Un pan méconnu de la genèse de l'urbanisme : le rôle du progressisme chrétien sur son institutionnalisation dans les années d’après-guerre.

S’inscrivant dans « une archéologie des pratiques professionnelles en aménagement et urbanisme », cet ouvrage vise à mettre en lumière les liens qui existent entre l’action de militants d’origine chrétienne et l’institutionnalisation progressive de l’urbanisme lors des années d’après-guerre. À travers le parcours de Maurice Ducreux, il s’agit plus particulièrement de voir comment les « dispositions spécifiques à l’engagement ou à une éthique professionnelle », acquises dans certains mouvements d’action catholiques, « ont pris corps dans l’engagement militant et/ou professionnel sur et dans la ville ». Maurice Ducreux a en effet un parcours atypique : devenu prêtre en 1950, il intègre le Parti Communiste Français entre 1973 et 1977 et fut l’un des fondateurs et membres actifs du BERU (Bureau d’Études et de Réalisations Urbaines) avant de devenir directeur de recherche à l’Unité De Recherche Appliquée au sein de l’École Supérieure d’Architecture.

 

Dans un premier temps, l’auteur retrace le contexte des années 1940 et 50 dans lequel émergent de nouveaux mouvements à la croisée des mondes de la chrétienté et du militantisme de gauche. À un moment où le religieux semble décliner et les fidèles s’éloigner, le corps chrétien peine à susciter des adhésions et des militances. Il se cherche alors un nouveau terrain d’intervention. Pour la Mission de France, c’est dans le « milieu ouvrier et populaire » qu’il est nécessaire d’intervenir. Le scandale, « pour ces hommes dont [Maurice Ducreux] fait là encore incontestablement partie, c’est que ce monde des pauvres, qui fait l’objet d’un amour de prédilection du Christ, est un monde perdu pour l’Église ». Ducreux a ainsi pleinement soutenu le mouvement des prêtres ouvriers et encouragé l’église à se mêler des « affaires du monde ». C’est notamment dans ce mouvement vers les milieux populaires, souvent situés dans les espaces urbains, que le champ de la ville va progressivement être investi par certains militants de la gauche chrétienne. En s’engageant dans l’action et en s’alliant avec la sphère politique — en particulier avec le parti communiste — autour d’engagements humanistes, le progressisme chrétien se recompose alors radicalement.

 

Dans ce contexte d’interactions entre les sphères religieuses et politiques, de nouveaux domaines d’interventions se font jour, en particulier celui du mal-logement. Préoccupation majeure des ménages au sortir de la guerre, Maurice Ducreux y fut très sensible dès son arrivée à Ivry/Seine en 1946 puis à Alfortville quelques années plus tard. L’expérience du terrain constitue autant un besoin qu’un fondement de l’action de Ducreux qui fut progressivement détaché de certaines tâches sacerdotales pour créer un comité des mal-logés et œuvrer à une opération de relogement social. Partageant cette volonté d’améliorer les conditions de vie en ville, de nombreux militants chrétiens font preuve de pragmatisme et s’emparent des dispositifs existants, en inventent, et prennent une place importante au sein des réseaux de l’urbanisme en cours d’institutionnalisation. Ce militantisme chrétien, qui se développe à travers l’action sur la ville, mènera Ducreux à faire de nombreuses rencontres et, in fine, à la création du BERU sous l’égide de Max Stern en 1957. La mission de ce bureau d’études est de participer aux problèmes posés par l’aménagement et l’urbanisme, à travers des missions de conseil, d’études et d’assistance technique : une expertise acquise sur le tas par les membres du noyau dur, rapidement rejoints par des « spécialistes », qu’il s’agisse de sociologues issus des « équipes Chombart » (Maurice Imbert, Michel Marié et Louis Couvreur) ou de l’économiste Louis-Albert Guichard. Chrétiens dans leur majorité, les membres du BERU ont pourtant pleinement participé au développement d’une approche rationnelle de la ville. À travers une analyse minutieuse et détaillée des missions du BERU et des moyens mis en œuvre pour les mener à bien, l’auteure démontre l’importance qu’ils ont eue dans le mouvement de modernisation et de sécularisation de la société française : « les professionnels techniciens et militants d’origine chrétienne ont […] contribué à l’élaboration d’un corpus de techniques et d’outils d’investigation issu de la statistique, de la sociologie empirique, de la géographie humaine, mais aussi des méthodes d’enquête de l’éducation populaire qui vont leur permettre de bâtir une interprétation de la ville susceptible de remplacer, pour partie au moins, le discours moralisateur des premiers mouvements de réforme sociale du XIXème et du début du XXème siècles ». Cette analyse révèle en outre la complicité durable qui s’est instaurée dans les années 1960 entre chrétiens progressistes et communistes sur le marché des études et de l’assistance à maîtrise d’ouvrage, en particulier lors de la rénovation de la banlieue parisienne.

 

Les expériences et les missions réalisées dans le cadre du BERU, à Rouen, en région parisienne ou à Kinshasa firent ainsi de Maurice Ducreux un professionnel en urbanisme, un militant politique puis un chercheur en sciences sociales. Comme le révèlent les notes et les écrits personnels analysés par l’auteur, cette politisation croissante et cette implication dans la société constituent autant d’éléments qui accentuent chez lui, au cours des années 1970, une crise religieuse. À l’heure où d’importantes tensions secouent le catholicisme français, Ducreux est partisan du travail salarié et refuse « l’existence séparée de prêtre, consacrée uniquement à des activités sacerdotales, sans solidarités sociales ». Ce décalage nourrit ainsi chez lui  le sentiment d’une perte de sens de son propre statut. À cet égard, Maryvonne Prévot émet l’hypothèse forte que ce serait justement ce malaise existentiel qui l’aurait incité à adopter d’autres langages que celui du religieux, à trouver des « langages de substitution ». Ses activités de chercheur et de militant s’inscriraient alors pleinement dans cette perspective et expliqueraient son choix d’ invisibiliser son statut de prêtre et d’opter plutôt pour « l’enfouissement […], une sorte « d’anonymat absolu » dans les modalités de [son] engagement professionnel ».

 

Par l’abondance des sources utilisées et des témoignages recueillis, cet ouvrage constitue indéniablement un jalon important pour comprendre comment, dans le contexte intellectuel et social des décennies d’après-guerre, se sont articulés des enjeux sociétaux et militants dans la recomposition de la planification urbaine, alors en plein essor. Le destin de Maurice Ducreux, tiraillé entre les conservatismes de l’Église et son besoin d’agir sur le monde, constitue un fil directeur stimulant, permettant de mettre en lumière l’influence d’un groupe de chrétiens militants sur la production de la ville. Maryvonne Prévot rend ainsi un bel hommage à cette génération d’hommes parfois méconnus — celle des années 1920-30 — mais dont l’engagement social a pourtant eu une influence importante sur l’institutionnalisation tant de l’urbanisme que de la recherche urbaine. En éclairant sous un angle novateur les origines de la « fabrique de la Cité », cette perspective historique souligne en outre l’intérêt d’élargir cette archéologie des pratiques professionnelles pour comprendre les enjeux qui, aujourd’hui, se posent à la planification urbaine