, de descriptions à entendre comme : « ce qui se voit lorsque le regard se pose sur les choses »   . Tombeau d’Akhnaton reprend les cahiers du cinéaste Chadi Abdessalam et les archives d’Aurélie, dont des photos d’elle ou du jeune soldat jamais revenu de la guerre, des cartes postales   envoyées à sa famille. Consolation s’enrichit des « Photographies d’un album »   en 1938, 1939, en 1940 à l’armée. Et des tableaux de Nussbaum dont « Elle » fait des descriptions, qui opèrent par « reprise, intervalle, analogie élémentaire », par anaphore et par « regroupement local de variations sur le motif »   et qui trament le récit de la vie du peintre, comme l’analyse Sjef Houppermans, reprenant la notion d’ekphrasis. À moins que ce roman ne soit la narration d’un regard. D’un regard hanté par la mort.

De même, les lieux ont l’apparente véracité des archives. Essentiels, nodaux, nommés ou non (lieux que Mireille Calle-Gruber connaît, où, pour certains, elle a vécu), ils sont décrits ou esquissés, reconnaissables par le nom d’une place, d’une rue parfois : place Midan Talaat Harb au Caire (Arabesque) ; les Pyrénées-Orientales, à proximité de la frontière espagnole (Midis. Scènes au bord de l’oubli) ; le monastère de Strahov, Nerudova, Karlův most (le pont Charles), la Vlatva (la Moldau) à Prague et Paris ou Liré (La Division de l’intérieur) ; l’Égypte et le Sud-Ouest de la France (Tombeau d’Akhnaton). Lieu clos, le « musée-cénotaphe »   , le « musée mémorial »   , le musée dont on ne sort pas, est édifié dans « la Ville-Pont germanique jadis cité hanséatique »   (Consolation. Osnabrück   ) : Felix Nussbaum Haus). Autant de lieux, d’espaces où tout, dans l’écriture, peut être tenté, parce que : « Tout n’est ici qu’effet de mots, d’injonctions, de récits »   . Où l’écrivain importe peu : « Le meilleur, c’est la phrase »   .

 

Le temps de l’écriture

 

« Nous devrions avoir le sentiment que nous sommes tous des archéologues. Que nous sommes tous, et tout le temps, en train de reconstituer ce qui s’échappe perpétuellement »   .

« Nous tous, qui nous sommes rendus ici, tous ensemble, étant ici, nous n’avons pas la sensation d’être dans le temps présent. On touche des murs qui datent de 1257, de 1635, de 1885. […] Mon grand-père enseigna ici. Mon arrière-grand-père enseigna ici. On entre dans un temps que l’on n’a pas connu mais qui nous enveloppe encore, qui fructifie encore dans nos visages »   .

Relisant et reliant « Sur la fin des liaisons », l’ultime chapitre de La Haine de la musique et le passage de Villa Amalia dans lequel Ann Hidden écoute le chant de Purcell composé sur Ô Solitude, l’élégie de Katherine Philips, Midori Ogawa pense le pouvoir qu’a la littérature d’échapper au temps chronologique, lequel voue toute vie à la mort. « Nativité du Temps »   , écrit Katherine Philips à la fin de l’élégie. Cette « Nativité du Temps » est, pour Midori Ogawa, « la promesse d’une littérature […] qui cherche à inscrire le signe annonciateur d’un temps improbable dans une temporalité extatiquement prolongée et répétée ».

Impuissance humaine face au temps qui fuit : « Comment jouer au temps, comment feindre le temps ? »   . Les temps se confondent. Seul compte peut-être le temps du geste, de la couleur que dépose le peintre sur la toile, des mots tracés dans la fièvre par l’écrivain. Toute-puissance de la peinture. Nussbaum peint par anticipation la mort qui approche : « Il peint comme un mort vivant, peint comme un déjà mort les morts vivants d’une danse macabre généralisée »   . Toute-puissance de la littérature : « Le monde vivant-mourant tout ensemble. C’est ce que peut la littérature : écrire la mémoire de la mort – pressentie, sentie. Vécue-blessure. Brûlure. La littérature ne construit pas un monument mémoriel ; elle appelle les mourances et les revenances qui constituent l’archive et la font tomber en cendre dès qu’on y touche. Elle écrit à même la cendre »   . Plus radicalement encore, en écrivant un roman : « Il faut, comme un plongeur, plonger au cœur nucléaire de la métamorphose – car la métamorphose est beaucoup plus que la culture. Il faut s’approcher de la source, il faut tendre le bras, il faut plonger la main jusqu’où la culture puise – jusqu’à la nature. Et même jusqu’où la nature puise – jusqu’à la nature »   .

 

L’écrivain recueille, accueille, les traces du passé, de son passé, tisse ses souvenirs, recueille « un peu de lumière cendrée ». Mots et images. L’écriture hèle les morts. Ou saisit ce temps que nous mesurons, quantifions, mais qui nous échappe. Dans l’œuvre de Michel Butor, dit Jean Bessière : « Dans le temps, tout s’offre comme actuel, le réel même, qui, par cette actualité, n’est susceptible d’aucun enrichissement. » Le temps modèle nos perceptions et « autorise le processus par lequel la réalité se maintient ». C’est le propre de la littérature. Pour exemple, dans Consolation, au cours de l’année 1940, deux prisonniers. « Le peintre au nom d’arbre-dans-la-langue-allemande, juif »   (Nussbaum). « Il a quarante-deux ans en 1940, il se terre le jour, il s’évanouit la nuit il s’acharne à peindre le monde qu’il n’y a plus […]. Il est déporté une première fois au camp de Saint-Cyprien-France s’évade […] »   . Il sera « arrêté déporté gazé »   , exécuté d’une balle dans le cou à son arrivée à Auschwitz le 2 août 1944. L’écrivain (Simon) : « Il a vingt-sept ans en 1940, mobilisé il est fait prisonnier […] donné pour mort ressuscité d’entre les ombres […] s’évade […]. Mais comment rester sans une main à écrire comment ? »   . Comment ne pas désirer être dans le hors-temps des livres qui se répondent, en défi au temps. Dans Consolation, le récit se noue au Poème d’Attar   , à la voix mélancolique du Livre de l’ami et de l’aimé de Raymond Lulle   (XIIIe siècle). À la voix de Schönberg dans La Main heureuse :

« Devrais-tu toujours recommencer
ce que tu as si souvent fait ?
Ne peux-tu y renoncer ? N’y a-t-il plus de paix en toi ? »
  .

Et à la voix de Charles d’Orléans « Au puits profond de ma merencolie »   dont on entend les échos lointains dans le poème qu’a offert Michel Butor à Mireille Calle-Gruber, « Blues en blanc », long poème empreint de nostalgie qui dit le temps qui passe irrémédiablement, mais aussi la trace, le relais de génération en génération :

« Une année nouvelle
qui va tituber
comme la dernière
jusqu’à se traîner
dans les courbatures »
  .

Puis :

« Le ciel sarcophage
terre cénotaphe
le conciliabule
des insatisfaits
nous interrogeant »
  .

Images en miroir d’un temps arrêté ; portraits de femmes hors du temps à force d’y être immergées, dans les romans de Claude Simon et de Mireille Calle-Gruber. Sur une photo, Aurélie : « Elle a vingt-sept ans. Elle est sans âge. Elle est inaccessible. » « Profil perdu. Le port de tête droit, le visage clair, aucun signe, aucune adresse : ni émotion, ni complaisance, ni séduction »   . Dans le café sur la place du village, halte des cavaliers en route pour le combat, la servante : « Elle avait aussi cet air des choses qui résistent à toute destruction parce que déjà depuis longtemps détruite, cet air intemporel qui semblait conférer à tout ici comme une solennité angoissante, une gravité, la paisible majesté des mines. Comme si tout n’était que ruine, participait déjà, encore vivant, à cet univers où il n’est ni vie ni mort, seulement, seulement… »   .

                                                                          *

« Mais comment faire le passage dans le lit des phrases de la fabula ? Comment de la fable à la légende, du lire au délire ? »   .

« Ne faire que des phrases de nécessité »   .

Seule, peut-être, l’écriture dit le vrai, est la vie. Non quand elle est la recherche gratuite d’une forme, mais quand elle est « ni promenade ni errance, mais comme une forme qui marche. Une forme va par le monde qui va »   . Écriture en arabesque, selon Arnold Rothe. Car, dans Arabesque, la pensée va, vient, s’enroule, au gré d’une écriture qui, comme celle des romans de Claude Simon, dépayse et rompt les habitudes de lecture. Lire ce roman revient à déchiffrer l’indéchiffrable arabesque d’une cité sans nom, en se laissant prendre au jeu. En se laissant emporter dans le récit, à ses risques et périls. Il faut y croire. Puis revenir, interroger. Douter de ce qu’on vient de lire. Ne plus rien comprendre mais sentir, s’immerger dans le temps autre du récit, qui compte seul, peut-être. Autrement dit, c’est lire vraiment : « S’abîmer dans ce qu’on a sous les yeux sans souci du futur. Ce n’est même plus guetter à distance. C’est la rotation complète du “se tourner vers l’autreˮ […]. C’est assentir, avec un peu d’angoisse, totalement, au sentir autre »   . C’est vivre l’expérience du temps qu’est, pour Mirei Seki, l’écriture du Tombeau d’Akhnaton.

Ou encore se laisser conduire totalement par le romancier. Arnold Rothe analyse l’entrée du lecteur in medias res de Tombeau d’Akhnaton, dans lequel les jeux de mots se mêlent aux jeux sonores et qui, en deux fois cinq scansions, et en deux rêves : celui du cinéaste et celui de la narratrice, entrelace, un peu à la manière dont les périodes s’entrelacent dans L’Acacia, d’une part le récit d’Akhnaton « Tombeau d’Akhnaton », d’autre part « Le livre des aïeules », une « généalogie de femmes ordinaires » sur deux tempi différents : l’enchaînement des phrases pour dire le destin d’Aurélie ; la coupure, la saccade pour dire l’impossible recherche du cinéaste, comme fut impossible le rêve d’Akhnaton. De même, dans Midis. Scènes au bord de l’oubli, dont Sylvain Santi étudie la composition. Entre peur et résignation. Entre courage et abandon, c’est, à l’occasion d’un feu qui dévaste le paysage, le récit d’une rencontre ; d’une passion entre Éros et Miredo, celle-ci qualifiée de « magicienne, alchimiste, charbonnière, initiatrice » par Jonathan Degenève. Le lecteur, lui, avance dans sa lecture au gré des déploiements physiques, organiques, linguistiques et stylistiques du feu, qui se propage sur la colline écrasée de soleil et de lumière dans le vrombissement incessant des bombardiers du feu.

 

Lire. S’entre-lire. Écrire. Comme un défi au temps, à la mort, à « cette olympienne, froide, et indifférente progression de l’Histoire, ce lent glacier en marche depuis les temps immémoriaux, broyant, écrasant tout, avançant sans trêve entre les moraines rejetées de nos ossements »   . Dès lors, Mireille Calle-Gruber, lisant Le Cheval, invite le lecteur à penser l’écriture comme une survie. Écrire La Route des Flandres a été, écrit-elle, pour Claude Simon, le « rescapé des Flandres à jamais désemparé », vingt ans après la déroute de mai 1940, un « primordial signe de vie : une re-naissance dans l’harmonie de la composition et la respiration de la phrase »   . Signe tangible que la littérature est « ce qui ne meurt pas »